« Pourquoi l'autorité judiciaire est-elle ainsi évitée ? » Cette question posée par le plus haut magistrat français taraude autant les juges que les défenseurs des libertés publiques, qui s'inquiètent de l'absence de garde-fou aux mesures sécuritaires post-attentats.
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Jusqu'ici, ce sont surtout les syndicats de magistrats, les avocats ou les ONG qui se mobilisaient contre les projets de réforme pénale et constitutionnelle du gouvernement. Cette semaine, les grandes institutions judiciaires françaises ont aussi décidé de s'exprimer.

Jeudi, dans la pompe de l'audience solennelle de la Cour de cassation, entouré de magistrats vêtus de pourpre et de fourrure, le premier président Bertrand Louvel a exprimé, en pesant chaque mot, l'inquiétude de toute une institution.

"Pourquoi l'autorité judiciaire est-elle ainsi évitée ?", a-t-il demandé à l'audience assise en contrebas dans l'une des plus majestueuses salles du Palais de Justice. Au premier rang, la ministre de la Justice, Christiane Taubira.

"Gouvernement, Parlement, Conseil constitutionnel ont convergé pour ne pas désigner le juge judiciaire dans ces lois récentes", celle sur le renseignement et celle sur l'état d'urgence, a dit M. Louvel. Le législateur ne s'est, selon lui, "pas tourné spontanément vers l'autorité judiciaire" pour assurer le contrôle de l'application de ces textes "qui intéressent pourtant au premier chef la garantie des droits fondamentaux".

A ses côtés, le procureur général près la Cour de cassation Jean-Claude Marin a mis en garde contre la tentation d'opposer la légèreté supposée des mesures administratives à la "lourde machine judiciaire".

Les contraintes auxquelles sont soumis les magistrats ont "l'objectif d'assurer une procédure équitable et contradictoire, une égalité des armes et une protection efficace des libertés individuelles", a-t-il rappelé.

La conférence des premiers présidents de cour d'appel a, elle, vertement critiqué le projet de loi en préparation sur la lutte antiterroriste, qui renforce les pouvoirs des policiers et des préfets, et qui selon elle "contient des dispositions dangereuses pour les libertés et gravement contraires aux droits de l'Homme".

L'un de ces hauts magistrats, le premier président de la cour d'appel de Caen Jean-Paul Roughol, avait dès le 11 janvier affirmé que "le corps judiciaire (était) meurtri par (sa) mise à l'écart".

"Nous sommes inquiets. Car un Etat démocratique ne sort jamais renforcé de l'affaiblissement de sa Justice ni de l'accroissement de pouvoirs policiers sans contrôle", avait-t-il déclaré.

Les Sages à la rescousse ?

Dans l'immédiat, c'est sur le Conseil constitutionnel que reposent une partie des espoirs des magistrats.

Le Conseil d'État a décidé vendredi d'interroger les Sages sur le rôle du juge, ou plutôt sur l'absence du juge, dans l'un des dispositifs les plus spectaculaires de l'état d'urgence: les perquisitions administratives.

La plus haute juridiction administrative estime que les quelque 3.000 opérations de ce type menées après les attentats du 13 novembre posent une "question sérieuse" au regard de article 66 de la Constitution, qui affirme que "l'autorité judiciaire est gardienne de la liberté individuelle."

La loi sur l'état d'urgence de 1955, durcie après les attaques jihadistes de novembre, permet aux autorités administratives d'ordonner des perquisitions en tout lieu, y compris au domicile, de jour comme de nuit, "lorsqu'il existe des raisons sérieuses de penser que ce lieu est fréquenté par une personne dont le comportement constitue une menace pour la sécurité et l'ordre publics".

Le texte ne mentionne qu'un magistrat, le procureur de la République, qui doit seulement être "informé".

Pour la Ligue des droits de l'homme (LDH), qui avait saisi le Conseil d'État, et son avocat Patrice Spinosi,"il n'est pas impossible" que le Conseil constitutionnel, lequel a trois mois pour se prononcer, exige pour ces perquisitions un "contrôle préalable du juge judiciaire". Un premier garde-fou, alors que François Hollande veut inscrire l'état d'urgence dans la Constitution.