Commentaire : Par l'utilisation réactive et sans conscience d'une technologie en perpétuelle évolution, nous participons frénétiquement à la construction de notre propre prison.

Les réseaux sociaux deviennent les interfaces indispensables à toute vie sociale. Facebook et consorts, par la « réalité virtuelle » des données informatiques qu'ils nous permettent de projeter sur un écran, renseignent sur l'idée que nous nous faisons de notre personne. Une fois que nous avons envoyé au monde cette interprétation de nous-même issue d'opinions et de croyances, nous attendons de ce monde qu'il nous envoie, à son tour, la confirmation, par une réaction quelconque, que notre existence est reconnue. Une fois le signal reçu, qu'on espère correctement interprété, idéalement en accord avec l'état d'esprit dans lequel le message initial a été envoyé, nous attendons les réactions du groupe auquel nous voulons adhérer. La version de notre réalité, fut-elle totalement mensongère, suscite-t-elle les approbations ? La partie est gagnée. Nous pouvons continuer sur notre lancée ; et la vérité devient immédiatement secondaire. Susciter l'approbation, puis la satisfaction du groupe, voilà la priorité. Cela permet de nourrir le sentiment d'appartenance, d'intégration. Nous sommes acceptés, nous existons socialement, nous ne sommes plus rejetés. Si pour cela nous devons adhérer au mensonge collectif, nous le faisons.

Même en résumant le processus de façon si grossière, on se rend bien compte que notre rapport au monde est artificiel. La peur qui sous-tend chacune de nos actions, toutes dictées par la pression des normes et des conventions sociales, est omniprésente, et nous ne savons que faire pour l'affronter. Alors nous abdiquons, et préférons souvent le confort et la sécurité d'une prison au vertige suscité par la seule idée de liberté. Comme nous le voyons ci-dessous.


1984
Dans le combat feutré mais perpétuel que se livrent rhétoriquement Orwell et Huxley, Orwell semblait avoir marqué de nombreux points avec l'avènement d'une société numérique massivement sous contrôle. Huxley n'a cependant pas dit son dernier mot et vient de remporter une belle victoire : dernièrement, c'est la Chine qui démontre une fois encore ce qu'un état est capable de faire pour obtenir des citoyens bien obéissants.

Pour rappel, Orwell avait imaginé dans son 1984 une dystopie dans laquelle l'État se placerait comme observateur systématique et permanent de chaque individu, et que cet État s'assurerait de l'obéissance des citoyens par un contrôle agressif incluant l'utilisation de la force et de toutes les pulsions humaines. Huxley, de son côté, voyait plutôt la dystopie fonctionner grâce au mélange de la flatterie des bas instincts humains et de l'endormissement de l'intellect des individus en les éloignant de toute culture et toute élévation abstraite. En somme, là où Orwell pariait sur l'usage de la force, Huxley pariait plus sur l'usage de la paresse.


Commentaire : De la paresse et surtout du consentement, puisque le peuple, dans le roman, en vient à aimer sa condition. Ce qui rend certainement la seconde « méthode » supérieure à la première.


À l'évidence, les autoritarismes qui se mettent doucement en place un peu partout dans le monde utiliseront un peu des deux méthodes. Mais là où l'un comme l'autre avaient vu juste, c'est dans l'utilisation par l'État du contrôle social, c'est-à-dire cette capacité qu'ont les groupes d'humains à se contrôler sans usage de la force par la pression que fait subir chaque individu sur chaque autre en émettant un jugement sur sa façon d'agir, de se comporter, et les idées qu'il professe.


Commentaire : Pour comprendre certaines facettes du phénomène, on pourra lire :

Ce contrôle social est celui qui nous impose, dans un contexte normal et avec plus ou moins de succès, la politesse, nos habitudes alimentaires, nos rites et coutumes, le fait de faire la queue plutôt que se battre pour obtenir sa baguette de pain, ou de dénoncer celui dont on sait qu'il tabasse ses enfants.

