«Que sais-je ? » « Qui suis- je... ? C'est en sa tour ronde qui nous est restée du château d'origine, constellée de sentences grecques ou latines, que nous imaginons Montaigne, s'interrogeant ainsi, lisant, écrivant pour mieux se connaître et produisant une œuvre unique : Les Essais.
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© InconnuMichel de Montaigne
Se prendre pour matière de son livre : une gageure au XVIe siècle et la marque d'un passage à l'individualité, à l'intériorité et la subjectivité revendiquée. À la psychologie ? Il n'y a qu'un pas pour l'affirmer, franchi plus tard par les lecteurs des temps modernes. Et pourquoi ? « L'être véritable est le commencement d'une grande vertu », lit Montaigne chez le poète grec Pindare. Le trouver, le connaître, l'exhiber, serait donc apprendre à mieux vivre. Cela mérite d'être « essayé »...

« Psychologue de lui-même »

Libéré des obligations professionnelles à 38 ans, il se retire sur ses terres qu'il doit administrer en seigneur, et compte jouir de la tranquillité à laquelle il aspire tant, au milieu de ses livres. Écrire ? Il doit bientôt s'y atteler, à tous les sens du terme, et s'en explique, dès le premier livre, au chapitre VIII, « De l'oisiveté ». Alors qu'il pense pouvoir s'adonner à cette paix, il constate que son esprit vagabonde comme « un cheval échappé ». Il...
... « enfante tant de chimères et monstres fantasques les uns sur les autres, sans ordre et sans propos, que pour en contempler à [son] aise l'ineptie de l'étrangeté, [il a] commencé de les mettre en rôle : espérant avec le temps lui en faire honte à lui-même ».
Dompter les folles pensées et les cauchemars, poser son esprit : l'ambition de bien des psychothérapies d'aujourd'hui et des théories de la psychologie de l'attention... Son divan sera l'écriture. Son (ou ses...) thérapeute(s) : les penseurs classiques comme ses contemporains dans un savant jeu de miroirs, qu'il retourne vers autrui pour leur donner à penser sur eux-mêmes. Point de repli sur soi... « Cherchant la sagesse dans la solitude, [il a] frôlé la folie. Il s'est sauvé, guéri de ses fantasmes en les notant. L'écriture des Essais lui a donné le contrôle de lui-même », affirme d'ailleurs Antoine Compagnon, professeur au Collège de France, auteur d'Un Été avec Montaigne (Équateur, 2013).
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Mais c'est un combat de tous les jours, de chapitre en chapitre, car il découvre l'inconstance de son être, l'impermanence, et revient souvent sur ce vertige.
« Le monde n'est qu'une branloire pérenne », affirme-t-il au Livre III, dans son chapitre « Du repentir ». « Je ne peins pas l'être, je peins le passage. Non le passage d'âge en âge (...) mais de jour en jour, de minute en minute. »
Il trouve un équilibre instable dans son identité changeante et les aléas du monde, avec déjà ce qu'il faut de folle sagesse. « Il n'est plus seul, il devient double, analyse aussi l'écrivain Stephan Sweig qui lui consacre une biographie en 1982. Et il découvre que cet amusement est sans fin, que son moi évolue constamment. (...) Il devient le psychologue de lui-même. »
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Mieux vivre... et mourir

La contemplation de cette inconstance force l'ancrage à l'instant T, dans le temps présent, même si Montaigne n'hésite pas à effectuer de multiples détours par les auteurs de l'Antiquité et par l'Histoire, afin de mieux saisir l'ici et maintenant.
« Quand je danse, je danse : quand je dors, je dors. Voire, et quand je me promène solitairement en un beau verger, si mes pensées se sont entretenues des occurrences étrangères (...) je les ramène à la promenade, au verger, à la douceur de cette solitude, et à moi », ...
... rapporte Montaigne dans le dernier chapitre des Essais, « De l'Expérience ». Quelle meilleure illustration du carpe diem d'Horace ? Cueille le jour... Et que la mort le « trouve en plantant ses choux » ! Car la méditation du changement, du présent et de la douceur de vivre ne va pas sans celle de la mort.

La grande Parque rôde depuis longtemps autour de lui, entre les ravages des guerres de religion, la peste, la perte d'un frère trop jeune frère, de la plupart de ses enfants, et surtout de son grand ami la Boétie. Une étrange expérience force également son attention, à l'occasion d'une brutale chute de cheval, peu avant de prendre sa retraite mondaine et de se mettre à l'écriture. Il se retrouve à terre, sans conscience « ni sentiment non plus qu'une souche. » Il raconte l'événement d'après le récit qu'on lui fait, dit s'éveiller peu à peu, marcher et discourir sans en garder le souvenir. Et s'il reconnaît frôler la mort, l'expérience est douce, « exempte de des plaisirs », « mêlée à cette douceur, que sentent ceux qui se laissent glisser au sommeil. » Une vision rassurante de la mort, pouvant surprendre en pleine vie ou cueillir après l'agonie. Qu'on s'en inspire...

Mais pour Antoine Compagnon, ...
... « Montaigne tire de l'expérience une leçon plus importante et moderne. Elle lui donne à réfléchir sur l'identité, sur le rapport du corps et de l'esprit. (...) Que sommes-nous si nous parlons, ordonnons, sans que notre volonté y ait part ? Où est notre moi ? Grâce à cette chute de cheval, Montaigne, avant Descartes, avant la phénoménologie, avant Freud, anticipe sur plusieurs siècles d'inquiétude sur la subjectivité, sur l'intention ; et il conçoit sa propre théorie de l'identité - précaire, discontinue. »
Un pas de plus dans la découverte des mystères du moi.

Montaigne, psychologue de nous-mêmes ?

La philosophie de la vie et de la mort de Montaigne a donc bien souvent quelque chose d'apaisant, et beaucoup de lecteurs reconnaissent, au fil des pages, l'ami réconfortant. Même Stephen Sweig, dans la magnifique introduction de sa biographie, son dernier texte... avant de se suicider. Pourquoi un tel geste, après Les Essais ? Plus que la tranquillité, le maître lui a appris la liberté. La seule qui pouvait l'extraire de la barbarie de la Seconde Guerre mondiale. Mais aux antipodes, d'autres le lisent pour être soi et vivre. Offrant des choix si contraires, Les Essais pourraient surtout nous tendre un miroir et nous parler de nous. Et « ce n'est pas dans Montaigne mais dans moi que je trouve tout ce que j'y vois », reconnaît encore Blaise Pascal (Pensée n° 689), entre deux infinis, du particulier microscopique et de l'universel macroscopique. Comme eux, on peut donc lire Montaigne, et mieux se connaître. Le relire même, comme lui-même a réécrit trois fois Les Essais, en guise de travail sur soi. Reste la liberté d'en mieux vivre...
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© InconnuEt si on lisait Montaigne ?