Diffusée aujourd'hui par de nombreux médias français et internationaux, dupliquée massivement sur le Net, la vidéo où l'écrivain Tristane Banon accuse Dominique Strauss-Kahn de tentative de viol n'avait guère suscité d'engouement au moment de notre publication le 22 octobre 2008. Pour quelles raisons ? Retour sur une histoire édifiante. A cette occasion, nous publions une interview exclusive avec Tristane Banon, jamais diffusée, que nous avions réalisée à l'époque peu après la publication de l'article qui révélait l'affaire sur AgoraVox.

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Comme on peut le voir sur certains journaux nationaux mais surtout sur la plupart des médias étrangers de ces derniers jours, l'histoire de Tristane Banon a été révélée en 2008 par AgoraVox (cf. Le Figaro, Le Monde, France Soir, The New York Times, ABC, New York Post, Business Insider, Straits Times, 20 Minutes Suisse, 7/7 Belgique, El Mundo, TN Argentine, Gaceta Mercantil, Corriere della Sera, Il Fatto Quotidiano, L'Opinione, Sydney Morning Herald, Brisbane Time, Herald Sun, The Telegraph, The Daily Star, Magyar Nemzet Online, Detik Finance, Kauno Diena, Tribune de Genève, etc, ainsi que sur certaines chaînes TV dont la BBC, TVI au Portugal et la RAI en Italie).

La vidéo obtient un succès planétaire et en quelques heures elle génère deux fois plus de visites qu'elle n'en avait reçues en plus de deux ans et demi... Première conséquence, même s'il s'agit d'un court extrait (2 minutes sur une émission qui doit durer environ deux heures), YouTube a décidé sous la pression de supprimer la vidéo ... DailyMotion devrait l'effacer d'ici peu suite à de nombreuses sollicitations... Certes, la vidéo sera dupliquée ici ou là dans un avenir plus ou moins proche (elle est déjà accessible en Russie et dans de nombreux autres pays) mais l'impact ne sera plus le même et tous ces médias internationaux commencent déjà à avoir des vidéos bloquées à l'intérieur de leurs articles déjà publiés... Pourquoi ?