On comprend que ce contrôle marche plus ou moins bien et que l'État cherche sans cesse à s'en servir comme levier pour orienter la population, ses choix, ses attentes et, par conséquence, ses votes. Jusqu'à présent, on a eu l'occasion de goûter, dans le meilleur des cas, à la manipulation plus ou moins adroite de la presse (en France, au travers de subventions et d'une lourde orientation de l'éducation et des écoles de journalisme, par exemple) en allant jusqu'à la propagande gouvernementale délicieusement décalée qui semble mettre un point d'honneur à s'adresser de la manière la plus idiote à une cible fuyante et impossible à identifier clairement.

Cependant, l'État chinois vient de trouver une méthode bougrement plus efficace que celles précédemment citées et testées jusqu'alors : la gamification de la bonne citoyenneté. Autrement dit, le gouvernement chinois a trouvé, par le truchement d'une application mobile de jeu d'impliquer directement les citoyens chinois dans son programme social et de modifier leurs comportements de façon active et assumée.
Via l'application Sesame Credit, toutes vos interactions sur les réseaux sociaux, ainsi que vos achats en ligne, le type de recherches que vous faites, etc. sont évaluées en fonction d'une échelle de « bonne citoyenneté » bien évidemment établie pour plaire au pouvoir en place. L'application va plus loin et utilise à fond le contrôle social puisque le score de vos amis directs et indirects impacte le vôtre : un ami bien noté vous tire vers le haut, un ami mal noté (et qui ne respecte donc pas les bonnes pratiques sanctionnées par le gouvernement) dégrade donc votre score. Les conséquences en terme de comportements sociaux sont évidentes : si vous vous prenez au jeu, vous aurez tendance à ostraciser ceux de vos amis qui ont un score trop faible.
L'application va encore plus loin puisqu'à terme et au travers de sites en ligne partenaires (et bien évidemment accrédités par le gouvernement), votre score vous permettra d'obtenir des facilités de crédits, des réductions sur le prix de certains biens et services. Inversement, un mauvais score signifiera donc non seulement se retrouver coupé de cercles sociaux, mais de cercles financiers et de cercles de consommateurs privilégiés. Réjouissant, non ?

Pour le moment, il s'agit d'un jeu, et non d'une obligation... Mais si cette « gamification » marche bien, le gouvernement chinois entend rendre l'application obligatoire d'ici 2020. Et tout indique que ça marche déjà : les Chinois participent volontairement et même joyeusement à l'opération, trouvent l'application amusante, et n'hésitent pas à partager leurs scores sur les médias sociaux, ajoutant ainsi à la publicité et à l'attrait dont jouit déjà ce jeu. Et c'est normal, puisque tout a été fait pour : tous les mécanismes de renforcement positif ont été mis en place, en utilisant toutes les recettes maintenant connues des meilleurs jeux vidéos et autres applications ludiques mobiles.

Youpi, être un bon citoyen obéissant va maintenant être mesurable, quantifiable, et même directement rétribué de façon indirecte par l'État ! Hourra, enfin un moyen simple pour l'État de faire faire son travail de contrôle des foules, de coercition sur les déviants, dans la joie, la bonne humeur et l'ostracisation pétillante des gens qui pensent de travers par ceux qui, bravo bravo, se plieront tous les jours un peu plus et un peu mieux au desiderata des dirigeants !

Pas de doute, cette application permet d'esquisser une société pleine d'un concentré de « bonheur » moraliné en conserve, prêt à l'usage, sirupeux et collant à souhait, que ni Orwell, ni Huxley n'aurait pu imaginer, mais dont les prémices se trouvaient déjà dans leurs œuvres respectives. Devant cette perspective, même la société qu'avait concoctée la RDA semble préférable : les citoyens savaient qu'ils étaient épiés, et pouvaient sentir le souffle chaud et putride du Léviathan dans leur nuque à chacun de leur agissement. Ici, la société que nous promettent ces Chinois, en anesthésiant les individus, est bien plus pernicieuse puisqu'elle étouffera tranquillement toute liberté sous une montagne de contrôle social, accepté avec gourmandise par tous.

Et alors que la Chine se donne cinq années pour rendre obligatoire cette application, on se demande ce qui va bien pouvoir freiner les autres pays, France en premier, d'appliquer la même recette.

fascism socialism
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