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Les sciences sociales semblent progresser par la confection progressive d'un vocabulaire spécifique, que l'on enseigne en université et que l'on imagine être capable de justifier en chaque cas. L'entreprise est pourtant hasardeuse, car la plupart des concepts proposés à l'admiration des foules ne correspondent à aucun fait scientifiquement démontrable.

Le marché en tant que régulateur de l'économie par exemple. Le marché dans cette acception est parfaitement imaginaire. Il n'existe tout simplement pas. On ne rencontre nulle part aucune institution s'appelant marché, reconnue internationalement, dont on connaîtrait les dirigeants et les moyens de financement. Ce sont des mots, dépourvus et de racines et de significations concrètes. Ce concept est un fourre-tout où l'on mélange les comportements individuels par rapport à l'argent, qui sont de toutes sortes et répondent à des facteurs historiques, culturels et religieux aussi bien qu'économiques, et les comportements institutionnels, bancaires, industriels, étatiques, pluri-étatiques.

On a depuis longtemps lié l'apparition de l'homo economicus, détenteur d'un capital et qui fait si peur y compris aux Etats, à l'expansion du protestantisme évangélique, dit à l'époque anti-conformiste, c'est-à-dire anti High Church anglicane, essentiellement baptiste aujourd'hui, en particulier celui de la Bible Belt aux Etats Unis, mais qui est aussi le croissant de la misère, misère noire des anciens esclaves, misère blanche née du déclassement des anciens petits propriétaires d'esclaves.

La misère noire nourrit l'immigration vers le nord. La misère blanche nourrit un messianisme inversé, celui du Ku Klux Klan : retrouver la fierté et la prospérité blanches en reconstituant l'esclavage sans le nommer à force de sang noir versé.

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Le capital bancaire qui vivait des grandes plantations a immigré également vers le nord pour financer l'expansion industrielle, la ruée vers l'ouest, le massacre des Indiens et l'appel à l'immigration de coolis chinois (en réalité, à ce moment là, l'immigration politique des cadres Hakka de la révolte Taï-Ping, cadres lettrés qui posaient pour des paysans pauvres pour échapper à une répression militaire internationale commandée par un général écossais, Gordon, celui qui sera tué par un messianisme noir au Soudan anglo-égyptien).

Ces hommes issu d'un messianisme chinois fourniront la main d'œuvre corvéable à merci d'une multitude de messianismes blancs rivaux partis vers l'ouest et installés en Californie. L'argent n'était pas le moteur essentiel de tous ces mouvements, exceptés du point de vue des recruteurs de main-d'œuvre qui remplissaient à l'ouest les cales de navires d'immigrants chinois, tandis que les armateurs écossais à l'est en faisaient autant avec les pauvres de tout le continent européen mis en branle par une maladie de la pomme de terre (Irlandais, Allemands des dunes de la Baltique, Polonais, Bielo-russes), ou par les pogromes anti-juifs en Ukraine.

Ces cadres chinois clandestins sont à l'origine de l'expansion d'un autre capital, imprévu, chinois cette fois, construit sou par sou par les immigrés en Californie, puis ailleurs, jusqu'à accéder au contrôle financier de deux des banques les plus importantes des États-Unis, la Wells Fargo Bank en Californie et la Bankamerica, où la majorité du capital est chinoise (de la diaspora), mais de manière cachée (se mettre en avant ne serait pas bon pour le commerce), la seconde étant classée « too big to fail » et bénéficiant de la sollicitude moderne du gouvernement américain.

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Dans cette double série d'événements, apparemment successions de faits économiques, les facteurs sociaux, culturels et historiques ont dominé presque entièrement celui d'un capital régulateur de l'économie de la nation. Le capital spéculatif, sinon parfois imaginaire, des robber barons (barons bandits) des chemins de fer a entraîné toute une nation vers l'ouest, puis vers la conquête des îles Hawaii, puis celle des îles Philippines, et enfin à intervenir militairement pour l'ouverture des ports japonais au commerce américain, et enfin plus tard dans une succession d'échecs sur le continent chinois. Tous les péchés du monde ont joué dans cette succession d'affaires si souvent criminelles, mais de régulation honnête et au profit de tous, par contre des morts par centaines de milliers, oui.

