Note des Éditeurs : Ariane Bilheran — philosophe, psychologue clinicienne, docteur en psychopathologie, spécialisée dans l'étude de la manipulation, de la paranoïa, de la perversion, du harcèlement et du totalitarisme — a commencé à écrire des articles qui relatent les « Chroniques du totalitarisme », celles qui témoignent du temps totalitaire que nous vivons. Nous avons publié les trois premières parties réunies en un seul article que vous pouvez retrouver ICI. Nous publions aujourd'hui la trilogie suivante des travaux d'Ariane Bilheran — Ô Combien fondamentaux pour comprendre le monde dans lequel nous vivons, à l'instar — entre autres — de l'ouvrage de Andrew Labczewski, La ponérologie politique — Étude de la genèse du mal appliqué à des fins politiques.

Nos lectrices et à nos lecteurs pourront aussi se référer à cet autre article d'Ariane Bilheran que nous avons publié en juin dernier et qui est constitué de trois parties réunies, Psychopathologie du totalitarisme — Le délire paranoïaque, les aspects du projet totalitaire, et comment sortir de l'aliénation collective.

Un autre article, fondamental en ce qui concerne les mécanismes du totalitarisme et de la psychopathie, a par ailleurs été traduit par l'équipe éditoriale française de Sott.net : La psychopathie et les origines du totalitarisme.

Bonne lecture !
« En réalité il n'avait rien fait. Il s'était contenté d'obéir aux ordres ;
Depuis quand est-ce un crime d'obéir aux ordres ?
Depuis quand est-ce une vertu de se rebeller ?
Depuis quand serait-ce de la décence de préférer la mort ? »

~ Hannah Arendt, « Culpabilité organisée et responsabilité universelle », in Humanité et Terreur
Hannah Arendt
© InconnuHannah Arendt
4 L'apogée paranoïaque

Le corps dans le système totalitaire : l'apogée paranoïaque

Dans l'hypocondrie délirante de la paranoïa, la maladie est partout, vécue comme dangereuse, mortelle, ennemie du vivant. Le malade est opposé au sain, comme l'impur au pur: ordre est donné d'éliminer (et avant cela, d'« évincer » pour reprendre le mot de Jean-Michel Blanquer, ministre de l'Éducation Nationale en France, concernant les enfants non vaccinés) la partie du corps social désignée comme impure.

L'impureté est à traquer par la terreur et des méthodes radicales : la fin justifie les moyens. C'est la raison pour laquelle la « terreur est constitutive du corps politique totalitaire, tout comme l'est la légalité pour le corps politique républicain. » (H. Arendt). On pourrait tout autant dire qu'en régime totalitaire, l'illégalité est force de loi.

Combien de cris d'orfraie n'avons-nous pas entendus ces dernières années au nom de la « lutte contre les discriminations » ? Mais lorsque c'est « pour une bonne cause », « pour la santé pour tous » (sauf pour quelques-uns...), cela change tout !

J'ai eu vent d'un événement qui s'est passé au sein d'une fédération sportive française un peu plus d'une semaine après le discours d'Emmanuel Macron du 12 juillet 2021. En plein milieu d'une compétition, les testeurs sont venus pour discriminer les positifs au Covid, les négatifs et les vaccinés. Ces deux dernières catégories avaient des privilèges : elles pourraient finir la compétition. Il est entendu qu'un test PCR avait été demandé aux participants avant l'arrivée sur les lieux. Quarante-huit heures après, un nouveau test invalide donc des candidats présents, parce qu'ils sont désormais estimés positifs, comme au dopage! Ils se sont déplacés, ils se sont entraînés toute l'année, ils ne pourront pas concourir. Et ils ne sont pas malades. Des bracelets de différentes couleurs sont donc distribués : les favorisés, les rescapés et les condamnés. Aucun mouvement de masse boycottant la compétition. Tout le monde s'exécute, après quelques vives protestations orales.

La persécution des corps, entamée par le prélude pervers, trouve son apogée dans la décompensation paranoïaque: la ségrégation et la maltraitance sont permises, pourvu qu'elles obéissent à l'idéal tyrannique. Si rien n'arrête le délire paranoïaque, il ambitionnera d'éliminer les corps estimés « positifs », comme dans la compétition. Pas d'impureté, quelle qu'elle soit !

Plus le corps sera estimé invalide, plus il fera partie des corps à faire disparaître. Car derrière le corps pur, il y a le mythe du corps fort, viril, puissant. Si la perversion considère l'autre comme un instrument, pour sa propre jouissance (transgressions, camps de travail etc.), la paranoïa est encore d'une autre nature, car elle n'a pas accès à l'altérité, et c'est aussi en cela que la dimension psychotique se révèle. Le paranoïaque se permet donc d'agir sur le corps de l'autre comme si c'était le sien propre, y transposant ses angoisses, son vécu de persécution, sa haine et sa vision morcelée voire ses pulsions de démembrement et de cannibalisme.

