Le président russe Vladimir Poutine a encore fait flèche de tout bois lors de la XIIe édition du club de discussion de Valdaï à Sotchi, en faisant ressortir toute la gravité de la réalité géopolitique actuelle.
Au rayon CD des plus grands tubes de la politique étrangère et de la stratégie militaire comparées, l'allocution se qualifie déjà partout comme lecture obligée des cours de sciences politiques. Le discours au complet de Poutine, suivi d'une série de questions et réponses cruciales, se trouve ici. La vidéo du discours est là.
Passons tout de suite à quelques faits saillants incontournables.
À propos des rebelles modérés en Syrie :
Nous ne devrions pas jouer avec les mots et diviser les terroristes entre modérés et non modérés (...). La différence, selon les spécialistes (l'équipe Obama), c'est que les bandits modérés décapitent les gens avec douceur (...). On ne peut vaincre les terroristes si on utilise certains d'entre eux comme bélier pour renverser des régimes qui déplaisent, (car) il est illusoire de croire qu'on pourra en venir à bout (plus tard), les chasser du pouvoir et négocier avec eux d'une façon ou d'une autre.À propos de la partition de la Syrie :
La division territoriale de la Syrie est inacceptable. Cela ne réglera pas le conflit. Le conflit va revêtir un caractère permanent. Rien de bon n'en sortira (...). Imaginez un instant qu'en prenant Damas ou Bagdad, les groupes terroristes obtiendraient pratiquement le statut de gouvernement officiel. Une tête de pont pour une expansion mondiale serait ainsi créée. A-t-on réfléchi à cela ?À propos de la campagne aérienne de la Russie en Syrie :
Je tiens à souligner de nouveau qu'elle est tout à fait légitime et que son seul objectif est de contribuer à établir la paixPoutine fait une distinction claire entre l'objectif de Washington (Assad doit partir) et l'objectif de Moscou, qui est de combattre le terrorisme salafo-djihadiste sous toutes ses formes avant qu'il n'atteigne la Russie.
À propos du dossier nucléaire iranien :
L'hypothétique menace nucléaire de l'Iran n'est qu'un mythe. Les USA ont tenté de détruire l'équilibre stratégique pour mieux assurer leur domination et dicter leur volonté à tous, y compris à leurs adversaires géopolitiques et à leurs alliés.À propos des armes nucléaires :
Nous étions en droit de nous attendre à ce que les travaux d'élaboration du système de défense antimissile des États-Unis cessent. Mais ce n'est pas le cas et les travaux se poursuivent. C'est un scénario très dangereux et nuisible pour tous, y compris pour les États-Unis. La dissuasion nucléaire a commencé à perdre de sa valeur, et certains se bercent même de l'illusion qu'une grande victoire de l'une des parties est possible dans un conflit mondial, et ce, sans conséquences irréversibles pour le gagnant, s'il devait y en avoir un.Dans un monde idéal, ce discours serait accueilli comme un bel exemple de realpolitik. Sauf que nous vivons dans l'ombre de l'Empire du Chaos, un monde où dominent la novlangue [orwellienne, NdT] et les hauts cris hystériques des néocons et néolibérauxcons.
Un monde où l'Irak avait des armes de destruction massive, où l'Iran fabriquait une bombe nucléaire, où les listes de personnes à abattre [sans jugement, NdT] sont légitimes, où al-Qaïda en Syrie est composé de rebelles modérés, où la Russie, la Chine et l'Iran constituent pour le Pentagone des menaces pires que EIIS/EIIL/Da'ech, où le Pentagone croit qu'il peut remporter une guerre contre ces menaces (Russie, Chine et Iran) sans subir de conséquences. Un monde où la guerre, c'est la paix.
