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© Inconnu
La réalité, c'est quand on se cogne, disait Lacan. Il faut croire que nos dirigeants occidentaux sont particulièrement insensibles aux chocs, si l'on en juge par leur conscience de la réalité.

Elle est nulle. Impavides, inébranlables dans leurs certitudes, Obama et son entourage de néocons butés poursuivent les yeux fermés leur croisade d'hégémonie américaine, fondée sur l'élimination de toute velléité d'indépendance chez leurs vassaux. Bétonnés dans une effrayante absence d'identité, leurs satellites européens se fossilisent dans leur aval du libre échangisme et leur soumission à Washington. De l'aveugle du Bureau ovale à la tête de l'empire au demeuré de l'Elysée en queue du peloton, ils ne voient rien, n'entendent rien, ne reviennent sur rien.
Pour eux, la réalité n'existe pas.
Elle existe d'autant moins qu'ils l'ont remplacée par un monde artificiel, fabriqué de toutes pièces, où les États-Unis sont la nation dominante et indispensable, où le libéralisme est la seule économie possible, où le pouvoir des banques et le profit de la grande industrie sont la règle, et où une désinformation organisée est articulée autour de la prétendue mission divine de faire triompher le bien du mal et d'établir la démocratie. Cette bulle imaginaire s'est bardée d'un écran opaque. Derrière lequel un mélange de cyniques calculateurs, d'imbéciles et d'idéalistes naïfs prétend diriger un univers qu'il a inventé. Au moyen de prises de position chimériques et du conditionnement mensonger du public destiné à les faire avaler.

Illustrons ce constat

1) Quatre consultations populaires (élections ou référendums) se sont déroulées récemment, dans des pays agités et des contextes difficiles. En Egypte, le maréchal Abdel Fatah al Sissi a été solidement installé à la tête de l'Etat par 96,4 % des voix. En Syrie, Bashar al Assad a consolidé sa gouvernance en bénéficiant de 88 % des suffrages. En Ukraine de l'est, la Crimée s'est prononcée massivement pour le retour à la Russie, et des scrutins locaux ont donné forme à des mini-républiques de la "Novorussie" réclamant leur indépendance. En Ukraine de l'ouest, le chocolatier milliardaire Petr Poroshenko a été reconnu maître à Kiev par 57 % des électeurs.
Les médias occidentaux ont déchaîné leur partialité. Une seule élection a été considérée comme valable, celle du pion américain Poroshenko. Toutes les autres ont été décrites comme des "farces" ou des "mascarades". Sissi a été qualifié de "nouveau Moubarak" et Assad de "boucher de Damas". Poutine - le choix des Ukrainiens - de "nouvel Hitler". Les résultats ont été balayés dans l'inexistence. Pourtant, qu'est-ce qui permet de dire qu'élire Poroshenko à l'instigation de la CIA est plus démocratique qu'elire Sissi soutenu par les généraux égyptiens ? Ou qu'élire Assad en passe de remporter son combat contre l'étranger avec l'appui de la majorité de son peuple est moins démocratique que légitimer la guerre civile de Poroshenko contre une partie du sien ? Et quelle est la différence de nature entre le référendum d'autonomie de la Crimée et la déclaration d'indépendance en 1776 de la colonie britannique des États-Unis ? Ce tri dans les opinions exprimées ne correspond à aucune réalité. Il n'est que le reflet des ordres de la bulle. Pour nos médias, mettre un bulletin dans une urne est un geste différent selon que l'acte convient ou non à Washington.