Tout ce qui bouge, tout ce qui est vivant, tout ce qui résiste, est vécu comme traître et doit être éliminé. Le corps de l'autre est coupable, en tant que porteur potentiel de virus, c'est-à-dire de vie. L'ambition paranoïaque est donc de neutraliser et contrôler ce corps, mais cela ne suffira pas. Il faudra, dans un paradoxe implacable, supprimer la vie pour conserver la vie.

Rappelons que la négation des droits de l'individu, pour le réduire à une cellule du corps social entendu comme corps organique, est l'apanage des régimes totalitaires. L'être humain est rétréci à l'état de cellule biologique malade, de corps contaminé et/ou contaminant. D'ailleurs, ceux qui, d'aventure, chercheraient à s'émanciper de ce grand corps organique sont présumés coupables (de l'expansion de l'épidémie) : la mère-ogre ne saurait laisser ses bébés sortir du ventre, sans angoisser elle-même sa propre mort. C'est de ce nœud archaïque dont il est question : laisser l'autre sortir du ventre tue.

Le vivant est l'ennemi.

Le délire paranoïaque fait abstraction de la complexité du corps humain et de son fonctionnement auto-organisé et systémique. Le corps est envisagé comme un objet inerte sur lequel circule un virus, vu comme l'unique facteur d'une maladie, ce qui est une aberration à la fois épistémologique et méthodologique. L'idée d'une immunité autre qu'artificielle est évacuée : le corps est un réceptacle, porteur d'un corps étranger et invisible. Ce « corps étranger » ne se voit pas à l'œil nu, serait dans l'air, resterait sur les surfaces durant plusieurs jours. Et même, certains nouveaux « variants » ne seraient pas détectables par les tests !

Le corps malade et fragile est dangereux, le corps vieillissant aussi (le système totalitaire finit toujours par promouvoir l'euthanasie des vieux et des « inutiles »), le corps de la femme enceinte est vécu comme menaçant (il faut prévoir l'avortement et l'infanticide jusqu'à la naissance, cf. loi bioéthique en France) ; la mort est envisagée avec un tel effroi qu'il faut en supprimer la trace (gazage, incinération). Les corps sont emballés dans des sacs et des boîtes hermétiques.

Chacun est coupable de la maladie de l'autre; plus personne n'est responsable de son propre état de santé. Celui qui récuse le traitement politico-médiatique de la chose devient donc un ennemi de la patrie, un traître, un collabo au virus, un assassin. L'ennemi est invisible, et il est partout. Les corps de la population sont perçus comme potentiellement malades, infectieux, dangereux, et cette ghettoïsation s'appliquera au départ à une partie de la population, avant de cibler tout le monde, il faut le rappeler. La persécution ne s'embarrasse pas des détails.

Le totalitarisme réduit le corps humain à sa plus élémentaire expression, qui sert de marqueur à la ségrégation. C'est bien au regard des traits de la couleur de peau, ou encore de la vaillance ou non des corps, qu'a lieu la sélection entre ceux qui ont des droits, et ceux qui sont relégués à la frontière des permissions octroyées, c'est-à-dire hors de la vie sociale et politique (catégorie de sous-citoyens, à la lisière des bêtes sauvages, en dehors du monde civilisé).

Est-ce vraiment un hasard d'avoir rencontré, au hasard de mes recherches, l'existence du passeport restreignant la circulation autant dans le nazisme (pour des raisons expressément sanitaires) que dans l'URSS de l'époque stalinienne (le sanitaire y était alors imbriqué avec des motifs politiques de contrôle des individus) ? Les passeports de l'URSS stalinienne avaient en effet une mission « prophylactique », sur fond de nettoyage répressif, délimitant des zones autorisées ou non à la circulation.

L'éviction dès le départ de la notion complexe de « système immunitaire » oriente la pensée vers un corps dénué de capacités à réagir s'il n'est pas vacciné. Or, c'est pourtant sur la sollicitation du même système immunitaire que fonctionne le vaccin. Mais le délire paranoïaque n'est plus à un paradoxe près.

Le phénomène totalitaire finit toujours par mettre en scène un corps désarticulé sans âme, mutilé, objet de torture. La torture est un moment de l'expérience totalitaire qui doit se comprendre dans son projet : il ne s'agit pas de faire parler, mais de faire taire, de réduire au silence, d'annihiler la parole humaine. Que ceux qui ont le cœur bien accroché regardent de plus près la promotion des mutilations transgenres sur les enfants qui proviennent de John Money, apologue de la pédophilie, dont les « recherches » ont été financées par Rockefeller avec un lien direct entre ce dernier, l'équipe Kinsey (dont John Money faisait partie) et le nazisme.

