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De nouveaux cadavres d'hommes, de femmes et d'enfants sont venus allonger la longue liste de ceux qui ont fait un immense tombeau de ce Mare Nostrum* qui fut autrefois une mer permettant à des gens, des coutumes et des cultures de fraterniser, et devenu aujourd'hui une frontière blindée qui sépare et extermine, tuant ce qui reste de notre humanité.*

Les dernières 250 victimes du Canal de Sicile, des Érythréens et des Somaliens - que certains médias s'acharnent, malgré la dimension de cette tragédie, à qualifier de "clandestins" et d'"extracommunautaires" -, ne sont pas seulement mortes du fait de la prohibition de l'accès à l'Europe, mais aussi de notre coupable ingérence "humanitaire" en Libye. On a préféré les bombardements aux corridors réellement humanitaires, on a ignoré cyniquement le devoir de sauver avant tout les êtres humains et, en premier lieu, les réfugiés, persécutés et pris au piège dans la guerre civile.

D'ores et déjà nous le savons : même ces victimes par excellence, noyées (à cause de retards ou d'impéritie ?) au cours des opérations de secours des garde-côtes italiens, ne viendront pas solliciter l'empathie qui déclenche le ressort de la solidarité collective et induit la réflexion sur la folie de guerres "humanitaires" qui tuent des humains. Cela fait longtemps que notre malheureux pays n'éprouve plus les sentiments qui, il y a juste 20 ans, poussèrent les habitants de Brindisi, ville de 90 000 habitants, à restaurer, secourir et héberger dans leurs propres maisons 27 000 réfugiés albanais.

Ce sont des eaux plutôt troubles qui ont coulé depuis sous les ponts : la propagande raciste et sécuritaire, le poison liguiste** administré jour après jour à des doses toujours plus élevées, une politique médiocre qui fait assaut de méchanceté à l'égard des "étrangers" dans la concurrence électoraliste, une Europe unie qui ne sait s'unir que quand il s'agit d'argent et défense de ses frontières contre l'irruption des Barbares. Si bien que pas même cette dernière tragédie, pas même les images des visages souffrants et terrorisés des rescapés et les récits de ceux parmi eux qui ont perdu en mer toute leur famille, pas même l'idée des enfants engloutis par les eaux qui auraient du les pousser vers le salut n'entraîneront de réflexion sur la folie collective dont nous sommes la proie.

Nous applaudissons, plus ou moins tardivement, avec plus ou moins d'enthousiasme, au vent de printemps qui ébranle les régimes despotiques sur l'autre rive et nous acceptions le despotisme grossier des plombiers qui nous gouvernent, eux qui parlent d'êtres humains à la recherche d'un meilleur sort ou de salut en termes de robinets à fermer et de baignoires à vider.

Nous participons à l'armée des "hommes de bonne volonté" qui vont pacifier la Libye à coups de bombes et nous nous fichons de nos malheureux ex-colonisés, d'abord discriminés ou réduits en esclavage, puis englués entre la guerre civile et l'intervention "humanitaire" : derniers du monde, sans paix et sans patrie, s'ils n'ont plus où aller, où retourner, c'est aussi grâce aux effets de longue durée de notre politique coloniale et néocoloniale.
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Le radeau des illusions, photomontage de Gérard Rancinan, Paris-Match n°3069, 13/3/2008
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Est-ce que nos plombiers de service joueront à nouveau aux victimes de l'Europe cynique et tricheuse qui n'arrive pas à les défendre contre le "tsunami humain" aussi à propos des survivants érythréens et somaliens et de ceux qui réussiront à arriver chez nous ? Est-ce que nos "hommes de bonne volonté" oseront subordonner le devoir d'accueillir dignement les réfugiés à quelque petit accord, en l'occurrence passé à l'arrachée avec l'hypothétique prochain gouvernement de transition libyen ?

Une remarque basique enfin. Les révoltes qui ont renversé ou ébranlé les régimes dictatoriaux de l'autre rive sont animées dans beaucoup de cas par le désir de liberté et l'exigence de dignité : la liberté et la dignité signifient pour les jeunes révoltés aussi la liberté de mouvement et le droit d'aller chercher ailleurs un sort plus digne, sans mettre en danger leur propre vie. Les gouvernements de transition ne pourraient donc pas prétendre représenter la rupture radicale avec les anciens régimes sans en briser les axes porteurs : parmi ceux-ci, les accords bilatéraux qui ont fait d'eux les gendarmes féroces et stipendiés de la Forteresse Europe.

En somme, une des conditions pour que les révolutions en cours soient de vraies révolutions, capables de conquérir des couches du peuple, réside dans leur volonté et possibilité de résister aux chantages européens et plus généralement atlantiques. Ce n'est ni facile ni sûr. Mais ce serait moins ardu si ceux qui refusent d'endosser le vieux rôle de chiens de garde des frontières des autres, avaient pour alliés sur cette rive-ci ceux et celles qui décideraient vraiment qu'ils et elles n'en peuvent plus du colonialisme, des guerres "humanitaires" et des frontières blindées et seraient, pour ces raisons et pour d'autres, disposés à se révolter contre les plombiers et "hommes de bonne volonté" en tous genres.

NdT

*Mare nostrum : expression latine signifiant "notre mer", employée couramment dans la Rome antique pour désigner la Méditerranée, considérée comme la piscine domestique de la Rome impériale, et reprise par Mussolini dans sa rhétorique impériale, dans un discours prononcé à Tripoli en avril 1926 et annonçant sa volonté de "refaire de l'Italie" la puissance contrôlant la Méditerranée.

** Liguiste : de la Ligue du Nord, raciste et allophobe.


Traduit par Fausto Giudice