Mais revenons à la genèse de l'histoire. Un de nos rédacteurs avait déjà retracé en 2008 les "coulisses" de cette célèbre vidéo :
"Le 21 octobre je reçois un mail au sujet d'une émission de Thierry Ardisson diffusée sur la chaîne Paris Première les 5 et 20 février 2007. Cette émission désormais bien connue concerne de prétendues violences de DSK aux dépens de la journaliste (Paris Match, Le Figaro) et écrivain Tristane Banon. De nombreux témoins écoutent son témoignage pendant l'émission : Thierry Ardisson, Jacques Séguéla, Thierry Saussez, Jean-Michel Aphatie, Roger Hanin, Gérald Dahan, Claude Askolovitch et Hedwige Chevrillon. A part Ardisson, personne n'ose intervenir pendant le récit de Tristane Banon. Mais, dans cette vidéo, le nom de l'homme politique est caché par un beep... Comment savoir qui se cache derrière ce bruit ? Je décide donc de contacter Tristane Banon par téléphone. Elle me confirme qu'elle parlait de DSK."
L'histoire nous avait semblé tellement incroyable que nous avions publié un article le 22 octobre 2008. Mais curieusement, très peu de médias reprirent l'information. Et les rares fois où l'on en parla, c'était pour mettre en garde contre les dangers d'une telle rumeur... Certains même, comme le célèbre Daniel Schneidermann, se félicitaient de "la sagesse du web" :
« Même le web, pour une fois, aura été raisonnable. Une méchante vidéo a bien fait son apparition, dans laquelle une jeune femme accusait un homme politique au nom bipé de l'avoir poursuivie de ses lourdes avances, voici plusieurs années. Mais cette vidéo, étrangement, n'a pas buzzé. La faute aux bips ? Le buzz n'aime-t-il pas les vidéos bipées ? Ou bien le Web, dans sa grande sagesse, a-t-il perçu derrière l'apparition de cette vidéo un complot anti-DSK ? DSK est blanchi. On va pouvoir recommencer à s'intéresser aux affaires secondaires. »
Curieusement, ses propos actuels ainsi que son intervention chez Frédéric Taddeï semblent en contradiction avec ceux de 2008... Pourtant, comme l'avait bien expliqué à l'époque l'universitaire André Gunthert, l'omerta médiatique française a été la raison principale du relatif manque de "buzz" :
"Un scandale sexuel appuyé sur un témoignage vidéo, qui vise une personnalité politique de premier plan, alors au coeur de l'actualité. Soupçonné de harcèlement ou de favoritisme, le directeur du FMI fait l'objet d'une enquête diligentée par sa propre institution. Dans la logique du rebondissement du récit qu'affectionnent les médias, la révélation du site semble présenter tous les ingrédients pour accéder au premier rang de l'actualité. (...) Pourtant, les choses ne se passent pas comme prévu. Vers 10h30, Bakchich est le premier à se lancer dans l'arène. De la part d'un site professionnel, prompt à flairer le scoop (il avait notamment été le premier site de presse français à annoncer la rupture du couple présidentiel), cette mention qualifiée de « témoignage explosif » atteste le caractère de "hot news" de l'info. Son traitement, sous la forme d'une brève de quatre phrases, sans reprise de la vidéo, manifeste toutefois un certain embarras. Puis, les heures passent. Aucune autre reprise de presse ni d'agence. Le Post et Morandini ne bougent pas. On se croirait dans un western où chacun attend de voir qui va dégainer le premier. Vers 16h, alors que la vidéo atteint les 6.000 vues sur Dailymotion, quatre blogs seulement, dont Désirs d'avenir 44 (billet entretemps effacé), renvoient vers l'article d'Agoravox. C'est à ce moment que l'AFP publie un communiqué de Dominique Strauss-Kahn, qui déclare avoir chargé son avocat de « poursuivre judiciairement avec détermination » ceux qui relaieraient « des rumeurs malveillantes » le concernant. Un avertissement immédiatement repris par... Le Figaro."
En effet, à l'époque mis à part Bakchich nous nous étions heurtés à un véritable mur du silence. L'AFP, par exemple, ne réagissait à aucun de nos mails, afin de faire ne serait-ce qu'un simple communiqué. Nous avions donc décidé de les contacter par téléphone, et on nous avait alors expliqué que, dans la mesure où il n'y avait pas de plainte, il n'y avait pas d'information. Ainsi, une journaliste, fille d'une conseillère générale et régionale du Parti Socialiste, qui déclare publiquement avoir subi une tentative de viol de la part de Dominique Strauss-Kahn, ne constitue pas une information, pour la simple raison qu'aucune plainte n'a été déposée ?

En réalité, le jour même de notre appel, l'AFP publia bien une dépêche sur cette affaire, qui elle en revanche fut reprise par l'ensemble des média français...
"Dominique Strauss-Kahn, directeur général du Fonds monétaire international (FMI), a annoncé mercredi avoir mandaté son avocat afin de "poursuivre judiciairement avec détermination" ceux qui relaieraient "des rumeurs malveillantes" le concernant. Dans un communiqué transmis à l'AFP à Paris, le directeur du FMI écrit que "suite aux rumeurs malveillantes déclenchées par l'enquête interne qui est en train de se terminer au FMI", il a "mandaté son avocat, Me Jean Veil, afin de poursuivre judiciairement avec détermination tous ceux qui les relaieraient". M. Strauss-Kahn ne donne aucune indication sur la nature de ces rumeurs"
Ceci expliquerait peut-être cela... ? Ne s'agissant pas d'une plainte, l'AFP n'aurait pas dû diffuser cette dépêche en suivant la logique implacable qu'on nous avait exposée le matin... A moins que la menace d'une plainte constitue l'exception qui confirme cette merveilleuse règle...

Le fait est que la plupart des journalistes contactés personnellement par notre rédaction à l'époque ont tous tenté de justifier leur inaction, d'une manière ou d'une autre. D'un côté, il y avait les incrédules qui disaient que ce n'était pas possible : la fille affabule, elle ment, et d'ailleurs le fait que l'AFP n'en parle pas constitue une preuve que le dossier est vide... De l'autre, il y avait ceux qui, avec un ton paternaliste, nous conseillaient de laisser tomber, car eux avaient déjà enquêté en profondeur et ils en étaient arrivés à la conclusion qu'il n'y avait rien. Oui, peut-être DSK avait-il fait une avance, mais en face on avait une fille mignonne, un peu allumeuse, très fragile et probablement mythomane...

La plupart des journalistes parisiens sont bien entendu au courant de cette histoire depuis fort longtemps mais ne veulent pas en entendre parler. Et assurément, si cette autre affaire n'avait pas éclaté à New York, avec le fracas international que l'on sait, l'histoire de Tristane Banon ne serait jamais réellement sortie en France.