Le chantage à la vaccination est le suivant : si vous n'êtes pas vaccinés, vous n'aurez plus le droit à un traitement digne d'un être humain, vous n'aurez même plus le droit à des soins, vous n'aurez plus le droit de travailler, vous pourrez (éventuellement) mourir en marge de la société, en tant que parias, ou pire, vous serez traités comme des criminels dangereux et des ennemis publics qui pourront également être emprisonnés sans date de sortie dans des camps concentrationnaires. « Les camps de concentration et d'extermination des régimes totalitaires servent de laboratoires où la conviction fondamentale du totalitarisme que tout est possible se vérifie. » Peu importe comment ces camps se nommeront : « camps de quarantaine », « camps de soin » etc. C'est la logique paranoïaque qui, si elle n'est pas freinée ou entravée par une forte opposition, se déroulera comme le commande le délire. Dans le camp, le corps est soumis aux agressions, à la faim, au froid, aux maladies, aux maltraitances sexuelles, à la déshumanisation, aux expérimentations en tout genre. Pour Hannah Arendt, dans Le système totalitaire, « le prisonnier d'un camp n'a pas de prix puisqu'on peut le remplacer » (p. 181). La valeur marchande sur le corps humain relève de la perversion : instrumentaliser à outrance ce qui ne saurait l'être. Rappelons-nous que la perversion n'est que l'instrument du déploiement du totalitarisme.

Le but n'est plus l'aliénation mais l'annihilation du sujet humain.

Le totalitarisme est par essence génocidaire ; il n'a plus besoin de l'humain, ou plutôt, il prétend le créer de nouveau, à partir de zéro : cet « homme nouveau », à qui il faut supprimer la liberté, pour faire régner l'idéal tyrannique et malsain de pureté. L'homme du futur sera un mélange d'ordinateur et de transgenre. L'apologie du corps puissant, de la volonté de puissance, du surhomme transhumanisé suppose l'élimination des supposés inutiles, des corps malades, des corps souffreteux.

Dans le phénomène totalitaire, la souffrance des corps vient faire témoignage de notre humanité. Beaucoup d'êtres humains somatisent la violence vécue dans la souffrance des corps. Il n'y a pas suffisamment de mots pour exprimer cette violence, aussi elle s'inscrit dans le corps, et parfois jusqu'au passage à l'acte, qu'il soit hétéro-agressif (sur autrui) ou auto-agressif.

L'augmentation énorme des taux de suicides dans les totalitarismes est un marqueur évident, de même que celle des décompensations psychotiques. La paranoïa rend schizophrène, c'est bien ce que Racamier avait découvert. Les phases de décompensation du pouvoir sont dangereuses, car elles exhortent au passage à l'acte. Si ce n'est pas sur soi, ce sera sur autrui, et lorsque la Loi est transgressée en permanence par le régime totalitaire, plus rien ne fait barrage. Aux déclarations violentes propageant l'idée que serait par exemple possible une vaccination de force, « avec les dents et les menottes », « entre deux policiers », ou encore, aux illusions mensongères d'un hypothétique retour à la vie normale d'avant, aux innombrables injonctions paradoxales et à la rupture du contrat social, réduisant la définition du civisme au statut d'être un vacciné zélé, répondent désormais des mises en scène comme celle des guillotines dans les Landes.

Ce tableau indique que les passages à l'acte meurtriers dans la société française sont en gestation, sur le mode d'une guerre civile, dont il est bien évident qu'elle correspondrait aux vœux du pouvoir harceleur : divide et impera, ou encore, ordo « totalitarius » ab chao.

C'est la raison pour laquelle la pression sur le peuple ne saurait se relâcher : pénuries et attentats sont sans doute aussi à prévoir au menu de la rentrée française. Et persécution des enfants : le délire paranoïaque cible essentiellement les innocents, car ils ont les mains pures (contrairement aux passionnés du pouvoir), raison pour laquelle les enfants sont toujours sa cible de choix.

5 Quand tout devient fou...

Cet été 2021, j'ai eu l'occasion de venir en France, pays dans lequel je n'avais pas mis les pieds depuis plusieurs années. Ce fut l'occasion pour moi de constater une sérieuse dégradation des relations humaines et des valeurs, terreau sans doute fertile pour accueillir la décompensation paranoïaque en cours.

Il me faudrait peut-être d'abord, pour le lecteur non familier de cette terminologie savante, définir clairement ce qu'est une « décompensation ». La folie au sens propre est une psychose (caractérisée par le déni de réalité : la réalité telle qu'elle existe est rejetée) qui produit un délire (lequel produit une « néo-réalité » dans le discours, c'est- à-dire une narration, plus ou moins incohérente, qui raconte une autre réalité que celle qui existe). La plupart du temps, la folie est identifiable, parce que la narration se perd dans un temps et un espace qui ne correspondent pas à l'expérience, et forme une mosaïque juxtaposant des propositions grammaticales sans queue ni tête. Les néologismes (nouveaux mots) abondent, et même le non initié est alors capable d'identifier un délire.

