Face aux scandales sanitaires, à l'urgence climatique et à la crise du monde agricole, des paysans et des citoyens ont eu l'idée de se rapprocher en créant des Amap. Une formule avec quelques contraintes, et beaucoup de satisfactions.

légumes, vegetables
© LP/ Olivier ArandelAvec les Amap, vous êtes sûrs d’avoir des produits locaux et de saison.
Un jeudi, 18h30. « Le Collective », café culturel d'Aubervilliers, accueille la distribution hebdomadaire de paniers de légumes et de petits fromages de chèvre. Le long des murs de cet établissement, fraîchement repris par quatre jeunes du quartier, sont stockées quelques cagettes remplies de légumes bigarrés. Ces produits viennent de la ferme Les Jardins d'Héricourt en Picardie. Les maraîchers qui les ont expédiés, Sophie et Cédric Boutillier, savent qu'ils seront tous achetés par les membres de l'Amap Sauvage.

Vous ne savez pas encore ce qu'est une Amap ? Il s'agit d'une Association pour le maintien d'une agriculture paysanne, qui permet de connecter directement producteurs et consommateurs. Il en existe 2000 en France selon le Mouvement interrégional des Amap, ce qui représente plus de 250 000 adhérents.

Tout a commencé au Japon dans les années 1960. Dans la baie de Minamata, sur l'île de Kyushu, des familles de pêcheurs sont atteintes de maladies graves, des enfants naissent handicapés. Coupable, le mercure rejeté dans la mer par l'usine locale de pétrochimie. Les poissons que les habitants mangent tous les jours en sont gorgés. Les Japonais commencent alors à se méfier de la nouvelle politique agricole menée par leur gouvernement : utilisation massive d'engrais, recours aux pesticides chimiques, monoculture... Des citoyens désireux de continuer à se nourrir de produits cultivés sainement se rassemblent.

Ensemble, ils ont les moyens d'acheter à l'avance l'intégralité de la production d'un paysan, lui assurant ainsi une sécurité financière. En échange, celui-ci s'engage à leur fournir, tout au long de l'année, des produits sains, savoureux et cultivés dans le respect de l'environnement, c'est-à-dire sans intrants ou produits chimiques, ni OGM. Les teikei (« coopération » en japonais) sont nés. Une façon de mettre le visage du paysan dans son assiette.

Une première expérience dans le Var

L'idée traverse l'océan Pacifique et, en 1986, naît aux États-Unis la première CSA (Community Supported Agriculture), dont le concept rejoint celui des teikei. Dix ans plus tard, le Canada s'y met. En France, la première initiative du genre est apparue en 2001 dans le Var. C'est cette année-là, lors d'un voyage aux États-Unis, que Denise et Daniel Vuillon, maraîchers varois, découvrent ce nouveau système de distribution. À l'époque, le couple lutte à la fois contre l'expropriation et contre la grande distribution qui fixe unilatéralement les prix des produits disponibles sur le marché. Très vite, les deux maraîchers comprennent l'intérêt de cette nouvelle forme de partenariat commercial, qui peut les sauver eux, mais aussi d'autres paysans aux difficultés similaires.

En effet, leur situation n'est pas isolée, la faute entre autres à l'utilisation massive d'intrants au détriment du bon sens paysan, à la monoculture intensive, au remembrement et à la dépendance aux aides européennes de la PAC. Le 17 avril 2001, le couple Vuillon, en lien avec quarante familles, lance la première association made in France.

Comme créer une Amap ne coûte rien et ne nécessite aucune autorisation, juste de l'expérience et du temps bénévole, le concept apparaît vite comme une solution pour les paysans et les initiatives se multiplient. La première d'Ile-de-France est née en 2003 à Pantin. Depuis, le concept a essaimé à un rythme exponentiel. En 2018, dans la région parisienne, on dénombrait 315 groupes, soit plus de 15 000 familles reliées à 200 fermes.

Le mouvement des Amap s'est doté d'une charte inspirée des fondamentaux de l'agriculture biologique, c'est-à-dire une production sans engrais, ni pesticides chimiques, ni OGM mais qui n'exige pas le label bio. Chaque semaine, après s'être engagés sur une période (généralement, six à douze mois), les amapiens - aussi appelés « mangeurs » ou « consom'acteurs » - viennent chercher leur panier-surprise. Celui-ci correspond aux besoins hebdomadaires d'un couple avec deux enfants.

La taille du foyer, au regard de celle du panier, peut poser problème : « C'est ce qui m'a toujours un peu freinée à l'idée de souscrire à une Amap. Même si des demi-paniers sont aujourd'hui proposés, ce n'est pas le modèle le plus adapté aux personnes vivant seules », témoigne Marion Gambin, qui préfère ainsi rester fidèle aux marchés parisiens et aux épiceries d'alimentation biologique.

Un panier de légumes à 18 euros

Le lieu de dépôt des paniers est décidé conjointement par les membres. Parfois, les distributions débutent au domicile de l'un des mangeurs puis, lorsque le groupe s'agrandit, il investit un café, une librairie... Elles peuvent aussi avoir lieu directement à la ferme.