2) Ce "remplacement de réalité" - c'est-à-dire la narration d'événements différente de l'observation des faits véritables - n'est peut-être nulle part aussi frappant qu'à l'occasion du cas ukrainien. Tout y est filtré par la russophobie. Une russophobie passionnée, infantile, irrationnelle. A l'image de l'ex-première dame de France Valérie Trierweiler se déclarant sur Twitter "heureuse de ne pas avoir à saisir la main de Poutine". (1) Ou du Nouvel Observateur qui consacre trois pages de son numéro du 29 mai-4 juin à un prétendu soutien par Poutine de tous les partis d'extrême-droite d'Europe, sous le titre "Le grand frère des fachos". Selon cette réalité inventée, Poutine a agressé la Georgie (alors qu'il a été attaqué par Saakashvili), a envahi la Crimée (qui appartenait déjà à la Russie), a l'intention d'annexer l'Ukraine (dont il ne veut en aucun cas se charger), projette d'envahir la Pologne, la Moldavie ou les Pays Baltes (qu'il n'a jamais menacés mais qu'une l'OTAN renforcée doit "protéger" contre sa rapacité). Bref, un récital d'absurdités.
Le danger de cette déformation est qu'elle permet à Obama de pérorer comme il l'a fait le 28 mai dernier devant les cadets de l'Académie militaire de West Point. "Les États-Unis se serviront de la force militaire, unilatéralement si nécessaire, quand nos intérêts fondamentaux l'exigent ; quand notre peuple est menacé ; quand nos vies sont en jeu ; quand la sécurité de nos alliés est en danger". Cela sert de prétexte, sauf que, comme le remarque Srdja Trifkovic, dans Chronicles du 4 juin, que rien de tout cela ne s'appliquait en Bosnie, au Kosovo, en Afghanistan, en Irak ou en Libye. Et que rien de tout cela ne peut être imputé aujourd'hui à Poutine, de quelque manière que ce soit.
Peu importe, "l'agression expansionniste" russe est comparée, par la machine de propagande US, à celle d'Hitler s'emparant de la Tchécoslovaquie et de la Pologne. Et Diana Johnstone note très justement que cette fausse réalité justifie la mainmise américaine sur l'Europe par une prétendue mise à l'abri de l'ouest du continent derrière un nouveau Rideau de fer.

3) Le délire de la "fausse réalité" en Ukraine ne fait que prolonger une aberration qui remonte loin. Depuis des décennies, toutes les interventions occidentales ont été fondées sur des mythes. Celui de Milosevic et de sa Grande Serbie, celui des armes de destruction massive de Saddam Hussein, celui des projets sanguinaires de Kadhafi, celui de la "libération" de l'Afghanistan, celui de la dictature insupportable de Bashar al Assad, celui des intentions impériales de Poutine. Tout cela n'a été et n'est que fantasmagorie, voulue par certains, prise pour argent comptant par les autres. Le résultat se voit aujourd'hui. La Yougoslavie démantelée en mini-Etats à la dérive (dont deux musulmans au cœur de l'Europe). L'Afghanistan à la veille de revenir aux Talibans. La Libye en plein chaos. L'Ukraine pratiquement en guerre civile. La Syrie luttant difficilement pour son intégrité. Et surtout la déflagration en Irak. Comme le dit le ministre russe des Affaires étrangères, Segueï Lavrov, cité par le Figaro du 13 juin, cette déflagration est "l'illustration de l'échec total de l'aventure qu'ont engagée avant tout les États-Unis et la Grande Bretagne, et dont ils ont définitivement perdu le contrôle".
Un fouillis incontrôlable en effet - pourtant facilement prévisible avec le minimum de lucidité qui a fait défaut à nos dirigeants - qui désarçonne nos fulgurants stratèges. Les voilà confrontés à la désintégration de l'État de Nouri al Maliki qu'ils alimentent en milliards depuis des années, à l'explosion de la guerre entre sunnites et chiites, au renforcement des Kurdes opposés à l'allié turc de l'OTAN, à la nécessité de combattre aux côtés de leur ennemi iranien les intégristes qui ont profité de l'aide apportée aux adversaires d'Assad. Autrement dit, Washington doit faire ami-ami avec son cauchemar de Téhéran contre les assaillants de Bagdad qu'il a armés en soutenant la rébellion contre Damas qui bataillait pour en venir à bout (2). Vous n'avez pas compris ? Demandez des explications à Obama.