Lorsque Marion prise d'un délire maniaque confond son transistor avec son chien Médor, et se promène avec le premier en laisse dans Marseille en lui parlant pour qu'il ne se brûle pas avec les pots d'échappement des voitures, il est tout de même visible pour le néophyte que « quelque chose ne tourne pas rond ».

Mais la psychose paranoïaque se caractérise quant à elle par un délire qui n'est pas aisément identifiable, car il s'apparente à la raison. Il en prend les habits, l'odeur, la couleur, la saveur, mais il n'est pas rationnel, et encore moins raisonnable. Délire de persécution, il a été dénommé « folie raisonnante » au début du XXe siècle par les psychiatres Sérieux et Capgras, sans néanmoins s'embarrasser du principe de non-contradiction. La réalité est réécrite, mais sous la perspective de l'idéologie : on fera le contraire des idéaux que l'on invoque, et surtout on persécutera des innocents désignés coupables, au nom du « Bien Commun ».

La paranoïa fonctionne sur la projection : accuser l'autre de sa propre culpabilité, et en particulier les profils particulièrement innocents, qui sont donc « vierges » pour accueillir une culpabilité supplémentaire. « Quand on veut tuer son chien, on l'accuse d'avoir la rage ».

Dans le délire paranoïaque, plus rien n'a de sens, mais tout prétend en avoir.

La psychose paranoïaque prétend au contrôle des esprits, en orchestrant un harcèlement des groupes qui les divise en « bons » et « méchants ». Les méchants sont ceux qui résistent au harcèlement, ou encore, refusent de rentrer dans la nouvelle réalité délirante, idéologique, proposée par la paranoïa. La paranoïa maîtrise les processus sectaires.

La décompensation est ce moment où le paranoïaque, qu'il soit un individu ou un groupe (car cette « folie raisonnante » est contagieuse), se met à délirer si sévèrement qu'il passe à l'acte. Car si le délire crée une nouvelle réalité pour remplacer l'ancienne, avec la paranoïa, il faut faire advenir cette nouvelle réalité. Le discours est un oracle performatif : il produit seul la réalité. Il n'y a plus de réflexivité avec l'expérience pour créer un chemin de vérité. La parole délirante est omnipotente et entend bien le démontrer, en marquant la réalité sous le sceau de l'idéologie.

Le discours n'est plus un reflet de l'expérience : c'est l'expérience qui doit se conformer au discours.

Il y a bien là une négation fondamentale de ce que les psychanalystes appellent le principe de réalité. Dans un article d'Hannah Arendt intitulé « Les germes de l'internationale fasciste », la philosophe note :
« C'est un aspect trop négligé de la propagande fasciste qu'elle ne se contentait pas de mentir, mais envisageait délibérément de transformer ses mensonges en réalité. Ainsi, Das Schwarze Korps reconnaissait quelques années avant le début de la guerre que les peuples étrangers ne croyaient pas réellement les nazis quand ils prétendaient que tous les Juifs sont des mendiants et des vagabonds qui ne peuvent subsister que comme des parasites sur l'économie des autres nations ; mais, prophétisait-il, l'opinion publique étrangère aurait en l'espace de quelques années l'occasion de s'en convaincre, quand les Juifs allemands auraient été poussés hors des frontières précisément comme un tas de mendiants. »
Personne n'était préparé à ce type de fabrication d'une réalité menteuse. La caractéristique essentielle de la propagande fasciste n'a jamais été ses mensonges, car le mensonge est un caractère à peu près commun de la propagande, partout et en tout temps.

Ce qu'exploitait essentiellement cette propagande, c'était l'antique préjugé occidental qui confond la réalité et la vérité, rendant ainsi « vrai » ce qui ne pouvait jusque-là être donné que comme un mensonge. C'est pour cette raison que toute argumentation contre les fascistes — la prétendue contre-propagande — est si profondément dépourvue de sens : c'est comme si l'on débattait avec un meurtrier potentiel pour savoir si sa future victime est vivante ou morte, en oubliant complètement que l'homme est capable de tuer et que le meurtrier, en tuant la personne en question, peut à tout instant démontrer la justesse de son affirmation. »

En clair, le délire paranoïaque persécute, au nom de ce qu'il prophétise. Et ce qu'il prophétise, il le fait tout simplement advenir.

« Il y aura des quantités de morts !!! », dit-il. Et de fait, à force d'interdire les traitements qui soignent les patients, il est fort probable que ces morts arrivent. De plus, la narration idéologique justifie la persécution par la légitime défense. Avec la paranoïa, il est autorisé de tuer puisque c'était pour se défendre !

Le meurtre est justifié et justifiable, puisqu'il est désormais permis de transgresser, au nom du Bien Commun.