A noter que lors de la fameuse émission de février 2007 sur Paris Première, Jean-Michel Aphatie était présent chez Ardisson. Quelques mois plus tard, le 16 juin 2007, il reçoit DSK sur RTL. Bien entendu aucune question à ce propos ne sera posée. Mais regardez ce que Tristane Banon (si c'est bien elle) aurait écrit dans les commentaires de l'interview (tous les commentaires ont été effacés de l'article initial mais on peut retrouver une copie du commentaire en question dans un article de 2008)...
"Le 19 juin 2007, 11:45 par Tristane BANON : Bonjour JMA ! Avez-vous pu avoir confirmation de ce que je vous ai confié chez Ardisson ? Bon pour l'instant, tout cela est encore tu. J'espère juste que quand ça sortira, vous ne nous refairez pas le coup Hollande/Royal : "Ha bon ???? Ben moi j'étais pas au courant !!!!" Cette fois ci vous ne pourrez pas trop : ça a été enregistré ! Y'aura plus qu'a enlevé le bip rajouté au montage."
Revenons maintenant à notre interview réalisée quelques jours après l'article d'octobre 2008 dans un bar de Boulogne Billancourt. Nous vous la livrons brute sans aucun montage ou coupure (désolés pour le son de moyenne qualité). Comme vous le verrez, elle confirme et décrit toute l'histoire en fournissant de nombreux détails qui, avec le recul d'une attente de plus de deux ans, s'avèrent tout à fait cohérents avec les récents propos de sa mère, l'élue socialiste Anne Mansouret sur BFM-TV. Pourquoi n'avons-nous pas diffusé cette interview vidéo de Tristane Banon à l'époque ? Tout simplement car nous aussi nous sommes tombés dans le mécanisme de l'auto-censure. Après avoir reçu un refus de l'AFP, après avoir reçu le jour-même la dépêche des avocats de DSK, après quelques conversations avec des journalistes et des avocats plus ou moins catastrophistes et oppressants, nous sommes tombés dans le même panneau que nous reprochons aux journalistes traditionnels : l'auto-censure alimentée comme d'habitude par le marketing de la peur...

Dans Le Monde du 16 mai, Xavier Deloire, directeur du Centre de formation des journalistes (CFJ) et co-auteur, en 2006, de Sexus Politicus, s'interroge sur l'étrange omerta des médias sur le cas DSK. Il explique qu'un chapitre de son ouvrage, intitulé "L'affaire DSK", évoquait pour la première fois le comportement hors normes et très risqué du futur directeur général du FMI.
"Les scènes racontées ne relevaient pas que de la séduction de salon, précise-t-il. Ce chapitre avait valu à notre éditeur et à nous-mêmes d'intenses pressions, vu le caractère sensible des informations". "A la parution du livre, poursuit-il, les médias, quoique diserts sur l'ensemble du livre, se sont montrés plus que discrets sur les informations concernant Dominique Strauss-Kahn. Bien sûr, il eût fallu le cas échéant vérifier, pousser plus loin les enquêtes. Beaucoup, là encore, ont préféré le commentaire au scoop." Et le journaliste de fustiger le manque de curiosité de ses confrères, préférant toujours le commentaire fumeux à la recherche stricte de la vérité : "Si demain les Français, lecteurs ou électeurs, nous accusent une nouvelle fois d'avoir gardé un secret entre soi, d'avoir accepté chez les puissants ce que nous refusons aux humbles, que leur répondrons-nous ? Que nombre d'entre nous ne savaient pas ou n'ont pas cherché à savoir ? (...) Se garder de propager les rumeurs, tel est notre devoir. Les laisser se propager sans avoir la curiosité de les vérifier est une erreur."
Comme l'explique un récent article du Guardian, en France, politiques et journalistes ont souvent ce fâcheux défaut de "victimiser" les supposés agresseurs sexuels, surtout lorsqu'ils sont puissants. Ils affichent une grande tolérance à leur endroit, et oublient les vraies victimes, qui, elles, ont tendance à culpabiliser et à se taire : "In the case of Banon, the silence should have been broken by the media". Les médias auraient dû rompre le silence. Ils ne l'ont pas fait. Aujourd'hui, Tristane Banon semble vouloir porter plainte contre DSK : une raison supplémentaire pour diffuser son témoignage.