Pourquoi l'écrivain Gabriel Matzneff, accusé de pédophilie, n'a-t-il jamais été poursuivi ?

Les actes pédophiles - longtemps assumés au sein de ses récits - de l'écrivain sont au cœur du livre « Le Consentement », de Vanessa Springora. Des récits qui ne l'ont pourtant jamais mis face à la justice.

Gabriel Matzneff
© AFP/Jacques DemarthonL’écrivain Gabriel Matzneff n’a jamais caché ses penchants pour les enfants et jeunes adolescents. (archives)
« Coucher avec un ou une enfant, c'est une expérience hiérophanique, une épreuve baptismale, une aventure sacrée », disait-il déjà dans un essai intitulé « Les moins de seize ans », publié en 1974. Depuis le milieu de cette semaine, l'écrivain Gabriel Matzneff est rattrapé par son passé et ses actes pédophiles, relatés notamment dans le livre « Le Consentement » de Vanessa Springora - une de ses anciennes victimes -, qui paraîtra le 2 janvier prochain. Un ouvrage jugé « hostile, méchant, dénigrant, destiné à nuire », s'est défendu l'homme de lettres à L'Obs.

Pourtant, l'écrivain n'a jamais caché ce qu'il décrit comme une passion pour les mineurs, filles ou garçons. « Vendredi soir. Journée délicieuse entièrement consacrée à l'amour, entre ma nouvelle passion, Esteban, beau et chaud comme un fruit mûr, douze ans, le petit que j'appelle Mickey Mouse, onze ans, et quelques autres, dont un de huit ans... », confiait-il dans un tome de son carnet « Un Galop d'enfer » en 1985.

En France, l'atteinte sexuelle sur des mineurs de moins de 15 ans est punie de 7 ans de prison et de 100 000 euros d'amende. Le viol, lui, est puni de 15 à 20 ans de prison. Pourtant, Gabriel Matzneff n'a jamais été condamné par la justice ni même mis en examen.

« Une sorte de fascination pour le prédateur »

Vanessa Springora, qui a affirmé publiquement être l'une de ses victimes, n'a jamais porté plainte contre l'écrivain. Fascinée par l'aura littéraire de l'homme, qu'elle a connu adolescente, elle explique dans son livre n'avoir pas réalisé la gravité de ses actes.

« Elle dit qu'en effet, elle avait 13, 14 ans, qu'elle était entre guillemets consentante, et que c'est pour ça qu'elle n'a pas pu exprimer plus tôt son dégoût, qu'elle n'a pas porté plainte contre Matzneff. Mais elle le dit fort justement, il y a une sorte de fascination pour le prédateur qui fait qu'elle n'a pas osé le dénoncer », raconte à ce sujet la journaliste Françoise Laborde, engagée contre la maltraitance des enfants et qui corrobore les faits auprès de France Info.

Pour le psychothérapeute Pierre Lassus, interrogé par Le Parisien, c'est aussi la notoriété de l'écrivain qui a pu pousser ses victimes à garder le silence. « J'ai longtemps reçu une fille qu'il a abusée alors qu'elle avait 13, 14 ans. Elle a voulu écrire sur le sujet, mais elle s'est découragée car elle a reçu de nombreuses pressions de Matzneff et de son entourage », assure le directeur général honoraire de l'Union Française pour le Sauvetage de l'Enfance.

« Dans un de ses journaux, il racontait qu'il s'envoyait un garçon qui sortait du collège avec son cartable, et qu'il n'y avait rien de plus jouissif », se rappelle Pierre Lassus. « N'importe qui de banal eût été convoqué pour une information judiciaire après de tels écrits. [...] Il était protégé par le milieu intellectuel, la doxa qui disait que c'était bien d'initier les enfants à la sexualité », poursuit-il.

Selon Vanessa Springora, Matzneff a été convoqué plusieurs fois à la Brigade des mineurs mais en est toujours ressorti sans être inquiété. Pourquoi les enquêtes ne sont-elles pas allées plus loin ? Contacté, le ministère de la Justice n'a pas encore pu répondre à nos questions.

Une plainte pour « apologie d'agression sexuelle »

Certaines associations de lutte contre les violences sur les enfants ont pourtant essayé de porter une « affaire Gabriel Matzneff » devant la justice.

Comme « Innocence en danger », qui a déposé une plainte contre X pour « apologie d'agression sexuelle » en 2014 après avoir réclamé le retrait du prix Renaudot décerné à Gabriel Matzneff pour « Séraphin, c'est la fin » (2013). Son œuvre risque de « décomplexer des pédophiles qui ne seraient pas encore passés à l'acte », dénonçait alors Homayra Sellier, présidente de l'association.

À l'époque, il était déjà impossible de poursuivre Gabriel Matzneff pour les faits évoqués dans ses ouvrages publiés dans les années 1980, car ils étaient prescrits (le délai de prescription pour les crimes sexuels sur mineurs est passé de 20 à 30 ans après la majorité en 2018 ).

L'association s'est donc donné pour objectif d'ouvrir un débat sur l'apologie de l'agression sexuelle. « On a écrit à tous les membres du jury Renaudot, Giesbert, Beigbeder, au président de la République... Nos courriers sont restés lettre morte. L'affaire Gabriel Matzneff est retombée comme un soufflé », déplore Homayra Sellier au Parisien.

L'association « La Mouette » avait elle aussi demandé, via une pétition, le retrait du prix Renaudot à l'écrivain, en condamnant ses écrits dans les mêmes termes. « C'est une honte que cet homme ait pu avoir un prix! Demandons qu'il lui soit retiré, que son livre soit interdit, enfin qu'une enquête sérieuse soit faite et qu'il soit jugé et condamné pour ses éventuels passages à l'acte! », écrivait alors Anne Gourgue, présidente de l'association de défense et protection de l'enfant.

« C'était une autre époque », assure-t-on aussi pour expliquer l'absence de réaction face aux propos de Gabriel Matzneff. « La France est un pays qui a toujours toléré les relations sexuelles avec des mineurs. On n'a jamais condamné des actes sur mineurs de façon juste. C'est encore pire avec des riches et des puissants, même lorsqu'ils sont très explicitement concernés », estime Homayra Sellier.

Aujourd'hui, Gabriel Matzneff a peu de chances d'être inquiété par la justice, à moins qu'il n'ait fait de victimes récentes. Mais le regard porté sur ses récits a bel et bien changé. « L'affaire est relancée grâce à un courageux témoignage (celui de Vanessa Springora, NDLR). [...] On a un peu évolué, on sait aujourd'hui qu'on ne peut pas toucher un mineur », commente Homayra Sellier.

« Ce n'est pas une question morale », complète le psychothérapeute Pierre Lassus. « C'est clinique. On a mesuré des traumatismes clairs et évidents chez les enfants confrontés à la sexualité adulte. » « J'espère apporter une petite pierre à l'édifice qu'on est en train de construire autour des questions de domination et de consentement », avait d'ailleurs déclaré Vanessa Springora, de son côté, à L'Obs.