Raqqa
Nous naviguons d'une histoire à l'autre, d'un scénario à l'autre, en une sorte de zapping permanent, et nous ne nous rendons pas vraiment compte de ce qui se passe autour de nous. Quelqu'un se souvient-il encore du moment où Raqqa est passé de ville du nord de la Syrie à capitale de Daech ? Le monde médiatique en a fait progressivement le centre de décision de l'Etat Islamique, faisant oublier Mossoul, au point que personne n'était plus capable de dire dans laquelle de ces deux villes étaient basés la direction de l'EI et son supposé calife Baghdadi. C'est le flou stratégique par excellence.

D'ailleurs, toute la guerre mondiale contre la Syrie a été nimbée de ce flou stratégique. Personne, en dehors de Damas et ses alliés, ne savait qui était qui, qui luttait contre qui et pour qui. Dans ce flou stratégique, il est difficile, voire impossible, de discerner les alliances, ni qui est l'ami ou l'ennemi. Il semble que ce soit le nouveau mode opératoire des guerres modernes où la communication l'emporte sur les évènements, et où seul le pays cible a conscience de ce qui se passe, tandis que les commentateurs extérieurs élucubrent chacun à sa manière, participant ainsi sans s'en rendre compte au renforcement du flou stratégique.

Une vision cohérente des évènements n'apparait qu'après que ces évènements aient eu lieu. Et même encore, les avis « autorisés » mais erronés qui avaient été émis antérieurement par les « spécialistes », continuent à prévaloir pendant un certain temps. Après chaque évènement, il apparait cependant qu'il y avait toujours, pour sa réalisation, une stratégie, un calcul dont les détails avaient été soigneusement camouflés de prime abord. Ayant cela en tête, il devient évident que les intentions affichées, allègrement reprises dans les médias, n'ont rien à voir avec la réalité qui sous-tend ces intentions. C'est toute la différence qu'il y a entre, d'une part, les médias d'actualité, c'est-à-dire en fait la plupart des médias mainstream, dont la tâche principale consiste à recueillir les déclarations et décrire les évènements au moment où ils se déroulent et, d'autre part, les médias d'opinion qui sont plus attachés à la compréhension des évènements.

La plus grande saga du 21ème siècle, celle de l'Etat Islamique, nous a appris que rien dans son histoire ne s'est déroulé en dehors de ce fameux flou stratégique. Il n'est pas besoin de revenir sur le fait que s'il y a flou stratégique, il y a des stratèges derrière. Disons simplement que ce flou leur a permis de mener, avec plus ou moins de réussite, leur guerre mondiale dans le Moyen-Orient et contre la Syrie en particulier. Il est encore trop tôt pour parler de réussite ou d'échec global, mais l'on peut d'ores et déjà parler d'échecs cuisants quant aux objectifs intermédiaires, et cette tendance semble vouloir continuer.

Parmi ces objectifs intermédiaires, il en reste encore un de taille et qui est toujours en cours, la partition de la Syrie et de l'Irak. Bien que relevant d'une seule vision, la partition du Moyen-Orient, l'émiettement des deux pays se déroule en deux opérations distinctes par leur modus operandi et les moyens mis en œuvre. Tandis que les Kurdes irakiens œuvrent de leur côté pour la partition de l'Irak, Raqqa a été choisi pour centre de départ de la scission de la Syrie. Sans entrer dans les détails de la chronologie des évènements, il apparait maintenant que Raqqa avait, dès le départ, été choisie pour cela. Après la conquête de la ville par Daech, on a vu la création de toute pièce par les Etats-Unis, avec l'argent du Golfe, de milices constituées pour la plupart d'hommes ayant combattu l'armée syrienne, auxquels on a placardé des noms ronflants destinés à les faire passer pour des combattants anti-Daech. Il y a eu ensuite le déploiement progressif des forces spéciales américaines et britanniques qui n'avaient en fait pour objectif que d'empêcher toute approche de la zone par l'armée syrienne.

Presque tous les pays de l'OTAN sont présents sur le théâtre d'opération moyen-oriental. La formidable coalition réunie par les Etats-Unis, avec deux armadas, l'une dans le Golfe persique et l'autre en Méditerranée, ses porte-avions, ses bases dans la péninsule arabique, en Turquie et à Chypre, ses missions aériennes quotidiennes, n'a pas réussi à prendre un centimètre carré de terrain à Daech, à l'exception de Raqqa, à la toute dernière minute, quand les carottes étaient cuites pour l'Etat Islamique. En termes simples, cela veut dire que Raqqa avait été conquise par Daech pour la coalition et que, à la dernière minute, ses clés ont été remises au véritable destinataire de sa conquête. Il ne restait plus qu'à fusionner une partie des combattants de Daech avec les différentes milices déjà existantes et à exfiltrer les autres.

C'est maintenant que commence la véritable bataille de Raqqa. Cette terre syrienne reviendra à la Syrie, les autorités de Damas en ont manifesté la ferme intention. Il est peu probable que cela se fasse par les armes, puisque les combattants qui se trouvent dans la ville, bien qu'ils appartiennent à la même engeance que Daech, ne portent plus officiellement ce nom grâce à un tour de passepasse états-unien. La grande question à laquelle sera confrontée la communauté internationale sera alors : un pays peut-il en occuper un autre contre sa volonté ?