Traduit par Questions Critiques

syrian parade with putin and assad banners
© Sputnik/ Dmitriy Vinogradov
C'est digne d'un film d'espionnage : personne ne parle. Mais il y a des indications selon lesquelles la Russie, à moins qu'un marché n'ait été passé avec Washington, n'aurait pas annoncé de retrait partiel de Syrie juste avant que les négociations de Genève montent en puissance.

Une sorte de marché se joue, un marché dont on ne connaît pas les détails : c'est au fond ce que la CIA dit elle-même par la voix de ses multiples think tanks. Et c'est la véritable signification cachée derrière l'interview de Barack Obama, arrivée à un moment minutieusement choisi, laquelle, bien qu'elle invite à une certaine incrédulité, se lit comme un document de changement politique majeur.

Obama opère un étouffement légendaire, en admettant maintenant que les renseignements américains n'ont pas identifié spécifiquement le gouvernement de Bachar el-Assad comme étant responsable de l'attaque chimique de la Ghouta. Et puis il y a des pépites, comme l'Ukraine qui n'est pas considérée d'intérêt vital pour les Etats-Unis — une donnée qui entre en contradiction directe avec la doctrine Brzezinski. Ou l'Arabie Saoudite comme parasite de la politique étrangère américaine — ce qui a provoqué une réponse agressive de la part de l'ancien copain d'Oussama ben Laden et chef suprême des renseignements saoudiens, le Prince Turki al-Faiçal.

Les compromis semblent imminents. Et cela impliquerait qu'un changement de pouvoir se soit produit au-dessus d'Obama — qui est essentiellement un messager, un « petit télégraphiste ». Toutefois, cela ne veut pas dire que les programmes belliqueux du Pentagone et de la CIA soient désormais circonscrits.

Il est impossible pour les renseignements russes de faire confiance à une administration américaine métastasée par des néocons bellicistes. De plus, la doctrine Brzezinski a échoué — mais elle n'est pas morte. Une partie du plan Brzezinski consistait à inonder les marchés pétroliers avec la capacité contrôlée de l'OPEP de détruire la Russie.

Cela a causé des dégâts, mais la seconde partie, qui consistait à leurrer la Russie dans une guerre en Ukraine, où les Ukrainiens serviraient de chair à canon au nom de la « démocratie », a lamentablement échoué. Ensuite, il y avait la prédiction irréaliste que la Syrie enliserait la Russie dans un bourbier de proportion irakienne à la W Bush — mais cela a également lamentablement échoué avec l'actuelle pause des Russes.

Le facteur kurde

Des explications convaincantes pour le retrait (partiel) des Russes de Syrie sont aisément disponibles. Ce qui importe est que la base aérienne de Hmeimim et la base navale de Tartous restent intactes. Les conseillers et formateurs militaires clés russes restent en place. Des raids aériens aux lancements de missiles balistiques depuis la Caspienne ou la Méditerranée - tout reste opérationnel. La puissance aérienne russe continue de protéger les forces déployées par Damas et Téhéran.

La Russie peut bien réduire ses effectifs, l'Iran (et le Hezbollah) ne le fait pas. Téhéran a entraîné et armé des forces paramilitaires clés — des milliers de soldats venus d'Irak et d'Afghanistan qui se battent côte à côte avec le Hezbollah et l'armée arabe syrienne (AAS). L'AAS continuera à avancer et créer des faits sur le terrain.

Alors que les négociations de Genève reprennent, ces actions sont actuellement relativement gelées. Ce qui nous amène au point de désaccord clé à Genève — qui doit être inclus dans un marché éventuel.

Ce marché est basé sur le cessez-le-feu actuel (ou « cessation des hostilités ») sous réserve qu'il tienne, ce qui est loin d'être acquis. A supposer que ce soit le cas, alors pourrait émerger une Syrie fédérale, que l'on pourrait surnommer « décomposition de la lumière » [sous l'effet d'un prisme].

Nous aurions essentiellement trois provinces majeures : un Sunnistan, un Kurdistan et un Cosmopolistan.

Le Sunnistan inclurait Deir ez-Zor et Raqqa, à supposer que toute la province puisse être largement purgée de Daech.

Le Kurdistan serait positionné tout du long de la frontière turque — une chose qui ferait flipper le Sultan Erdogan jusqu'à la fin des temps.

Et le Cosmopolistan unirait le cour alaouite-chrétien-druze et sunnite laïc de la Syrie, ou la Syrie qui fonctionne, de Damas jusqu'à Lattaquié et Alep.

Les Kurdes syriens s'affairent déjà à présenter qu'une Syrie fédérale serait fondée sur l'esprit communautaire, et non sur des limites géographiques.

Comme l'on pouvait s'y attendre, la réponse d'Ankara a été sévère ; tout système fédéral kurde au nord de la Syrie représente pour la Turquie non seulement une ligne rouge mais aussi une « menace existentielle ». Ankara se fait peut-être l'illusion que Moscou, avec sa démobilisation partielle, tournerait la tête si Erdogan ordonne une mission militaire dans le nord de la Syrie, tant que cela ne touche pas la province de Lattaquié.

Et pourtant, rôde dans l'ombre la possibilité que les renseignements russes s'apprêteraient peut-être à passer un accord avec l'armée turque — avec pour corollaire qu'une destitution du Sultan Erdogan paverait la voie au rétablissement de l'amitié russo-turque, essentielle pour son intégration dans l'Eurasie.