Commentaire : Cependant, le masque de santé mental créé par l'Empire du chaos est rapidement en train de s'effondrer face à la stratégie de Poutine. Comme le souligne Jim Dean,
« chaque chauffeur de taxi sur la planète, même dans un village perdu au fin fond de la brousse, est maintenant au courant du jeu de l'Occident avec ces faux mouvements terroristes qui sont utilisés pour créer une menace. Ensuite, pour des soi-disant raisons de sécurité, les États-Unis organisent des coups d'État afin d'amener au pouvoir un gouvernement ami. Etant donné que la campagne [russe] est en train de devenir un succès, comme vous pouvez le constater, l'OTAN, la Turquie, ainsi que tous les pays qui parrainent le terrorisme, en sont contrariés. Il [Poutine] a attiré l'attention de tout le monde sur eux, et maintenant tout le monde sait qui utilise le terrorisme pour changer les régimes et qui est la véritable menace. ».
Ces chers penseurs saoudiens...
Examinons maintenant la réalité sur le terrain. Il serait illusoire d'espérer que Washington, Ankara, Riyad et Doha laissent tout simplement tomber la Syrie après toutes ces années passées à soutenir, former et armer la galaxie salafo-djihadiste pour obtenir un changement de régime. Poutine et le Kremlin savent aussi que ces protagonistes ne peuvent plus livrer directement des armes aux rebelles modérés, parce que leurs intentions sont dorénavant exposées au vu et au su de l'opinion publique mondiale.
Ils ne peuvent plus les armer ? Ça reste à voir...
Sur le terrain, le long de la ligne Sykes-Picot en ruines en Syrak, ce qui se passe maintenant met essentiellement aux prises les 4+1 (Russie, Iran, Syrie, Irak et Hezbollah), qui ont formé un centre de renseignements conjoint à Bagdad, et le tandem Otan-CCG (Turquie, Arabie saoudite et Qatar). Une guerre par procuration complexe est en cours et déclenche dans son sillage son lot d'alertes rouges.
Des problèmes, des problèmes partout. Commençons par ces larbins du Conseil de coopération du Golfe (CCG). La maison des Saoud est en pleine crise d'apoplexie provoquée par la résurgence politique, diplomatique et commerciale imminente de l'Iran, sans oublier les gains qu'engrange Téhéran sur les fronts syrien et irakien.
Parallèlement, ces fanatiques barbares qui se font passer pour des imams en Arabie saoudite appellent au djihad contre... la Russie. Les penseurs (?) saoudiens souhaitent que Riyad dirige une coalition contre les vestiges de l'Armée arabe syrienne, le Hezbollah et les conseillers iraniens afin d'accélérer le changement de régime à Damas.
Il convient de se rappeler que les Saoudiens font déjà partie de ce que j'appelle la Coalition des opportunistes tordus (COT), que Washington dirige de l'arrière. Ce qu'omettent de dire ces penseurs saoudiens, c'est que leur nouvelle coalition serait directement confrontée à l'armée de l'air russe.
Mais le degré absolu de la bêtise pathétique a été atteint lorsque le Qatar a appelé à une intervention militaire directe en Syrie. Le ministre des Affaires étrangères du Qatar, Khalid al-Attiyah, a dit ceci à CNN : «Nous n'épargnerons aucun effort, quel qu'il soit, avec nos frères saoudiens et turcs pour mettre en œuvre tout ce qui protège le peuple syrien et la Syrie d'une partition.»
Devant un tel niveau de démence géopolitique, il ne reste plus qu'à citer un autre joueur dément, l'instigateur de djihad Bandar Bush (il a déjà menacé Poutine en personne, rien de moins !) qui avait dépeint le Qatar (avec raison) comme 300 personnes et une chaîne de télévision. Laissons aux penseurs du CCG le soin d'imaginer les F-16 saoudiens et qataris bombardant les forces armées iraniennes juste à côté de la base aérienne russe à Lattaquié, et leur réduction en poussière par quelques soukhoïs... et à quoi encore ? À la déclaration de la Troisième Guerre mondiale par le Pentagone ?