Le moment de la décompensation paranoïaque, c'est-à-dire du déchaînement du délire, est extrêmement violent. Ceux qui côtoient des psychotiques, et en particulier, des paranoïaques, le savent très bien. Les bouffées délirantes procèdent par phases, avec des accalmies. C'est bien ainsi que l'on peut analyser les persécutions nazies : entre deux rafles, il y avait des assouplissements de mesures. Ça s'enflammait, puis se calmait, avant de s'enflammer à nouveau, exactement sur le mode de la bouffée délirante.

Par exemple, le 16 avril 1944, les 220 000 Juifs de Budapest (représentant 20 % de la ville) durent s'installer dans les 1948 « maisons à étoiles jaunes »,autorisés à ne sortir que trois heures par jour pour les courses, aller aux bains et aux rendez-vous médicaux. S'ensuivirent la confiscation des œuvres d'art et les expropriations, l'interdiction d'exercer une profession intellectuelle et la suppression de 500 000 volumes d'auteurs juifs.

Le 1er mai 1944, le décret du 22 avril est mis en application, stipulant des rations alimentaires inférieures pour les Juifs. Entre le 15 mai et le 9 juillet 1944, Eichmann organisa, avec d'autres décideurs hongrois, la déportation de 437 402 personnes à Auschwitz-Birkenau. Mais en juillet, la décision de déporter tous les Juifs de Hongrie fut brutalement arrêtée. Dans le même temps, le confinement fut légèrement assoupli : les Juifs de Budapest purent sortir de chez eux six heures par jour, mais surtout, fin août 1944, ils furent autorisés à participer à certaines fêtes juives ainsi qu'à travailler. Les déportations reprirent sur le dernier trimestre de l'année 1944.

On voit bien que cela procède par vagues, lesquelles correspondent à des moments collectifs de bouffées délirantes, qui retombent par moments. Et ces vagues vont crescendo jusqu'à terme : soit la paranoïa collective est vaincue par la guerre, soit elle s'auto-consume dans une logique d'autodestruction (Hannah Arendt notait dans le même article d'ailleurs que les Nazis n'en avaient rien eu à faire de la destruction de l'Allemagne qu'ils avaient pourtant tant glorifiée dans l'idéologie dominante). À moins peut-être qu'elle ne rencontre suffisamment de résistance ? Nous sommes aujourd'hui encore à la croisée des chemins, et les mois à venir seront déterminants. Il faut et il suffit que les masses cessent de croire dans l'idéologie mensongère.

Le délire paranoïaque occupe tout l'espace psychique, et vous fige dans « le temps des glaciations ».

Le psychisme, pris au piège dans le non-sens, se réfugie alors dans le clivage qui lui est proposé : désigner un ennemi du malheur est tentant, et facile, surtout que c'est bien ce que fait systématiquement le harceleur. Si cela va mal, ce n'est pas à cause du harceleur, non ! C'est à cause de celui qui lui résiste bien entendu ! La narration délirante tourne en rond, et capturés dans le tourbillon d'informations reçues chaque jour tous azimuts, où les vents soufflent tous de façon anarchique et contraire, sans plus permettre de distinguer sa route, nous restons sidérés. Car c'est bien d'une tourmente délirante dont il s'agit. Le contrôle est confondu avec la santé ; les soins seront désormais refusés à une partie de la population, sur des critères tout à fait clairs : que crèvent ceux qui refusent l'objet fétiche de l'illusion délirante ! « Ce qui nous sauvera, c'est le vaccin ! ». Bien que les discours politico-médiatiques aient annoncé que « le vaccin rendait libre », eh bien ce n'est pas vrai. Des « vaccinés » doivent passer des tests PCR car ils peuvent être contagieux.

Quel est donc le sens de séparer dans les classes les enfants « vaccinés » et les enfants « non-vaccinés », comme le propose le ministre de l'Éducation Nationale en France, Jean-Michel Blanquer, si les « vaccinés » peuvent être tout autant contagieux ? Tout ceci n'a plus ni queue ni tête ! Le délire paranoïaque cambriole tout l'espace psychique, et empêche tout recul et toute pensée, car il fonctionne de façon frénétique, au moment de la décompensation, par images chocs et passages à l'acte transgressifs.

L'individu est absorbé dans l'émotion et la sidération. Les coups pleuvent. La population qui capte le délire l'exécute, parce qu'elle a été engloutie dedans : c'est ainsi que l'on voit des personnes appliquer une loi de ségrégation avant même que cette loi ne soit votée.

La France a perdu la raison.

Le rythme des décrets et des décisions politiques empêche toute distance réflexive, et les gens, sentant bien que quelque chose ne tourne pas rond, veulent « agir ». Il serait pourtant nécessaire de faire une grande pause, avec un retour critique sur ce qui vient de se passer. Malheureusement, ce n'est pas du tout l'intention du pouvoir, qui entend « soumettre ou démettre ». Et il est bien naturel que, dans ces conditions, les peuples se rebellent.

