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Derrière les traités CETA et TAFTA, il y a "les lobbies". Bien peu ignorent leur existence, non plus que l'effet délétère qu'ils ont sur la société dans laquelle nous vivons, mais faute d'avoir une existence officielle dans le processus décisionnel ils offrent peu de prise a l'action citoyenne. Cette dernière s'oriente plus volontiers contre les structures et les responsables politiques dépositaires légaux de l'autorité publique, dont la principale préoccupation semble être de rassurer et d'apaiser les "marchés", Deus ex machina (dieu issu de la machine) au Panthéon de la religion néolibérale...

La présente analyse n'a pas pour but de développer un argumentaire anti-lobbying - un de plus - mais tout simplement de décrire la réalité d'un lobbying organisé et structuré auquel participent des dizaines d'entreprises multinationales, au delà de leur concurrence et dans un but politique commun. L'analyse conduit assez naturellement à conclure que pour désarmer les lobbies, il faut enfoncer la barrière des pouvoirs politiques qui les protègent et attaquer directement leur organisation.

L'énergie noire qui propulse CETA et TAFTA

Certains astrophysiciens nous expliquent qu'il existe près de 70% de l'énergie totale circulant dans l'univers qui est de l'énergie noire, inaccessible à la détection de nos pauvres moyens d'observation, une présence qui expliquerait la fuite des galaxies. Pour certains autres le phénomène serait d'origine divine, ce qui après tout ne serait pas totalement contradictoire avec la première hypothèse.

On serait tenté de tenir un raisonnement similaire à propos de l'éclatement de nos sociétés interconnectées dont les citoyens se sentent pourtant éjectés de plus en plus loin des centres de décision. L'analogie s'arrête là : si les mystères de l'univers offrent encore un champ de recherche pour des générations aux astrophysiciens comme aux théologiens, les forces sombres qui explosent la démocratie n'ont rien de surnaturel.

Les lobbies sont des réalités concrètes : on peut les voir et les toucher, tandis qu'ils nous entraînent avec eux dans la destruction de la société et bientôt de la biosphère. Il y a les lobbies d'entreprises, ces "corporate lobbies" dont l'association "les amis de la terre" (ADLT) dénonce chaque année les plus malfaisants à travers le "prix Pinocchio" tandis qu'ATTAC, BIZI et encore ADLT mènent une « campagne anti-requins » depuis plusieurs années.

Ce Corporate Lobbying n'est sans doute pas le plus dangereux : chaque entreprise, ou corporation , poursuivant des objectifs qui lui sont propres et quel que soit son pouvoir de nuisance n'influence pas directement l'ensemble des politiques mondiales : il arrive même que la concurrence directe les amène à défendre devant les autorités publiques des demandes contradictoires.

Il en va autrement lorsque ces entreprises décident de s'entendre pour intervenir directement dans le champ politique.

Ce n'est pas une pratique récente : Il y a plus d'un siècle déjà, en 1912, sur la proposition du Président William Howard Taft, 750 entreprises nord américaines créaient une association pour lutter contre l'influence grandissante du syndicat AFL. Aujourd'hui, AmCham , car c'est elle, regroupe plus de 3 millions d'entreprises US et œuvre activement pour la libéralisation des échanges dans le monde. Elle a créé des extensions dans toutes les régions du monde ou des intérêts US sont représentés : le 2 juillet 2014, AmCham Europe rencontrait les négociateurs de la DG trade, une rencontre ou il était question de TTIP (TAFTA) et de perturbateurs endocriniens. Suite à cette rencontre, la commission européenne décidait de retarder à 2016, voire 2017, c'est à dire après la signature éventuelle de TTIP la définition d'un cadre réglementaire définissant l'usage et la commercialisation des perturbateurs endocriniens (pesticides, phtalates, métaux lourds, etc. ..) à l'origine de tant de dérèglements hormonaux.

La création de structures lobbyistes à buts politiques, s'est depuis généralisé, le plus souvent avec le concours ou à la demande de responsables publics : en 1983, à l'initiative du baron belge Etienne Davignon, vice-président de la commission européenne (qui est aussi membre de la commission trilatérale et du groupe Bilderberg) fut créé l'Européan Round Table (ERT) lobby collectif des multinationales européennes. Depuis plus de 30 ans elle guide la commission européenne dans l'élaboration de ses stratégies.

