Voici le cri du cœur sous forme de lettre écrite à son fils par Cyril Roche, auteur, metteur en scène et directeur artistique. Auteur de trente pièces de théâtre, Cyril Roche en a mis en scène quarante, et a interprété cinquante rôles, toujours au théâtre. Sa lettre nous propulse dans l'avenir et porte un regard critique sur la « mascarade », véritable « pagaille organisée », qui compose aujourd'hui les affres d'une nuit noire ou d'un hiver sans fin auxquels nous sommes soumis par une dictature qui ne dit pas son nom. Un témoignage tout en sensibilité pour ne pas oublier ce qu'était encore hier notre monde et pour que les mémoires de ce à quoi nous assistons aujourd'hui ne soient pas complètement perdues. Un cri du cœur pour témoigner des événements successifs présents qui pourraient, à terme, menacer l'humanité transformée dans le futur en « ombre vouée à ne servir que son maître, sans jamais plus avoir la possibilité de s'échapper. »
Horloge et Livre
© Inconnu
Ce texte reflète l'état d'une âme tombée dans un découragement profond, un accablement qui peut sembler s'opposer au texte plein d'espoir que nous avons publié il y a quelques semaines : « Ne perdez pas espoir, nous sommes faits pour affronter le défi de cette époque ». Pourtant, et bien qu'il puisse sembler désespéré quant à ce qui pourrait advenir, il offre aussi, et de façon paradoxale, un sentiment qui incline l'individu à espérer, parce qu'en dépit de tous leurs plans, les élites mondialistes ont tendance dans leur hubris à faire fi du fait que rien ne se passe jamais comme prévu, et qu'il s'agit de la seule chose que nous apprend le futur en devenant le passé.

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LETTRE DU PASSÉ

Mon fils,

Je t'écris cette lettre depuis l'année 2020.
Je sais, cela semble loin pour toi qui navigue dans ce futur de basculement et d'atrocités.
Depuis ton monde, où les libertés et la conscience individuelle ont été mises au ban de la société civilisée, les évènements que j'ai vécus ici semblent dérisoires.
D'aucuns diraient que cela « n'a plus d'importance ».
Oui, ce monde dans lequel tu évolues est désormais parfaitement aseptisé, maîtrisé, organisé. Ce rêve inaccessible que tant de dirigeants ont eu au cours de l'histoire humaine, vous l'avez finalement atteint.

Tout est sous contrôle, et chaque pas que tu fais tu le dois à ceux qui te gouvernent.
Tu ne peux manger sans eux, ni bouger, ni respirer, ni même aimer.
Ils te disent comment faire, comment vivre.
Ils te disent comment exister dans ce monde qui a vaincu l'incontrôlable et l'imprévisible.
Et toi tu écoutes, comme tous les citoyens de ton siècle.
Car ils ont lavé jusqu'au moindre doute présent dans vos cerveaux et ils ont fait du peuple humain des machines dociles, comme ces manettes qui étaient utilisées jadis pour diriger un personnage dans un jeu virtuel.
Leurs lois, leurs décrets ont été leur joystick.
Et ils ont tué ceux qui criaient par-dessus la mêlée. Ils leur ont coupé la tête comme on fauche les blés au temps de la moisson.
Tout cela pour vous sauver.
Tout cela pour vous protéger.
Tout cela pour vous épargner de l'horreur d'une vie « régulière ».
C'est ce qu'ils disent, c'est ce qu'ils ont toujours dit.
Tu ne le sais même pas, toi qui est désormais un des rouages de cette machine titanesque.
Ton esprit autonome a été formaté.

Si je prends la plume aujourd'hui, c'est pour te dire qu'il n'en a pas toujours été ainsi.
Il fut un temps où l'homme était libre.
Je veux dire, où il pensait par lui-même et agissait dans les limites d'une moralité convenable.
Sais-tu que l'homme choisissait son travail, ses amours, ses loisirs ?
Il pouvait écouter de la musique et même en jouer.
Il pouvait chanter, danser, rire.
Oui, l'homme pouvait rire, et même avec éclat, ça n'était pas encore interdit.
Et ça lui faisait un bien fou, contrairement à ce qu'on en dit à ton époque.
Il pouvait penser par lui-même, c'est-à-dire qu'il avait les moyens de réfléchir, de lire, de comparer ce qui s'offrait à lui et de faire des choix. De trouver par lui-même les réponses et les solutions, parfois même face à des problèmes insurmontables.
Il avait cette capacité. Rien ne lui était imposé si ce ne sont certains devoirs en fonction de l'état dans lequel il évoluait.