Le fait que, plus récemment, l'armée sud-vietnamienne, puis l'armée irakienne, toutes deux financées, soutenues et armées par les États-Unis, aient pourri par la tête et se soient désintégrées, ce qui a coûté à chaque fois des milliards de dollars, pour rien, n'a bien sûr aucun lien avec un capital régulateur, mais bien plutôt à des analyses non économiques et politiques fautives, la stupidité des gouvernants et cadres de haut vol américains étant dépourvus de culture historique. Le sort de plusieurs nations a été, ou est encore, suspendu à de telles évolutions, dont la théorie économique ne traite jamais.

La construction du pays le plus puissant du monde n'a ainsi rien à voir avec la théorie économique, qui est là pour cacher la réalité et prétendre gérer accessoirement le présent. La mathématisation de la théorie économique y pourvoit aisément, d'autant que l'on mathématise des faits financiers accessoires, permettant des spéculations sophistiquées, lesquelles ne prouvent en rien l'existence d'un capital régulateur de cette économie.

Volonté et théories économiques

Mon arrière grand-père maternel Ruffer est venu de Silésie à pied pour être groom et ouvrir les portes très lourdes dans une banque suisse à Genève. Il a fini directeur de la Banque, puis est venu s'installer à Lyon où il a fondé ce qui est devenu le Crédit Commercial de France. Il était luthérien au départ, puis est devenu calviniste à Genève et à Lyon, puis est parti en Angleterre où il était Church of England. Dans cette série individuelle d'événements, la volonté et la qualité intellectuelle d'un homme ont joué un rôle plus important que les capitaux qui entraient et sortaient des banques concernées. Les opportunités historiques aussi et la tendance des bourgeoisies locales continentales à sommeiller et avoir besoin de sang neuf au dix neuvième siècle.

Qu'il s'agisse d'individus, d'institutions ou de nations, la théorie économique est un cataplasme sur la misère, misère intellectuelle surtout. Les politiques sont en fin de compte réduits à écouter le bon sens, lequel varie selon des facteurs culturels ou historiques et peut ne pas constituer une meilleure inspiration. On en arrive à la bêtise crasse que constituent les sanctions économiques que l'on prétend infliger à la Russie et à l'Iran, sanctions qui se retournent contre nous, et contre l'Allemagne en particulier, et qui obligent à une réorientation des économies concernées en dehors de toutes les règles reçues ; réorientation qui se fera aux dépens des économies occidentales.

Le capital qui se met à refuser une part de ses clients, qu'est-ce, sinon de la stupidité ? La moralisation hypocrite de ceux qui ne respectent jamais les règles qu'ils prétendent imposer cache des calculs spéculatifs souvent faciles à découvrir. A la fin de la dernière guerre, les forces américaines un peu partout ont reçu l'ordre de détruire leurs surplus de camions, de jeeps, de tracteurs, de pièces détachées, de manière à préserver les marchés d'exportation américains. La destruction à échelle industrielle d'un matériel qui aurait pu aider à la reconstruction de l'Europe ?

Mais les colons calédoniens qui ont hérité d'une petite part de ce matériel se sont aperçus que sa gourmandise en fuel ou en essence le rendait économiquement inutilisable. Les planteurs néo-hébridais ont conclu que nettoyer les plantations sous cocotiers coûtait moins cher en y mettant du bétail qu'en ayant recours au gros matériel américain. Ils avaient cru à une révolution technologique qui se révélait illusoire. Il était moins cher de louer les services d'un opérateur équipé de camions post 1945 que de posséder et d'exploiter un camion militaire américain gratuit. L'avoir acheté s'est révélé une folie.