Depuis 1995, le Transatlantic Business Dialog (TABD ) réunit 20 entreprises Nord Américaines et 20 européennes et est chargé par l'UE et les US d'harmoniser les règles du commerce transatlantique.

En janvier 2013, le TABD s'est intégré à une structure plus large de 75 transnationales, le Transatlantic Business Council (TABC) représentant de l'industrie (US et UE) dans la négociation du TTIP. Un organisme similaire, le Forum sur le Commerce Canada-Europe (FORCCE) a joué un rôle identique dans la négociation de CETA entre le Canada et l'UE dès 2009.

La pratique est désormais ancrée d'associer systématiquement des groupements représentant les entreprises multinationales aux négociations entre états tandis que les ONG et les autres associations représentatives de la société civile et des citoyens en sont soigneusement exclues. En réalité, ces accords internationaux vont bien au delà d'accords commerciaux : derrière les droits de douane, autorisations d'exportations et autres règles directement liés aux échanges internationaux, il y a une autre partie plus politique et plus symbolique : elle remet en cause le droit public au profit des intérêts privés, organise l'allègement des normes de qualité et les confie au secteur privé, met en place des dispositifs de coopération réglementaire qui font entrer les lobbyistes dans le circuit de décision des lois et règlements , donne aux investisseurs un tribunal arbitral ad hoc pour les « protéger » contre des lois sociales ou d'intérêt général qui constituerait une « expropriation indirecte » en les privant de quelques bénéfices.

Il s'agit en fait de graver dans le marbre de ces accords que les intérêts privés seront désormais supérieurs en droit à l'intérêt général relevant de l'autorité de l'état.

Connaître l'ennemi
La structure politique officielle des états est la première ligne de défense de ces lobbies qui se constituent : les entreprises y délèguent leurs cadres de haut niveau et le staff nécessaire : ils travaillent à définir les choix politiques qu'ils proposeront « prêts à porter » aux législateurs lesquels le plus souvent les adopteront sans réserves.
Comment sont-ils organisés ? Forums, conseils, tables rondes, ils portent des noms différents mais fonctionnent comme une entreprise, avec une présidence, un exécutif et différents départements dédiés à la diversité de la production d'idées, d'influence, d'études et d'analyses dont on retrouvera la trace plus tard dans les accords signés. Les secteurs dédiés portent généralement le nom de « groupes de travail », avec des missions plus politiques et sociétales que commerciales : énergie et climats, marchés de capitaux, sciences de la vie, propriété intellectuelle... Ces groupes de travail produisent des rapports, que l'on retrouve souvent copié-collé dans des directives ou règlements de la commission de l'UE.

Identifions nos adversaires

Nous sommes loin d'avoir identifié tous les « forums », « councils » et autres clusters de lobbies qui encadrent les centaines d'ALE en négociation ou en application dans le monde. Nous nous contenterons d'examiner en détail le FORCCE, lobby ayant participé à la négociation du CETA Canada-UE et le TABC, lobby engagé dans la négociation en cours du TAFTA.

FORCCE : Coprésident canadien : Roy McLaren ancien ministre canadien du commerce international

Coprésident européen : William Emmott, l'ex-rédacteur en chef du magazine The Economist.

Comité d'animation : Les sociétés ACCIONA, ALSTOM, ASTRA ZENECA, BASF, BOREALIS, BLAKES, BOMBARDIER, FPAC, GLAXO, GLENCORE, MCCARTY TETRAULT, MERCEDES-BENZ.

Le forum repose sur une structure opérationnelle de groupes de travail dont les objectifs principaux sont les suivants :
- Coopération réglementaire : Une approche commune basée sur les principes de l'équivalence et de la reconnaissance mutuelle.

- L'accès au marché : Élimination des tarifs douaniers, des normes et des règlements techniques inutiles et autres barrières non tarifaires .

- Facilitation des échanges:adaptation des mesures de sécurité fonction de leurs incidences sur le commerce et application des règles, normes et directives internationales.