4) Il est évident que les illusions (ou les calculs) de l'Occident ont des conséquences. L'acharnement mis par Washington à affaiblir la Russie - en la ceinturant de bases militaires et en lui arrachant l'Ukraine - en a une, redoutable. Elle a poussé Moscou vers l'est.
Les deux principaux jalons de cette orientation ont été la visite de Poutine à Shanghaï les 20-21 mai et le Forum économique international (la réponse russe à Davos) réuni à Saint-Petersbourg à partir du 24 mai. Toujours dans l'optique russophobe, la première à fait l'objet de comptes rendus incomplets dans les médias et le second a été plus ou moins passé sous silence.
La presse a en effet parlé (après voir nié puis reconnu sa signature) de l'accord de 30 ans passé entre Poutine et Xi Jinping, d'un montant de 400 milliards de $, sur la livraison de gaz à la Chine et la construction d'un nouveau pipe-line. Mais la nouvelle entente recèle des développements beaucoup plus vastes, qu'on s'est gardé de souligner. Compte tenu de la complémentarité des deux pays - la Russie a un excès de richesses naturelles et un manque de main d'œuvre alors qu'en Chine, c'est le contraire ; la Russie est forte en technologies militaires, aéronautique et software informatique, alors que la Chine excelle et hardware électronique et en production de masse de biens de consommation - les deux présidents ont envisagé une collaboration considérablement élargie. Selon le vice-président chinois Li Yuanchao, " nous projetons de combiner le programme de développement de l'extrême-orient russe avec la stratégie de développement du nord-est de la Chine dans un concept intégré." (3)
Cela va de l'achèvement du réseau ferroviaire Chongking-Xinjiang-Europe, rajeunissant la fameuse Route de la soie et promis à devenir la plus importante liaison commerciale du monde, et d'importants investissements chinois en Crimée, à la création d"une union militaire et politique pouvant rivaliser avec l'OTAN. L'objectif est clairement défini dans la "Déclaration conjointe de la Fédération Russe et de la République Populaire de Chine sur une nouvelle étape de partenariat entier et de relations stratégiques." De plus, il est spécifié que cette association est ouverte à d'autres membres bienvenus, comme l'Inde (4) et l'Iran.
Comme on le voit, ces dispositions, détaillées et confirmées trois jours plus tard au forum de Saint-Petersbourg, ouvrent de larges perspectives en marge et affranchies de la domination américaine.

5) Il y a plus. Les ineptes sanctions économiques infligées à la Russie à la suite de la récupération de la Crimée ont obligé Moscou à réagir en vendant des titres de Gazprom en yuans chinois au lieu de les négocier sur le marché du dollar. La décision marque l'intention de la Russie, de la Chine, de l'Iran et d'autres pays d'abandonner progressivement le dollar (socle du pouvoir US depuis Bretton Woods en 1944) comme monnaie de réserve. Une intention qui s'est déjà matérialisée. Un récent rapport du Fonds monétaire international (FMI) révèle que déjà 23 pays déclarent des réserves officielles en yuans, sans compter 12 autres qui ont investi en yuans sans le déclarer officiellement. Certes le dollar demeure la plus importante monnaie de réserve pour le moment. Mais alors qu'en 2000, 55 % des réserves mondiales étaient en dollars, la proportion n'est plus que de 33 %. Et elle continue à diminuer. Le yuan n'est pas encore convertible. Mais au cours des années récentes, la Banque centrale de Chine a acheté de grandes quantités d'or pour en préparer la convertibilité. Et des géants économiques russes comme Gazprom ou Norilsk Nickel, se tournant vers le marché asiatique, vont en accélérer la disponibilité.
Est-ce la mort du dollar ? Sans doute pas tout de suite, car Washington riposte par les Partenariats transpacifique (Trans-Pacific Partnership, TPP) et transatlantique avec l'UE. Mais une immense zone où les transactions se feront en roubles, en renminbi ou en or se dessine. Une zone qui était déjà en 1997 la hantise de Brzezinski. "La façon dont l'Amérique gèrera l'Eurasie est critique, écrit-il dans son Grand échiquier. La puissance qui dominera l'Eurasie contrôlera deux des trois régions les plus avancées et économiquement productives. Un simple coup d'œil à la carte montre que le contrôle de l'Eurasie entraînerait presque automatiquement la subordination de l'Afrique, marginalisant ainsi l'hémisphère occidental et l'Australie. Environ 75 % de la population mondiale vit en Eurasie, et on y trouve la plus grande partie de la richesse physique du monde, à la fois dans ses entreprises et dans son sous-sol. L'Eurasie détient environ trois quarts des ressources énergétiques connues de la planète." (5)
Ça c'est une réalité à laquelle nos dirigeants feraient bien de se cogner.