Ce que les Kurdes syriens projettent n'a rien à voir avec le séparatisme. Ils représentent 2,2 millions de personnes sur une population syrienne restantes de 18 millions. Leurs cantons à la frontière turco-syrienne — Jazeera, Kobané et Afrine — sont établis depuis 2013. Les YPG [forces kurdes syriennes] ont déjà relié Jazeera à Kobané, et sont en train de relier celles-ci à Afrine. En deux mots, voici la province du Rojava.

Dans toute la province du Rojava, les Kurdes — fortement influencés par les concepts développés par le dirigeant du PKK emprisonné, Abdulhah Öcalan — sont bien avancés dans leurs consultations avec les Arabes et les Chrétiens sur la façon de mettre en œuvre le fédéralisme, privilégiant un modèle d'autonomie horizontale, une sorte de confédération de style anarchiste. C'est une vision politique fascinante qui pourrait même inclure les communautés kurdes à Damas et Alep.

Moscou — et cela est absolument essentiel — soutient les Kurdes. Ceux-ci doivent donc faire partie des négociations de Genève. Cette longue partie d'échec russe est complexe : ne pas être strictement aligné, ni avec Damas ni avec « l'opposition » discréditée soutenue et armée par la Turquie et le CCG [conseil de coopération du Golfe]. L'équipe d'Obama, comme d'habitude, reste neutre. Il y a certes l'angle de « l'allié OTAN » — mais même Washington est en train de perdre patience avec Erdogan.

Les gagnants et les perdants géopolitiques

Seuls, les médias institutionnels occidentaux, dont l'ignorance est légendaire, ont été pris de court par le dernier coup diplomatique de la Russie en Syrie. La constance a été la norme.

La Russie a constamment réévalué le partenariat stratégique sino-russe. Il s'est fait parallèlement à la guerre hybride en Ukraine (des opérations asymétriques mélangées à un soutien économique, politique, militaire et technologique aux républiques de Donetsk et de Lougansk) ; même les responsables de l'OTAN qui disposent d'un QI décent ont dû admettre que sans la diplomatie russe il n'y aucune solution à la guerre dans le Donbass.

En Syrie, Moscou a accompli une prouesse extraordinaire en permettant à l'équipe d'Obama de voir la lumière au-delà du brouillard de la guerre instillée par les néocons, en conduisant à une solution impliquant l'arsenal chimique syrien après qu'Obama se prit les pieds dans sa propre ligne rouge. Obama doit une fière chandelle à Poutine et à Lavrov, qui l'ont littéralement sauvé, non seulement d'un énorme embarras mais aussi d'un autre bourbier massif au Moyen-Orient.

Les objectifs russes en Syrie, déjà exposés en septembre 2015, ont été remplis. Les Djihadistes de toutes obédiences sont en déroute — y compris, ce qui est crucial, les plus de 2000 djihadistes nés dans le sud des républiques caucasiennes. Damas a été épargnée d'un changement de régime à la Saddam ou à la Kadhafi. La présence de la Russie en Méditerranée est assurée.

La Russie surveillera étroitement l'actuelle « cessation des hostilités » ; et si le Parti de la guerre décide d'accroître son « soutien » à Daech ou au front des « rebelles modérés » au moyen d'une guerre de l'ombre, la Russie sera de retour en un clin d'œil. Quant au Sultan Erdogan, il peut toujours fanfaronner à propos de son rêve de « zone d'exclusion aérienne », mais le fait est que la frontière nord-ouest syro-turque est à présent entièrement protégée par le système de défense S-400.

En outre, l'étroite collaboration de la coalition « 4+1 » — Russie, Syrie, Iran, Irak, plus Hezbollah — a plus innové qu'un simple alignement russo-chiite. Elle préfigure un changement géopolitique majeur, où l'OTAN n'a plus le monopole du stratagème en dictant l'impérialisme humanitaire ; cette « autre » coalition pourrait être vue comme la préfiguration d'un futur rôle clé global pour l'Organisation de la Coopération de Shanghai.

Là où nous en sommes, il pourrait paraître futile de parler de gagnants et de perdants dans cette tragédie syrienne qui dure depuis cinq ans — en particulier avec la Syrie qui a été détruite par une vicieuse guerre par procuration imposée. Mais les faits sur le terrain indiquent une victoire géopolitique majeure pour la Russie, l'Iran et les Kurdes syriens, et une défaite majeure pour la Turquie et le gang à pétrodollars du CCG, en particulier si l'on considère les énormes intérêts géo-énergétiques en jeu.

Il est toujours crucial de souligner que la Syrie est une guerre de l'énergie - avec comme « récompense » celui qui sera le mieux positionné pour approvisionner l'Europe en gaz naturel : le pipeline proposé Iran-Irak-Syrie ou le pipeline rival du Qatar vers la Turquie qui impliquerait que Damas soit malléable.

Parmi les autres sérieux perdants géopolitiques se trouve l'humanitarisme autoproclamé de l'ONU et de l'UE. Et, par-dessus tout, le Pentagone et la CIA et leur troupeau de « rebelles modérés » armés. Cela ne sera pas fini tant que le dernier djihadiste chantera son hymne au paradis [salafiste]. En attendant, la Russie, en mode « pause », observe.