- Investissement : tendre à fusionner tous les accords bilatéraux sur la protection des investissements étrangers à l'abolition des règlements portant sur la propriété étrangère.

- Résolution de conflits :Un mécanisme de règlement des conflits assurant aux entreprises que les lois locales n'infirmeront pas les ententes bilatérales.

- Mobilité de la main-d'œuvre : Mettre sur pied un marché commun de main d'œuvre qualifiée.

- Concurrence et achats publics :Corriger les effets néfastes sur les courants d'affaires des incompatibilités entre des législations et dispositions normatives nationales.

- Services financiers et fiscalité :Promouvoir un commerce des services financiers davantage libéralisé en vue d'éliminer les barrières fiscales à l'investissement.

- Commerce et environnement : élaborer un cadre pour un marché de carbone efficace et veiller à ce que la protection de l'environnement n'entraîne pas la création de barrières non tarifaires injustifiées.

- Énergie, sciences et technologies : Gestion de l'énergie en matière de sécurité énergétique et d'utilisation à venir des ressources du Nord et de l'Arctique.

- Organisation mondiale du commerce : Le groupe de travail sur le programme de Doha pour le développement identifiera des problématiques de l'OMC qui pourront faire l'objet d'un examen dans le cadre des négociations.
TABC : Coprésident nord américain : Stuart Eizenstat, associé principal dans le cabinet Covington &Burling

Coprésident européen : le belge Hugo Paemens, conseiller principal dans le cabinet Hogan Lovells

Structure : le Directeur général est Tim Bennett, qui fut un négociateur de haut niveau dans l'Uruguay round et chef-négociateur dans l'accord de libre-échange NAFTA (ALENA) entre US, Mexique et Canada .

Le TABC est à Washington et à Bruxelles et son staff est installé dans ces deux villes ou il tient alternativement ses réunions plénières : Les négociateurs du TAFTA y sont régulièrement représentés : le prochain « executive board » du TABC est prévu le 6 octobre prochain à Washington :

Les membres du TABD partageront leurs recommandations sur « comment les deux gouvernements devraient gérer les sujets politiques difficiles » dans les négociations du TTIP. Les participants se verront aussi sollicités pour fournir des entrées sur le nouveau programme de travail du « Transatlantic Economic Council - TEC » . Des membres du gouvernement US et des officiels de l'Union Européenne ont été invités à se joindre aux discussions ainsi que les présidents des comités importants du congrès US.

Les groupes de travail : tout comme dans le lobby FORCCE, les groupes de travail du TABC préfigurent les centres d'intérêt des entreprises dans les deux parties en négociation :

Capital Markets : les co-animateurs du groupe sont Kenny Chatelain (US) du cabinet d'audits PwC et Javier Arias(EU) de la banque espagnole BBVA. Ce groupe de travail a notamment produit une note intéressante autant que contestable : Joint Summary on the Future of Transatlantic Financial Market Policy (October 2012).

Energy & climate : Les co-animateurs du groupe sont Michael Roman (US) du pétrolier Exxon Mobil Corporation et Fabio Marchetti (EU) du pétrolier-gazier italien ENI. Sans surprises, les priorités du groupe de travail s'orientent plutôt vers l'énergie que vers le climat.

Information & communication technologies (ICT) : les co-animateurs du groupe sont Joe Alhadeff (US) du producteur de solutions matérielles et logicielles Oracle et Joachim Hoenig (UE), de l'allemand Deutsche Telekom. Dans les multiples priorités de ce groupe de travail, on note particulièrement la protection des données, la cyber-sécurite et les potentialités de la e-santé.

Innovation : les co-animateurs sont Iliana Axiotiades(US) de Johnson Controls, industrie automobile et Holly Chapell (EU) de Umicore, ex Union Minière, Belge. Parmi les priorités du groupe de travail, on notera particulièrement : les nanotechnologies, l'économie circulaire et ...l'efficience énergétique incluant convergence et coopération réglementaire entre US et UE.