Il est important d'éviter d'entrer dans le délire, et de considérer ce moment comme ce qu'il est : une décompensation délirante, face à laquelle il est fondamental de retrouver son espace psychique intérieur, c'est-à-dire de s'extraire de la propagande harceleuse qui provient non seulement des médias mais encore des informations incessantes reçues par les copains, les amis, les collègues etc. S'extraire ne signifie pas ne plus s'informer, mais être capable, en recevant les nouvelles, de conserver son univers intérieur, qui est ce que convoite le délire paranoïaque avec la prédation de l'intime.

Nulle action ne récoltera de fruits durables si elle vient en pure réaction et ce d'autant que la décompensation paranoïaque conduit au passage à l'acte, non seulement du pouvoir, mais encore de ceux qui lui résistent. « On va tout péter », ai-je pu entendre. Mais « tout péter », cela donnera quel résultat ? Plus de désolation encore ?

S'abstraire de cette folie est indispensable.

La connaissance des mécanismes de la folie ne suffit pas : j'ai vu certains s'y engloutir alors qu'ils ont une grande connaissance des mécanismes de déni, de clivage, etc. Ce n'est pas à cet endroit que se situe la résistance intérieure, mais dans l'imprégnation d'un horizon, d'un passé, d'un ailleurs, suffisamment nourrissant et transcendant pour résister seul face au groupe devenu délirant. Il faut se renforcer dans sa capacité à s'incarner dans la solitude, essentiellement, le temps que les autres se réveillent et réalisent que ce à quoi ils avaient cru n'est qu'une farce doublée d'un cauchemar. Remettre du sens ne consiste pas nécessairement à décortiquer un délire truffé de paradoxes, qui abrase toute logique, mais à revenir à des fondamentaux moraux, historiques, littéraires, juridiques, mathématiques et philosophiques qui permettent de garantir les piliers de notre humanité. Ne considérons donc pas inutile de prendre du recul pour nourrir notre espace intérieur, pour réfléchir et garder une certaine distance, nous évader par moments dans d'autres temps et lieux au travers de la lecture, nourrir notre âme par la contemplation, afin de ne pas nous-mêmes sombrer dans le délire ou la violence. Il convient de noter d'ailleurs que le délire paranoïaque contamine tout l'espace social avec sa propre idéologie, mais encore qu'il crée d'autres idéologies paranoïaques en miroir, notamment chez ceux qui prétendent lui résister, alors que, parfois, ils se font avaler. La conclusion de Candide, face à la folie du monde, était de « cultiver son jardin », et c'est ce à quoi j'encourage le lecteur au sens propre, comme au sens figuré. La paranoïa invite toujours à jeter le bébé avec l'eau du bain. Sauvons le bébé, et faisons vivre en nous le monde d'avant le délire, et le monde qui lui succédera.

6 Le témoin par destin

Aucun grand crime, aucune tragédie humaine ne sont restés sans témoins. C'est à croire que le destin, ou l'inconscient collectif, affecte ce rôle à certains individus privilégiés, et leur accorde des protections providentielles pour accomplir leur mission. Ceci vaut tant pour la « grande Histoire » que pour les drames intimes des familles et des communautés.
Hannah Arendt et Victor Klemperer
© InconnuHannah Arendt et Victor Klemperer, témoins capitaux, années 1930
« Je dirais le 27 février 1933, l'incendie du Reichstag, et les arrestations illégales qui ont suivi la nuit même. Leur fameuse "détention préventive." [...] J'avais l'intention d'émigrer de toute façon. J'ai immédiatement pensé que les Juifs ne pourraient pas rester. Je n'avais pas l'intention de me balader en Allemagne comme une sorte de citoyenne de seconde zone, sous quelque forme que ce soit. En outre, j'estimais que les choses ne feraient qu'empirer. Mais pour finir, je ne suis pas partie d'une façon si paisible.Et je dois dire que j'en retire une certaine satisfaction. J'ai été arrêtée, j'ai dû quitter le pays clandestinement. »[1])

~ Hannah Arendt, Ce qui reste ? Il reste la langue maternelle

« Je ne fais exactement rien, parfois je lis dans l'Eschyle — c'est le seul livre que j'aie pu sauver: νῦν ὑπὲρ πάντων ἀγών. »[2]

~ Hannah Arendt, lettre à Günther Anders, Montauban, 4 août 1940.
À l'emballement totalitaire et sa folie pseudo-logique, survivent toujours des témoins.

J'entendrai ici, par témoin, un type d'historien (sans en avoir nécessairement les titres) qui, pour avoir vu et entendu quelque chose d'événements hors normes de cette Histoire qui pèse, lorsqu'elle devient tragique, le restitue avec son entière subjectivité, son éprouvé personnel, et son prisme singulier d'analyse. Le totalitarisme produit toujours des témoins du monstrueux. Investis de la culpabilité du survivant, ainsi que du devoir de mémoire, ils rétablissent, souvent par l'écriture, le chemin étroit de la vérité des événements vécus, et rappellent le souvenir des transgressions et des crimes du régime.