Couronnons le tout par un sketch à la Monty Python, où l'on voit le roi (sénile) Salmane d'Arabie saoudite et le mini-émir du Qatar délibérer, entourés de bouteilles de whisky et de cognac et de danseuses lascives, sur la possibilité d'entrer en guerre contre la Russie et l'Iran uniquement pour permettre à al-Qaïda en Syrie de préparer un changement de régime à Damas.
Il est toujours éclairant de garder à l'esprit ces mots de l'écrivain tunisien Hamadi Redissi : «Les thèses de l'islam millénariste, misanthrope, indompté, belliqueux, antichrétien, antisémite et misogyne se trouvent à l'état brut dans le wahhabisme», ou encore ceux de l'écrivain algérien Boualem Sansal : «Le monde arabe de papa (...) sera fini lorsque tombera le dernier dictateur et que sera brisé ce machin absurde, l'Arabie saoudite, club de faux princes arrogants et cruels, qui se pose en gardien de la mythique race arabe et du véritable islam.»
La situation n'est guère plus brillante à la cour du Grand Turc salafiste en complet bleu, le Sultan Erdogan.
Si jamais il y avait une véritable coordination entre Moscou et Washington (appuyons fort sur le si) pour sceller la frontière entre la Syrie et la Turquie, où une zone d'exclusion aérienne de facto sous le contrôle de la Russie existe déjà, cela couperait non seulement les voies d'approvisionnement de EIIS/EIIL/Da'ech, mais aussi celles des rebelles modérés d'al-CIAda.
Trois conséquences en découleraient aussitôt : 1) pas de zone protégée au nord de la Syrie établie par des brigades turkmènes (c'est déjà chose faite) ; 2) aucune possibilité d'annexion d'Alep par Ankara ; 3) abandon de tous les plans soigneusement préparés en vue de la construction de cet infâme gazoduc s'étendant du Qatar à la Turquie en passant par la Syrie pour approvisionner les clients européens, une des clés de voûte dans l'origine de la tragédie syrienne.
Le présomptueux sultan Erdogan ne s'en remettrait jamais.
La paix est-elle encore la guerre ?
Au moment même où Bagdad fait des progrès dans sa lutte contre EIIS/EIIL/Da'ech - progrès passés sous silence dans les médias institutionnels occidentaux embarrassés au point de vouloir se faire oublier - Moscou continue de faire pression pour que prime la voix de la raison.
L'apparition spectaculaire de Bachar al-Assad à Moscou - qui a rendu les néocons et les néolibérauxcons fous furieux - incluait même un dîner au plus haut niveau avec Poutine, Medvedev, Lavrov et Choïgou. L'illustration ne pouvait être plus éloquente. La priorité est de combattre les brutes du califat jusqu'à les faire disparaître, tout en menant un dialogue politique. Un changement de régime ne fait pas partie de la donne.
Poutine en a informé le sultan Erdogan et le roi Salman au téléphone. Puis les ministres des Affaires étrangères de la Russie, des USA, de la Turquie et de l'Arabie saoudite se sont réunis à Vienne vendredi pour discuter de la feuille de route politique. Moscou doit convaincre Riyad que Téhéran doit aussi se retrouver à la table de négociations. C'est l'évidence même, mais essayez de raisonner avec ces penseurs saoudiens. Même John Kerry s'est montré raisonnable pour une fois, en soulignant que tous les pays qui ont un intérêt en Syrie, y compris la Russie et l'Iran, reconnaissent le besoin d'établir une Syrie unifiée, laïque et pluraliste gouvernée avec l'assentiment de sa population.
En extrapolant à partir du discours de Poutine, voilà où nous en sommes en matière de guerre et de paix. Sauf que nous vivons dans un monde de fous, où la guerre c'est la paix, livrés au suspense dans l'attente de ce que nous réserve encore un groupe de wahhabites à l'esprit dérangé.
Commentaire : L'opposition entre les États-Unis et la Russie - reflet d'une division fondamentale