L'homme philosophait et s'offrait même la possibilité de refaire son monde, en mieux.
Il rêvait... Oh, pas comme les rêves de ton temps, je te rassure, où, par peur des « idées noires » comme le dit ton gouvernement, vous vous branchez sur des machines qui vous donnent des rêves tout faits, en conformité avec les règles sociales. Non, nos rêves à nous étaient... libres.
Pour certains on ne les contrôlait pas, ils étaient comme un défi, une source inépuisable de folie en nous, une manière de rendre l'impossible possible. Pour d'autres, ils devenaient une conviction, une force inébranlable prête à démolir tous les murs, toutes les barrières, même les plus tenaces. Cela pouvait être un danger même : tu te rends compte, le plus innocent, le plus petit d'entre nous était ainsi capable de réaliser de grandes choses. De dépasser parfois les plus grands. Simplement grâce aux rêves.
Oui nous rêvions et nous aimions.
Nous aimions alors qui nous voulions. Ce n'était pas une question de « cohérence sociale » comme c'est le cas chez vous à l'heure actuelle, où le gouvernement calcule, par des équations très complexes, la meilleure personne pour vous, et vous oblige à vous « codifier » avec elle.

Notre amour était très différent, je l'avoue, commandé par un libre arbitre implacable et inattendu. Il nous faisait faire des folies, folies qui dans ton monde seraient vues comme « subversives », mais que nous prenions comme une manière de nous élever davantage vers quelque chose de plus haut, de plus fort, de plus vibrant.
« Vibrant »... c'est peut-être le terme qui résume le plus nos vies de cette époque.
Nous improvisions nos destins, comme si chaque journée était à créer.

Il est évident que pour toi tout cela semble vain, et peut-être même me trouves-tu moi aussi nuisible et séditieux au travers de mes paroles. Ainsi vous sont présentés les gens du « passé » : rebelles et imparfaits. Mais le point de vue de ton monde n'est pas celui qui a toujours prédominé.

Oui, mon temps était beau.
Oh, il n'était pas béni, nous avions chacun nos difficultés et nous devions surmonter des problèmes énormes liés à chacune de nos vies, mais ce monde était beau. Il se résumait en un mot : liberté.
Ce mot, tu ne le sais pas, mais il faisait partie de la devise de la France. A notre époque. Il y en avait 3 : « Liberté, égalité, fraternité. » Oui. C'était ça notre devise. J'en étais fier. Ils l'ont ensuite remplacée par les mots que tu connais : « Ordre, cohérence, sagesse »... J'aime moins. Tu m'excuseras, je suis nostalgique.

Si je te dis tout ça, c'est pour que cela ne disparaisse pas.
Les mémoires s'éteignent, les livres d'histoire de ton siècle ont été revus à la lumière de cette société préfabriquée qui se veut la plus belle en estime, la plus aboutie en règle sociale et la plus pauvre en humanité.
Et cette devise si belle, pour laquelle sont morts bon nombre de gens, disparaît peu à peu de votre souvenir, à vous, enfants des siècles suivants...

Mais si j'ose te parler de mon temps, de ce temps de l'innocence où nous marchions sans surveillance et allions travailler sans devoir justifier notre déplacement, c'est pour te demander pardon, mon fils.
Nous avons vu venir le temps du changement et nous n'avons rien fait.

Il y a eu un virus. Un vrai. Un qui se balade dans l'air comme des millions d'autres depuis des millénaires. Mais il tuait. 0,05 % de la population. Et pour contrer ce virus, l'État a mis en place une armée de mesures, non contre le virus lui-même mais contre les gens. C'est comme si l'État était devenu fou, touché lui-même par un virus plus dangereux encore que le précédent : l'incontrôle, l'hystérie, l'absurde.
Ce fut une mascarade, une pagaille organisée.
Les hôpitaux étaient submergés, et au lieu de mettre en place des établissements de soins provisoires, comme on le fait en temps de guerre et même en temps d'épidémie, ils ont déshabillé la société. Cela a duré des mois. Pour une mise en place pérenne.

Plus personne ne pouvait sortir. Les gens devaient masquer leur visage, on a à ce moment là vu disparaître les sourires sans s'en soucier.
Nous devions justifier de tous nos déplacements. Il nous était impossible d'acheter des vêtements, d'aller chez le coiffeur, de nous retrouver autour d'un verre. Les salles de spectacles étaient closes.
Même pendant la grande guerre précédente il y avait des spectacles...
Mais là non. C'était interdit.
Les bibliothèques étaient fermées et la vente de livres était prohibée.
C'était un autodafé silencieux.
Il est vrai que dans ton monde on appelle les bibliothèques des « centres d'instruction complémentaires », on n'y trouve que ce qui est convenable et en accord avec la haute pensée technocratique mais à mon époque, il était encore possible de trouver des livres interdits et de les lire, tous ces livres qui sont interdits maintenant car classés sous le fondement « risque de troubles à l'ordre public ».

Les enfants pouvaient aller à l'école mais sous des contraintes faramineuses. Les patients de maladies autres que celle du virus n'étaient plus soignés. Il nous était demandé de ne pas rencontrer d'autres personnes, ni de les embrasser ou de les toucher. Je sais que pour toi ne pas toucher l'autre semble le plus évident puisque vous êtes désormais sous la protection de vos « bulles de réfraction » individuelle, mais pour nous ne pas toucher une personne, c'était tout à fait nouveau. Impensable !