En période totalitaire, rien de ce qui n'est historiquement raconté n'est entièrement vrai. Presque toute information est fausse. Orwell s'étonnait avec effroi de ce que, durant la guerre d'Espagne, on puisse raconter des guerres là où il n'y en avait pas eu, et passer sous silence les combats là où il y en avait eu. Dans un tel terreau de mensonges officiels, il émerge une petite voix qui, inaudible pour la masse, mais parfaitement écoutée et reconnue par les chercheurs d'authenticité, vient raconter l'expérience vécue. Il y a ceux qui racontent, et ceux à qui l'on raconte. Lors d'un séjour en Algérie où j'avais donné une conférence, je fus prise à témoin par un autre témoin de ce que, lors d'affrontements sanglants ayant déchiré le pays, des soldats américains déguisés et ne parlant pas la langue, avaient été identifiés. En Moldavie, des personnes me racontèrent les rafles des Russes, dans le temps. Une de mes patientes recueillit le témoignage d'un ancien mercenaire au service d'une grande organisation internationale, destiné à semer le désordre dans un pays de l'Est à coups d'exactions visant à faire basculer dans la violence la population, etc. Un autre témoin me raconta la débauche, la luxure et les détournements de fonds auxquels se livrèrent, durant des années, les organisations internationales (ONG comprises) en Afghanistan à Kaboul,
« les putes chinoises, l'alcool de contrebande du Tadjikistan, le cannabis poussant partout et les expats occidentaux défoncés à longueur de temps... les tangos dans les enclaves onusiennes du mercredi soir alors que les orphelins afghans mangeaient dehors à quatre pattes, tels des chiens dans des assiettes en fer. »
Ces témoignages sont toujours uniques, et vous ne les verrez pas dans un livre d'histoire officielle.

Avec la montée du totalitarisme, « parler tue ». Le pouvoir totalitaire s'évertue à effacer les traces, et éviter tout témoin gênant de certains crimes. Témoigner ne pourra plus se faire qu'en silence, dans sa mémoire personnelle, ou dans des prises de notes cachées de l'œil fou qui veut tout voir, tout dévorer, tout accaparer et tout détruire.

Est-on témoin par hasard ? Sans doute, pour beaucoup. Mais peut-on être témoin par destin ?

Tout opère comme s'il était non seulement impossible, mais encore non souhaitable, pour le pouvoir totalitaire, d'éliminer l'intégralité des témoins. Peut-être, même, il faut que demeurent les témoins essentiels. Cela fait longtemps que j'ai initié cette réflexion dans ma clinique : dans les familles gravement dysfonctionnelles, où sont enfreints les interdits fondamentaux, à savoir le meurtre et l'inceste, et qui s'illustrent par des suicides et des expressions psychotiques au sein du système, il reste toujours un témoin. En général, c'est la personne à qui l'on confiera les archives, celle auprès de laquelle on déposera les secrets... C'est aussi une fonction qui la relègue quelque peu au ban de la famille dysfonctionnelle, à sa marge : le témoin n'y sera pas à la même place que tout le monde. Il sera à la fois chéri et recherché, mis à distance et craint, tout dépend des circonstances, et souvent tenu à l'écart, notamment lors des fêtes de famille.

La récurrence de ce phénomène s'apparente à un processus totalement inconscient sur le plan familial. Je suis d'autant plus sensible à ce processus que cela a été ma place au sein d'une partie de ma propre famille : dépositaire des secrets, investie des confidences, mais en même temps, d'une certaine façon, « bannie » de la vie « normale », celle où les familles font illusion et s'entretiennent dans l'illusion d'être « respectables ». Car, ne nous leurrons pas. Il n'existe pas une famille qui ne soit pas gravement dysfonctionnelle. Si vous ne savez pas que la vôtre l'est aussi, c'est que vous n'avez eu accès qu'au balcon du deuxième étage, avec vue sur la mer, et non à la cave. Toutes les familles ont été traversées par des tragédies et des traumatismes sévères, des hommes morts à la guerre dont on attend encore le retour, des mémoires de colonisation et d'esclavage, de résistance et de collaboration, des femmes violées, des bébés mort-nés, des amours adultères dans le secret des scandales, des abandons, des incestes et des dépossessions, des suicides, de la violence et des meurtres et, tout simplement, de la folie humaine. Cherchez bien... et vous trouverez. Ou fermez les yeux, et savourez la vue depuis le deuxième étage, pourvu que les cris à la cave demeurent suffisamment étouffés.