Intellectual property : Les co-animateurs sont Greg Slater/Lionel Thoumyre (US) de INTEL, premier fabricant de microprocesseurs et Uwe Schriek(UE) de l'allemend Siemens.Un objectif majeur de ce groupe de travail est un chapitre solide dans le TTIP. Sa priorité est évidemment le renforcement des droits de propriété intellectuelle.

Life science (sciences de la vie) : les co-animateurs sont David Talbot, du groupe pharmaceutique Eli Lilly d'Indianapolis et Charles Faid(EU) du groupe pharmaceutique suisse Pfizer. Le but principal du groupe est de donner aux sciences de la vie des perspectives dans la négociation TTIP.Les sujets d'intérêt principaux incluent la convergence réglementaire et le renforcement des droits de propriété.

Skilled workforce (main d'œuvre qualifiée) : Les co-animateurs sont Sunday Rubenstein(US) du cabinet Ernst & Young (le co-animateur UE n'est pas encore désigné). La mission de ce groupe est de promouvoir une action gouvernementale pour faciliter le mouvement de travailleurs hautement qualifiés dans l'UE et les US sur une base permanente comme temporaire.

Trade : les co-animateurs sont John Stephenson(US) du concepteur de logiciels SAP en Pennsylvanie (à confirmer : la maison mère est allemande)et Jan von Herff(EU) du groupe chimique allemand BASF. C'est un groupe « horizontal » dont la mission est de coordonner l'action des autres groupes dans leur intervention commune auprès des deux partenaires officiels de la négociation TTIP.

Les entreprises du TABC :

Elles sont 75 à ce jour mais la structure est ouverte et d'autres peuvent s'y joindre.On en trouvera la liste complète avec tous les détails sur le site du TABC dont l'adresse est dans la bibliographie.

Elles sont US ou européenne, ce qui est une distinction bien théorique car leur activité s'étend à toute la planète. Bien que la concurrence soit l'essence même du système néolibéral, leur intérêt commun dans l'organisation d'un marché transatlantique portant sur plus de 50% du commerce mondial est tel que pour imposer leurs exigences aux deux états négociateurs, cette concurrence est pour un temps oubliée. Bien sur, il y aura bien entre certaines d'entre elles quelques conflits d'intérêt mais ils se régleront éventuellement au sein du TABC,dans cet espace privé soigneusement isolé des opinions publiques.

Analyse
De cette courte inclusion dans l'organisation lobbyiste , il ressort l'évidence que ces lobbies, plus qu'une aide technique aux négociateurs avec une mission d'expertise, sont les réels artisans du désarmement de l'autorité publique autour duquel s'agglutine une civilisation du « tout à vendre » et d'un « benchmarking » complètement axé sur des objectifs de libéralisation, de dérégulation et de libre circulation des investissements sans contrôle public. Les négociateurs font grand état du nécessaire secret des négociations pour justifier des conditions d'opacité parfaitement incompatibles avec la démocratie qu'ils devraient être tenus de respecter .
Paradoxalement, les lobbies sont bien plus transparents :

Leur site internet, sans aucun complexe, exprime par les objectifs affichés le mandat confié par le lobby aux deux négociateurs . Les marges de négociation de ces derniers, dans un texte qui leur est livré quasiment « prêt à signer » ne portent plus que sur une mise en forme dépendant du degré d'acceptation des populations citoyennes que bien entendu on informe le moins possible. Ce pourrait être la conclusion d'une étude qui a été menée uniquement sur la base des informations recueillies aux sources originales des sites internets lobbyistes considérés rappelés en référence. On pourra s'y référer pour plus de détails.

Un tweet intéressant
AmCham EU Trade ‏@AmChamEU_Trade 19 hil y a 19 heures #TTIP will NOT lead to privatisation of public services. Governments will be free to run public services as they wish

Le tweet ci-dessus a été trouvé sur le site du TABC. Pour les non anglophones, en voici la traduction : « Le TTIP ne conduira pas à la privatisation des services publics : Les gouvernements seront libres de conduire les services publics comme ils le voudront. »
Vous avez bien lu, le lobby AmCham, royal, nous rassure : Avec le TTIP les gouvernements seront libres de conduire les services publics comme ils le voudront!

On dit merci qui ?