Nous avons vu les libertés s'amoindrir, les lois s'édicter, l'étau se resserrer sur nos mouvements et notre rythme de vie. Nous avons vu resurgir des pathologies qui avaient disparues : suicides de masse, états de folie, psychologies défaillantes, citoyens dans un état de stress permanent, enfants terrorisés...
Les effets ont été pires que la cause que le gouvernement voulait défendre.

Et nous l'avons accepté. Nous tous.

L'ensemble de la population est restée docile. Je peine encore à comprendre comment cela a pu se produire. Je crois que c'est la peur. La peur du virus d'un côté, la peur d'être mis à l'écart de l'autre.
Cette dernière a peut-être été la plus terrible : l'être humain peut surmonter ses peurs, mais il ne peut que difficilement accepter d'être vu comme un paria, et d'être rejeté de tous.

Quelques-uns ont bougé, vois-tu, quelques-uns ont alerté, ont donné d'autres chiffres ou levé la voix différemment des autres. On les a brisés, humiliés, destitués. S'il y avait eu un échafaud, on les auraient fait brûler sur la place publique, comme au temps des sorcières. « Idiots », « Irresponsables », « Complotistes »... ainsi étaient-ils affichés aux yeux de tous. Et à force de marteler les mêmes informations du matin au soir, l'ensemble de la population a fini par y croire, quels que fussent leurs premiers doutes.
Je ne sais pas si tu peux comprendre cela, toi qui vit dans cette société où il n'y a plus la moindre contestation, où il est demandé à chacun de penser comme pensent les élites, où celui qui « pense différemment » est enfermé dans ces lieux de rétention que vous nommez RCS « Rétablissement de la Conscience Saine » si je ne me trompe pas.

Les médias, quant à eux, n'ont pas vu le feu venir, ils l'ont même attisé par des débats sordides et des prises de position douteuses.
Ils semblaient vouloir déstabiliser non les données officielles mais les déstabilisateurs justement, ceux qui osaient contester la parole donnée.

Et les députés et les Sénateurs, qui, en tant que garants de la démocratie, auraient pu s'opposer à une dérive sectaire et autoritaire, n'ont au final que piétiné une herbe qui était déjà morte. Ils s'invectivaient, ils s'agitaient certes, mais dans les latrines du pouvoir...

Quant aux gardiens du peuple, les militaires, les gendarmes, les policiers, ils n'ont pas osé croire que le monde basculait. Ils ont suivi les ordres...

Certains auraient pu faire basculer ce scénario prévisible d'un changement profond de société. Les artistes et les intellectuels. A l'époque, j'avais foi en eux. Tu sais, depuis la nuit des temps les artistes avaient cette fonction de « bouffons du roi » qui permettaient de donner aux gens une autre façon de percevoir leur réalité en touchant à leur sensibilité profonde. Les intellectuels, eux, avaient cette ardeur à ébranler nos certitudes par des arguments solides et détaillés. Tellement si peu ont osé parler différemment... Eux qui étaient auparavant si prompts à se battre contre les injustices, se sont tus.
Ils continuaient à sortir leurs disques, leur livres, leurs films... à en faire la promotion alors que le monde chavirait.
Dans l'océan de formalités et d'exigences qui se déversaient sur les êtres humains, ils faisaient leur promotion, te rends-tu compte ?!!
J'ai vécu ce moment comme lors d'une nuit sombre où tu te rends compte que ta propre ombre devient plus noire que la nuit elle-même.

Chacun de nous avait peur. L'un pour son travail, l'autre pour ses biens, le troisième pour sa famille.
Et la plupart se convainquaient qu'il ne pouvait en être ainsi.
« Pourquoi feraient-ils cela ? » disaient ils, comme une brebis devant un loup affamé qui ne peut croire qu'elle va être mangée.
Pourtant oui, la république s'effondrait, la démocratie s'ébranlait.
Puis, ils ont encore plus restreint les libertés, toujours pour « nous protéger ». Les drones étaient dans les rues, surveillant chacune de nos actions et les familles ont été séparées sous couvert de lutte contre le fameux virus... Beaucoup de gens ont été enfermés. Beaucoup sont morts sans qu'on puisse savoir réellement de quoi et comment. Il était impossible de voir les corps...

En informatique, le virus est un automate qui se répand de machine en machine et les infecte jusqu'à perturber leur fonction première. Ce virus a permis la transformation globale de nos sociétés libres.
C'est à ce moment-là, je pense, que le début des temps de dictatures qui ont marqué les décennies suivantes a commencé.
C'est à ce moment-là que l'humanité a changé et que l'homme est devenu l'ombre vouée à ne servir que son maître, sans jamais plus avoir la possibilité de s'échapper.
Cette ombre que tu es désormais.

Nous tous, en 2020, avons loupé le temps de parler, d'analyser, de relever les contradictions, de questionner.
Nous avons failli à notre mission de vous laisser un monde libre.
Ce monde si terrible que tu connais n'est pas le monde idéal, mon fils.
Il en est l'opposé.
Mais il est trop tard désormais.
Voilà la conséquence de mon silence.
Voilà le résultat de notre peur.

Pardonne-nous.

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Source publiée le 19 novembre 2020 : Cyril Roche, Nexus
Texte déposé à la SACD, Novembre 2020