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Depuis la Libération, le nombre d'opérations de développement en milieu tropical qui se sont révélées catastrophiques n'a jamais cessé. Aucun capital n'a régulé quoi que ce soit. Le barrage français sur le Niger est un très beau barrage, mais j'ai découvert là-bas que l'eau n'est jamais parvenue dans les « casiers » d'irrigation, les canaux intermédiaires étant trop larges pour qu'on puisse les recouvrir de plaques de ciment pour éviter l'évaporation. Au bout du canal, il n'y avait plus d'eau, donc pas le développement prévu des paysans maliens. Nos ingénieurs n'avaient pas regardé comment procédaient les irrigations traditionnelles, où l'eau passant sur des surfaces agriculturellement inutiles entrait dans un circuit souterrain long construit à partir de poteries toutes les mêmes s'emboîtant les unes dans les autres.

Il existe des centaines de cas similaires, dont l'opération « cacahuète » en Afrique orientale anglaise, qui a consisté à détruire des dizaines de milliers d'hectares de terre en ayant recours à du gros matériel qui a enfouie la couche utile et du coup l'a rendue infertile. La fragilité des sols tropicaux n'était pas connue des ingénieurs et décideurs anglais.

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Par contre, l'expansion tranquille des plantations de papayers pour fournir la gomme comestible de la pâte à mâcher a eu, sans bruit, de meilleurs résultats fondés sur un artisanat agricole africain. Le capital gaspillé (les machines, le sol, les terres africaines) dans le premier exemple, peu ou pas de capital dans le second reposant sur la petite propriété et l'habileté manuelle africaines.

De même que depuis un demi siècle toutes les analyse économiques de la situation chinoise se sont révélées fausses et continuent à l'être, semaine après semaine, parce que les analystes occidentaux n'ont jamais en mains les éléments du dossier, et en particulier le rôle de la diaspora chinoise dans le financement du développement industriel du continent, rôle essentiel dont on ne parle jamais, alors que par exemple, il est à l'origine de la décision d'intervenir militairement à Tien An Men, les réseaux financiers chinois souterrains de la diaspora, qui ont financé les fameuses zones spéciales, ne voulant pas d'un danger politique pour leurs investissements. Que les Chinois aient tiré les leçons des échecs de l'Union Soviétique, en particulier en développant à marches forcées les moyens de communication, négligées par l'URSS pour des raisons de stratégies militaires simplistes, n'est jamais pris en compte. 

Et personne ne veut d'un Hong Kong démocratiquement imprévisible. En Russie, la réforme démocratique a donné Eltsine, c'est-à-dire une catastrophe et l'appauvrissement brutal d'une nation qui n'était plus gérée. Les capitaux chinois et internationaux à Hong Kong ne veulent pas d'un tel risque. La presse occidentale qui a soutenu dans les deux cas l'aventurisme étudiant inévitable, comme en 1967 aux États-Unis et en 1968 chez nous, s'est enthousiasmée pour une bulle spéculative intellectuelle sans lendemains possibles. J'ai vu passer à Paris les jeunes cadres de la perestroïka. Ils étaient d'une naïveté politique incroyable et n'ont de ce fait pas su dominer les événements. Pas plus que les clowns politiques de la gauche intellectuelle qui ont cru en 1968 faire leur beurre des événements, les étudiants sont partis en vacances et les masses ouvrières ont préféré suivre la CGT.

Dans tout cela, l'action soi-disant équilibrée d'un capital bon gestionnaire n'aboutit jamais à autre chose qu'à des bulles spéculatives dangereuses pour tous. L'intervention pour le pallier est contraire à la théorie économique de la gestion heureuse par le marché. Mais cela, on oublie de le dire. On préfère nous gaver de mots dépourvus de contenu et sinon d'en inventer d'autres.