6) Dernier regard sur la manipulation occidentale des faits : l'anniversaire du débarquement allié, le 6 juin 1944. Nos prestigieuses feuilles de chou, que Paul Craig Roberts appelle les "presstituées", ont rivalisé dans une assourdissante glorification de l'armée anglo-saxonne, baptisée "la plus grande force de libération que le monde ait jamais connu". Certes l'hommage aux héroïques soldats qui se sont lancés à l'assaut des falaises de Normandie était amplement mérité et la réussite de l'opération a été un tournant de la guerre en Europe. Mais en faire la victoire décisive sur le nazisme est une grossière falsification.
En juin 1941, la plus énorme force d'invasion qu'ait connue la planète a pénétré en Russie sur un front de plus de 1.500 km. 3 millions d'hommes des troupes d'élite allemandes, 7.000 unités d'artillerie, 19 panzerdivisions avec 3.000 chars et 2.500 avions ont pilonné le pays pendant 14 mois. La bataille de Stalingrad a duré du 23 août 1942 au 2 février 1943, et a abouti à la reddition de la 6e armée allemande et à la capture de 22 généraux.
C'était le prélude à la fin d'Hitler. La victoire a coûté à la Russie 27 millions de morts dont 12 millions de militaires et 15 millions de civils. Les Américains et les Anglais sont intervenus après l'affaiblissement de la Wehrmacht. Qu'on s'en réjouisse ou qu'on le déplore, lors du débarquement du 6 juin, l'Armée Rouge avait déjà gagné la guerre. Devant les fastes de la commémoration de 2014, visiblement conçue pour la promotion des États-Unis et de son traité transatlantique, il ne faut pas oublier que de Gaulle a par quatre fois - pour les cinquième, dixième, quinzième et vingtième anniversaires du fameux débarquement - catégoriquement refusé de participer à une célébration qu'il considérait comme humiliante pour la France. Sa fierté ne supportait pas que son pays n'ait pas été associé à l'offensive d'Eisenhower et que les anglo-saxons aient projeté de transformer la France libérée en colonie par l'AMGOT. (6) Un exemple d'indépendance que n'est pas près de suivre l'ectoplasme de l'Élysée.
Sa servilité est même affichée par Fabius avec un zèle qui déborde parfois les hésitations d'Obama. Mais on reste fidèle à l'imagerie occidentale. Avec des résultats incohérents. Les médias ne cessent de s'inquiéter du retour dans leurs pays de jihadistes formés au fanatisme au sein de la rébellion syrienne, mais ils continuent à idéaliser l'opposition à Damas et à diaboliser l'Iran, les seuls bastions antiterroristes restant dans la région. Ils prétendent vouloir défendre la démocratie en Ukraine et, après avoir expulsé par un putsch le chef de gouvernement démocratiquement élu, ils appuient le remplacement de son équipe par une bande de néonazis. Ils s'indignent de voir les militaires égyptiens réprimer les Frères musulmans qui sont un vivier d'islamistes militants, au lieu de les remercier de nous en débarrasser. Ils couvrent d'un épais rideau de silence la complicité intéressée en affaires avec les monarchies du Golfe qui sont les commanditaires des attentats. Et ainsi de suite. Une logique parallèle, complètement déréalisée.

Voilà un rapide tableau du monde artificiel fabriqué par l'Occident et de ses mensonges médiatiques. Chapeauté par la "communauté internationale" qui justifie tout. Mais qu'est ce qu'elle est, cette "communauté internationale" ? Tout simplement le G 7. Sept pays (sur les 193 membres de l'ONU) - États-Unis, Canada, Grande-Bretagne, Allemagne, France, Italie et Japon - qui s'arrogent le droit à l'autorité universelle. Vivant dans la bulle étanche d'une irréalité qu'ils ont secrétée au profit de leur premier de cordée américain.
Qu'ils prennent garde. La vraie réalité risque de crever leur bulle brutalement.

Notes :

(1) Nous, nous sommes heureux de ne pas l'avoir comme première dame !

(2) Pour ajouter à la confusion, le fondamentaliste État islamique en Irak et au Levant (EIIL ou ISIS en anglais), qui mène l'offensive contre Bagdad, a recruté des chefs militaires du parti Baas de Saddam Hussein, et des personnalités de son entourage comme l'ex-vice-président laïque Izzat al Douri qui était un de leurs plus virulents ennemis. Les extrêmes s'unissent contre l'occupant américain et sa marionnette locale.

(3) Cité par Pepe Escobar, Asia Tribune, The Roving Eye, 29 mai 2014.

(4) Le nouveau chef d'État indien, Narendra Modi, a même des raisons personnelles de se détourner des États-Unis. Lors d'une vague de violences anti-musulmanes en 2002 dans l'État de Gujarat dont il était gouverneur, à la suite d'un attentat islamiste contre un train de pèlerins qui avait fait 53 morts, Washington, toujours perspicace, a saisi le prétexte d'une répression jugée excessive pour lui refuser en 2005 son visa pour les États-Unis.

(5) Cité par William Engdahl, "Dollar Dying ; Multipolar World in the Offing", 18 avril 2014.

(6) AMGOT : Allied Military Government of Occupied Territories (Gouvernement militaire allié des territoires occupés). Roosevelt et Churchill, qui détestaient le nationalisme gaullien, avaient imaginé de transformer la France en une véritable dépendance et avaient même imprimé sa nouvelle monnaie.