Où qu'elle ait lieu, la distribution se tient à heure fixe. Pour certains, cela peut paraître contraignant : « Cela fait plus d'un mois que je me suis inscrit dans une Amap et, pour le moment, je n'ai malheureusement pas encore trouvé le temps d'aller récupérer mon panier ! », regrette Damien, sommelier aux horaires fluctuants et adhérent à l'Amap Les Cagettes de La Fayette, dans le IXe arrondissement de Paris. À l'inverse, Sophie, adhérente de l'Amap Ménil'Sème, dans le quartier de Ménilmontant à Paris, apprécie ce cadre fixe. « Ça enlève une charge énorme de ne pas se demander ce que l'on va acheter et c'est un gain de temps d'avoir juste à récupérer son panier de légumes une fois par semaine. Je n'erre plus dans les rayons des supermarchés bio à me demander ce que je vais bien pouvoir cuisiner. » Atout supplémentaire, le concept ne se limite pas au maraîchage mais concerne aussi l'élevage, la pêche, la boulangerie...

À l'Amap Sauvage d'Aubervilliers, le prix du panier de légumes a été fixé à 18 euros. Afin de n'exclure personne, différentes possibilités de règlement sont proposées, notamment la mensualisation des encaissements des chèques. Ce soir-là, c'est Raphaël qui se charge de chapeauter la distribution. Le couple de maraîchers a envoyé une fiche sur laquelle est inscrite la composition du panier. Deux balances sont posées sur les tables du café, à chacun ensuite de se retrousser les manches et de remplir son cabas. Après les nombreux épisodes de grêle du printemps, les légumes des beaux jours se sont fait attendre. Il faudra se satisfaire de radis, carottes, chou pointu, blettes, salade, coriandre et cébettes.

«C'est le système idéal pour les paysans»

C'est aussi ça, la singularité de l'Amap : accepter de partager les risques climatiques avec le paysan. « Lorsqu'une nouvelle personne adhère à l'Amap, il est important d'insister sur ce point afin d'éviter les déconvenues en cas d'intempéries et de baisse de la production », précise Pierre Simon, du café Le Collective et adhérent de l'Amap Sauvage d'Aubervilliers depuis plusieurs saisons. « C'est ce lien fort de solidarité avec le producteur qui m'a donné envie de souscrire. Je consommais déjà bio mais j'avais envie de passer à une démarche plus solidaire et humaine », poursuit Sophie, amapienne depuis quatre ans maintenant.

« À la charge du maraîcher ensuite de s'assurer que les amapiens repartent satisfaits, poursuit Cédric Boutillier, le paysan picard. Chaque semaine, le panier est constitué de sept à neuf variétés de légumes différents. Même durant l'hiver et au début du printemps, deux périodes plus difficiles, vous trouverez au minimum quinze variétés différentes de légumes dans mes champs. On ne parle pas en poids car celui-ci varie vraiment d'une saison à l'autre et il n'y a pas lieu de comparer 1 kg de pommes de terre avec 1 kg de mesclun. » Et si les mangeurs ont des envies particulières, Cédric essaie de les intégrer, d'une année sur l'autre, à son planning de culture.

Quand on sait que, selon les chiffres de la Mutualité sociale agricole, un agriculteur français sur trois gagnait moins de 360 euros par mois en 2015, le modèle des Amap constitue une véritable alternative à la précarisation d'une profession indispensable. « Je travaille depuis six ans avec les Amap, raconte Cédric Boutillier. Avec le recul, je dirais que c'est le système idéal pour les paysans puisque l'on connaît à l'avance, et pour une durée habituelle de douze mois, le nombre de paniers que nous allons devoir garnir chaque semaine, ce qui nous permet d'organiser notre planning de culture mais aussi et, surtout, de limiter le gaspillage. Nous ne vivons pas dans l'incertitude comme les maraîchers qui vendent sur les marchés. À chaque récolte, je cueille la quantité de légumes dont j'ai besoin. C'est comme si ma ferme était un jardin partagé entre tous les adhérents. » Les fermes en Amap organisent d'ailleurs régulièrement des visites de leur potager et même des chantiers participatifs.

Renouer avec la nature pour manger mieux

La formule est avant et surtout un formidable outil de reconnexion au vivant. « Consommer local permet d'intégrer la notion de saisonnalité, détaille Sophie, 28 ans, adhérente de l'Amap parisienne Ménil'Sème. En Ile-de-France, il faut attendre la fin du mois de juillet ou le début du mois d'août pour croquer dans une tomate, rien à voir avec le sud de la France où les premières tomates arrivent à la mi-juin. J'ai aussi appris qu'il n'existait pas seulement un radis allongé et rose mais une multitude de variétés distinctes avec chacune un goût bien particulier. » Avec ce système, on redécouvre aussi certains légumes oubliés comme les blettes, les rutabagas, les topinambours... « En cuisine, cette diversité de légumes m'oblige à être beaucoup plus inventive, poursuit Sophie. Surtout, elle a inversé mon rapport aux produits, je m'adapte au contenu de mon panier plutôt que de faire des listes de courses en vue d'une recette. »

À l'Amap d'Aubervilliers, les mangeurs sont unanimes : depuis qu'ils sont adhérents, ils ont retrouvé le vrai goût des légumes. Les produits sont récoltés au plus tard la veille et ne sont pas ballottés durant des jours dans des camions réfrigérés ou des bateaux. Mais surtout, tous les amapiens ont conscience d'une chose importante : derrière chaque produit, il y a un producteur. Renouer avec l'humain, et si c'était la solution pour retrouver le chemin du bien manger tout en instaurant une agriculture durable ?