Le monde retient son souffle : la Turquie a abattu un avion russe engagé contre Daesh. Et chacun se pose deux questions : 1. Pourquoi ? 2. Avec quelles conséquences ? L'écrivain Michel Collon répond.

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Sur le pourquoi, on a eu - comme d'habitude dans ce genre d'incidents - des versions successives et contradictoires. D'abord, Ankara a prétendu que cet avion aurait menacé l'espace aérien turc. En supposant que cela soit vrai, il existe d'autres méthodes pour intercepter et dérouter un avion jugé «dangereux». Ensuite, c'est devenu une «erreur». Me trouvant en ce moment à Belgrade à l'occasion d'une conférence internationale sur la paix, cet événement me rappelle une autre «erreur» de la guerre de l' OTAN contre la Yougoslavie.
Le 7 mai 1999, l'aviation US bombarde l'ambassade chinoise à Belgrade : trois morts. Une «erreur», affirme l'aviation US, nous ne savions pas que l'ambassade chinoise avait deménagé en cet endroit (depuis quatre ans !), nous ne disposions pas d'un plan récent de la ville. Sans rire. En vérité, le bombardement était un avertissement : la Chine soutenait discrètement la Yougoslavie agressée illégalement par l'OTAN.
L'avion abattu, c'est un acte de guerre, point.

Passons au véritable pourquoi. Erdogan a voulu jouer des muscles, n'aimant pas qu'on accuse la Turquie et ses proches de profiter de la vente du pétrole de Daesh. Mais Ankara ne peut avoir agi sans l'aval de Washington. Et quel message le patron a-t-il voulu envoyer ? Celui-ci : Nous n'allons pas vous laisser détruire «nos» terroristes, nous avons trop investi dans cette armée de sous-traitants que nous avons patiemment mise sur pied avec l'Arabie saoudite, le Qatar et la Turquie pour renverser Bachar, et nous permettre ensuite de liquider les résistances palestinienne et libanaise, tout cela afin de renforcer Israël et notre emprise sur le Moyen-Orient.

La Syrie est-elle la seule cible des Etats-Unis dans cette guerre ? Pas du tout. Chaque guerre US se déroule toujours à plusieurs niveaux. Cible directe cette fois : la Syrie. Cible indirecte : Moscou qu'il faut priver de sa seule base en Méditerranée. Derrière Moscou : les BRIC'S, l'alliance Russie - Chine - Brésil - Inde - Afrique du Sud et tous les pays du Sud ; leur montée en puissance dérange Washington qui entend rester le gendarme du monde. Il s'agit de montrer que ces pays ne peuvent compter sur une protection militaire de la Russie.

C'est tout ? Non. Il s'agit aussi de montrer à Berlin et Paris que le patron en Europe reste Washington et qu'il ne leur est pas permis de se rapprocher de Moscou. Or, une partie de l'élite française consciente qu'Hollande et Fabius ont joué avec le feu en s'alliant aux terroristes, cherche maintenant une issue de secours. Pour un rapprochement durable avec Moscou ou juste une tactique temporaire vu l'émotion après les attentats ? En tout cas, Obama craint de perdre la main en Europe et au Moyen-Orient. Un moment crucial pour la suprématie mondiale.
Cet épisode me rappelle un autre incident de la guerre contre la Yougoslavie : en 1993, le médiateur européen David Owen avait obtenu un cessez-le-feu de toutes les parties en conflit en Bosnie. Au dernier moment, l'ambassadeur de Washington fit pression sur le président Izetbegovic à Sarajevo pour qu'il ne signe rien, et laisse les Etats-Unis organiser une solution militaire. David Owen déclara en 1995 : «J'ai beaucoup de respect pour les Etats-Unis. Cependant, ces deux dernières années, la diplomatie de ce pays a inutilement prolongé la guerre en Bosnie.»(2)


Commentaire : Pourquoi beaucoup de respect pour un pays qui prolonge une guerre au seul profit de ses intérêts ? Mais est-ce que nous serions tous un peu comme David Owen, victime de confusion mentale face à ce pays que nous aimons mais qui a été préempté par des dirigeants déviants ?

Ce phénomène de la guerre à plusieurs niveaux n'est pas une nouveauté. Quand Clinton attaque la Yougoslavie en 1999, c'est aussi pour imposer l'OTAN comme gendarme de l'Europe face aux désirs de Paris et Berlin de constituer une armée européenne plus indépendante. Quand Bush attaque l'Irak en 2003, c'est aussi contre la France, assez proche de Bagdad. Quand Obama attaque la Libye en 2011, cette fois avec la complicité de Paris, c'est aussi contre l'Allemagne et l'Italie qui ont de meilleures relations avec Kadhafi. Et quand l'Allemagne, avec l'UE, obtient un accord pour une solution pacifique et des élections anticipées en Ukraine, Washington organise immédiatement un coup d'Etat pour reprendre la main. On se souvient du très distingué «Fuck the EU!» ("on emmerde l'EU") de l'envoyée spéciale US Victoria Nuland. Toute guerre US a un double, voire un triple fond.

Constatant le déclin des USA et le bouleversement des rapports de force, tout le Moyen-Orient s'agite : tout le monde discute avec tout le monde, cherchant de nouvelles alliances ou simplement à faire monter les enchères. Cela rend Obama nerveux. Faire monter la tension pour empêcher que les Turcs et les Européens discutent avec Moscou. Resserrer les rangs de l'OTAN.

L'avion abattu, c'est donc un bras de fer. Washington menace la Russie. Que va faire Poutine ? S'il ne fait rien, Washington aura marqué un point. S'il réagit trop fort, certains faucons de Washington seraient trop heureux de lancer l'escalade. Dans notre série Obama envisage un conflit mondial, nous évoquions ce danger.

Erdogan nous a-t-il fait faire un pas de plus vers la Troisième Guerre mondiale ?