Le 9 janvier 2013, trois Kurdes étaient tuées par les services turcs en plein Paris. Leurs proches réclament justice alors que la France reste muette.

Ce lundi soir, dans la file d'attente du théâtre du Gymnase qui déborde sur les Grands Boulevards, une équipe de télé tente un micro-trottoir sur feu Michel Galabru, qui y donnait son cours d'art dramatique. Chou blanc : les spectateurs sont bien venus se recueillir, mais pas en mémoire de l'acteur. C'est en effet l'avant-première de Sara, un documentaire sur une militante kurde assassinée avec ses amies Leyla et Fidan, trois ans plus tôt, le 9 janvier 2013, au 147, rue La Fayette dans le 10e arrondissement.

femmes kurdes
Sakine Cansiz (au milieu), Fidan Dogan et Leyla Soylemez, exécutées le 9 janvier 2013.

Commentaire : Est-ce que le gouvernement français veut vraiment lutter contre Daech ? Alors pourquoi ne pas commémorer ces trois victimes exécutées par la Turquie, femmes qui ont lutté contre l'État Islamique ? Comment se fait-il que Sakine Cansiz était considérée par les États Unis comme une terroriste? De quel côté sont vraiment nos chefs-d'État qui disent vouloir en finir avec cette plaie qu'est Daech ?




La « légende vivante » qui a inspiré les femmes kurdes

Ainsi s'ouvre une semaine de commémorations invisibles, à l'ombre de celles de Charlie. Deux ans, jour pour jour, avant l'Hyper Cacher, ces trois Kurdes avaient été assassinées de plusieurs balles dans la tête dans les locaux de leur association. En mai 2015, la juge d'instruction concluait de manière accablante à l'implication des services secrets turcs. L'exécutant, Omer Güney, a été arrêté, trois mandats d'arrêt internationaux lancés contre les commanditaires turcs - sans suite. Un crime d'État donc, contre des opposantes politiques pacifiques, à deux pas de gare du Nord.

Sara, le titre du film, était le nom de guerre de Sakine Cansiz, née en 1958 à Dersim en Turquie, cofondatrice en 1978 du PKK (le Parti des travailleurs kurdes). À l'écran, les témoignages dévoilent son combat, un geste qui s'est déroulé dans les coulisses d'un mouvement clandestin, sauvagement réprimé par l'État turc, considéré encore comme terroriste par l'Union européenne et les États-Unis.

Pourtant, le PKK n'est plus depuis longtemps une guérilla marxiste-léniniste, qui commettrait des représailles sanglantes contre les civils au nom d'une caricature de communisme. Au début des années 2000, le parti a fait son aggiornamento, en faveur d'un éco-socialisme anarchiste... et féministe. « Légende vivante », selon celles qui l'ont connue, Sakine Cansiz fut justement un des moteurs de cette transformation. À la caméra, ses anciens compagnons de cellule, dans les prisons turques où elle a passé plus de douze ans dans les années 1980, rappellent sa résistance héroïque face aux tortures, aux viols et aux humiliations.


Surtout, des images d'archives inédites montrent sa détermination, au sein de l'appareil très masculin du parti, à faire avancer la cause des femmes. Bravache lieutenante du leader du PKK, Abdullah Öcalan, elle, voyage dans les parties kurdes de Turquie, de Syrie, d'Irak et d'Iran, et lance au milieu des années 90 les premières organisations féminines kurdes, avant de s'exiler en Europe.

Ces images font écho, à celles des combattantes kurdes affrontant l'État islamique, qui ont fait le tour du monde vingt ans plus tard.
« Le combat des femmes kurdes au Rojava, le Kurdistan syrien, est dans la lignée de lutte de Sakine », rappelle Nursel Kilic, représentante internationale du Mouvement des femmes kurdes. Un triomphe amer et posthume, alors que « Sara », pionnière de ce féminisme de combat, a été tuée un an avant la déclaration du califat en 2014.
Un procès pour « entreprise terroriste » fin 2016
À l'heure de la guerre totale contre Daech, les associations kurdes sont pourtant bien seules à déposer une gerbe sur les lieux du crime, pour ce troisième anniversaire. Seul un conseiller municipal est venu représenter la mairie du 10e, qui a promis de nommer un espace au nom des victimes. Aucun représentant de l'État ne tient à s'afficher avec cette communauté honnie par le régime turc, précieux partenaire économique et militaire, engagé depuis l'été dans une violente répression contre les Kurdes dans le sud-est de son territoire.
Jamais les proches des victimes n'ont été reçues par François Hollande, malgré les demandes. « Les familles sont très remontées contre les autorités françaises, même si elles ne le disent pas », confie leur avocat, Antoine Comte. Les associations ironisent sur le « silence gêné », les « déclarations politiques ambiguës », s'interrogent sur les « zones d'ombre » - la passivité des services français face à une opération montée sur le sol de la capitale.

Les survivants de Charlie et la communauté juive de France ont fait l'objet d'une sécurité drastique en 2015. Les associations kurdes visées en 2013, elles, n'ont, depuis trois ans, pas même obtenu la garde policière demandée. La menace n'est-elle pas de même nature ? À la suite de l'ordonnance prononcée en août 2015, l'auteur de la tuerie, Omer Güney - gravement malade - , sera jugé devant les assises spéciales pour une « entreprise terroriste ». Un procès prévu fin 2016.

L'État muré dans son silence

D'ici là, ceux qui entretiennent le souvenir de Sakine, Fidan et Leyla « ne lâcheront pas », ils le promettent. « Notre problème pour obtenir la solidarité et un soutien politique, c'est la méconnaissance », explique Sylvie Jan, Parisienne engagée depuis plus de vingt ans aux côtés des Kurdes. « J'ai connu Fidan. On l'appelait à juste titre la diplomate : elle connaissait tout le monde. Hollande l'avait même rencontrée. Elle était tellement convaincue par ses valeurs, et la justesse de son combat, que ça lui donnait énormément d'audace. Elle s'intéressait à la société française. Avec elle, on avait évoqué l'idée d'une association qui est devenue France-Kurdistan, fondée après son meurtre. »

Et de rappeler le chemin parcouru, alors qu'au lendemain des meurtres la rumeur d'un règlement de comptes mafieux ou militant, venue de Turquie, s'était imposée dans les médias. France-Kurdistan est depuis parvenue à sensibiliser des élus. Question écrite de Noël Mamère, intervention de la sénatrice Front de gauche Éliane Assassi ou du député EELV Sergio Coronado... Rien n'y fait, l'État reste muré dans son silence.

Les associations kurdes ont, quant à elles, inlassablement battu le pavé, tous les mercredis depuis trois ans. Ce samedi 9, elles défilent en masse de la gare du Nord à Bastille. Avec à leurs côtés, EELV, le NPA, le PCF, et même un membre de la rédaction de Charlie Hebdo. Dans les cortèges, aux côtés des photos de Sakine, Fidan et Leyla sont apparues cette semaine trois nouvelles effigies : des portraits de Sêvê Demir, Pakize Nayir et Fatma Ulyar, trois activistes kurdes de Turquie. Lundi, à Silopi, ville turque frontalière de la Syrie et de l'Irak, elles ont été exécutées d'une manière qui rappelle les assassinats de Paris en 2013.

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Seve Demir, Pakize Nayir et Fatma Uyar