On pourrait croire que l'eau n'a plus de secret pour nous, habitants de la Planète bleue. Et pourtant, des chercheurs viennent de mettre en évidence un nouvel état de la matière, prédit depuis plus de 20 ans par la théorie : l'eau superionique. Cette glace aux propriétés étranges est introuvable sur Terre.
water ice
L'eau n'aura décidément pas fini de nous surprendre. La voilà qui s'invite dans les laboratoires sous forme de glace d'eau superionique. Il s'agit d'un état de la matière particulier obtenu dans des conditions de très hautes température et pression, où la glace d'eau est à la fois solide et liquide : en l'occurrence 5.000 K et 190 GPa, soit deux millions de fois la pression atmosphérique ! Ce sont les conditions qui règnent au centre de la Terre.

L'eau superionique n'existe pas naturellement sur notre planète, mais elle pourrait se trouver dans cet état dans le manteau des planètes géantes de glace, telles Uranus et Neptune. Son existence, prévue depuis les années 1980 par la théorie, corroborée ensuite par des simulations numériques en 1999, a enfin été confirmée expérimentalement par des physiciens américains : Marius Millot et ses collègues du Lawrence Livermore National Laboratory (LLNL), de l'université de Californie, à Berkeley, et de l'université de Rochester, dans l'État de New York.

Au terme de quatre années de mesure et d'analyse de données, les chercheurs ont publié la découverte dans Nature Physics. « Notre travail fournit une preuve expérimentale de l'existence de l'eau superionique et montre que ces prédictions n'étaient pas dues à des artefacts dans les simulations », rapporte Marius Millot dans un communiqué du LLNL.

superionique water
© S. Hamel, M. Millot, J. Wickboldt, LLNL, NIFCette image provient d’une simulation de dynamique moléculaire au sein de la glace d’eau superionique, c’est-à-dire une simulation numérique de la dynamique des particules. On y voit en rose la trajectoire des protons, ou ions hydrogène, circulant dans le réseau d’oxygène. S. Hamel, M. Millot, J. Wickboldt, LLNL, NIF
Une glace d'eau mi-solide mi-liquide dans le manteau des planètes glacées

Les simulations numériques de 1999 constituaient déjà un exploit pour l'époque, où la puissance de calcul était beaucoup plus faible. Par ailleurs, des limitations technologiques empêchaient les expériences en laboratoire. Aujourd'hui, de telles barrières sont tombées : Marius Millot et ses collègues sont parvenus à créer de l'eau superionique en comprimant un échantillon d'eau entre deux pointes de diamants.

Le procédé, appelé cellule à enclumes de diamants, a permis d'augmenter la pression jusqu'à 2,5 GPa, soit 25.000 atmosphères, et de créer une glace d'eau, dite glace VII, un type de glace parmi une quinzaine connus, qui est 60 % plus dense que l'eau. Ensuite, la glace VII a été bombardée par un laser. Une fraction de seconde a suffi pour que la température atteigne 5.000 K et la pression 190 GPa. L'eau superionique s'est formée avant de fondre, à peine 10 à 20 nanosecondes plus tard.

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© M. Millot, E. Kowaluk, J. Wickboldt, LLNL, LLE, NIFPour prouver par l’expérience l’existence de l’eau superionique, les chercheurs ont fait appel à un choc laser pour recréer des conditions de température et de pression extrêmes.
Soumise à ces conditions extrêmes, l'eau, de formule brute H2O (deux atomes d'hydrogène liés à un atome d'oxygène), voit ses propriétés changer et elle devient « superionique ». La chaleur affaiblit les liaisons entre hydrogène et oxygène au sein des molécules d'eau, tandis que la pression maintient les atomes d'oxygène figés dans un alignement cristallin, c'est-à-dire solide. Les ions hydrogène (rien d'autre que des protons) se mettent donc à circuler librement dans le réseau cristallin d'oxygène, comme un liquide.

Grâce au déplacement des particules chargées, l'eau superionique est conductrice, sauf que contrairement à un métal, l'électricité circule par l'intermédiaire des particules chargées positivement, ici les protons, au lieu des électrons. Si l'on parvient à obtenir de l'eau à l'état superionique dans des conditions moins contraignantes, une application sera donc envisageable en électronique, notamment pour faire des batteries.

Cette découverte expérimentale intéresse également l'astronomie. Elle pourrait alimenter les modèles sur la dynamique et la structure interne des géantes glacées de notre système solaire, ainsi que des exoplanètes similaires, car les conditions extrêmes reproduites en laboratoire par Marius Millot et son équipe sont celles qui règnent au sein d'Uranus et de Neptune. Les résultats tendent à montrer que l'eau serait présente dans le manteau de ces planètes à l'état superionique, ce qui permettrait d'ailleurs d'expliquer leur champ magnétique étrange.

En outre, cette preuve expérimentale confirme la fiabilité des modélisations numériques et leur capacité prédictive : d'autres états exotiques de la matière et d'autres voies de recherche pourraient être envisagés grâce à des simulations.