Aux alentours de 2013, j'avais transféré mon cabinet de consultations dans un petit village de Provence, La Cadière d'Azur, inconnu pour moi au bataillon. J'avais en effet quitté Marseille, après un accident de ski très grave m'empêchant de marcher, où il avait été décidé que je serais mieux à être immobilisée durant plusieurs mois voire années dans la nature, que sur un balcon d'appartement de La Joliette. Alors que j'entendais reprendre mes consultations après m'être remise sur pied, je fis comme l'on fait dans ces circonstances : écrire des cartes de visite aux professionnels locaux, médecins, orthophonistes, etc., pour annoncer l'ouverture de mon cabinet dans ce petit village, que rien ne me prédisposait à habiter. Vint alors à moi une orthophoniste qui, de but en blanc, m'indiqua avoir très bien connu ma grand-mère Andrée Girolami-Boulinier, créatrice de l'orthophonie aux côtés de Suzanne Borel, et même, l'avoir accompagnée à la fin de ses jours. Elle m'indiqua qu'elle devait me restituer « un secret de famille », cause de l'engagement corps et âme de ma grand-mère pour la création de l'orthophonie, bien qu'elle l'eût ignoré toute sa vie (un inceste épouvantable ayant condamné au silence l'une de ses filles, devenue incapable d'apprendre à lire et à écrire). Ce ne fut ni la première fois ni la dernière pour moi, puisqu'à la mort de ma mère, d'autres personnes vinrent encore me confier d'autres « secrets », dont je sais être la seule dépositaire, soit que cela n'intéresse pas les autres, soit qu'ils ne soient pas capables de les entendre (déni). En somme, ayant donc connu ce statut de témoin dans ma famille, et ayant maintes fois eu l'occasion d'analyser ce rôle auprès de mes patients au sein de leur propre famille, c'est donc tout naturellement que je me pose la question de ce témoin dans le système totalitaire. Est-il vraiment témoin « au hasard », ou présélectionné par l'inconscient collectif pour être témoin ?

Pourquoi le système totalitaire n'élimine-t-il pas de façon scrupuleuse et consciencieuse tous les témoins qui sont capables de l'analyser et de le raconter ?

Lorsqu'on lit Hannah Arendt ou Klemperer, on sait que l'on n'a pas affaire à des profils ordinaires. Ce sont des « super-témoins ». Ce sont des témoins de qualité. Dans la correspondance entre Hannah Arendt et Günther Anders, une lettre a retenu toute mon attention : celle du 4 août 1940. Réfugiée en France depuis 1933, Hannah Arendt raconte à son ancien époux les pénuries que vit la France en quelques semaines, et leur installation dans une chambre où elle peut se retrouver enfin tranquille avec son mari sans d'autres personnes, après : « la rapidité de la défaite, la recherche et les aventures de mes amis, la vie sur la route que nous avons tous connue ».

Le lecteur ne peut qu'être frappé par la lucidité d'Hannah Arendt sur la période vécue, cette même lucidité qui lui fit quitter l'Allemagne dès 1933, alors que tant de Juifs y restèrent pour leur plus grand malheur. Vient le récit de son internement dans le camp de Gurs, « la vie normale des ombres », camp au sein duquel les conditions étaient déplorables, bien que les femmes s'illusionnassent en racontant des aventures amoureuses mythomanes.
« Et puis cette libération : on te disait, si tu veux, tu peux t'en aller — aucun camion, aucune indication, nous savions à peine où nous nous trouvions, à 20 km de la gare la plus proche, la majorité sans le sou (on était déjà coupé de Paris) et sans une adresse et surtout aucune nouvelle du monde et des changements intervenus depuis notre départ. Une très grande partie n'est pas partie. On me considérait comme une aventurière parce que je partais sur-le-champ en abandonnant mes bagages, bien sûr. »
Notons cela : une très grande partie n'est pas partie du camp, alors qu'elle le pouvait. Cette très grande partie prend Hannah Arendt pour une « aventurière », car elle part du camp dès que c'est possible, en abandonnant ses bagages, avec une conscience évidente sur le danger de la situation, que les autres n'ont pas. Dans cette même lettre, elle écrit :
« Si les Américains veulent faire quelque chose pour les intellectuels en Europe, qu'ils le fassent. Nous commençons à devenir une espèce rare qui devrait avoir droit à une protection. La chasse n'est pas encore ouverte, mais ça ne tardera pas. »
Aucun déni donc, chez Hannah Arendt, de même que chez Victor Klemperer qui était le seul intellectuel sans doute capable, de par sa formation, de travailler comme il l'a fait sur la langue du IIIe Reich, dans un tel contexte de persécutions. Il n'y avait sans doute qu'un seul Klemperer en Allemagne, lucide dès l'origine de la montée totalitaire (comme Hannah Arendt), et qui choisit en conscience de rester à Dresde, au milieu des stigmatisations antijuives, puis du harcèlement et des rafles. Sur les 6 000 juifs de Dresde, douze survécurent. Dont Victor Klemperer, sa femme et son manuscrit, sauvé des bombardements. Hasard ou destin ?

Tout se passe comme si l'inconscient collectif distribuait les rôles dans le système.

J'en ai déjà parlé, à maintes reprises, concernant la distribution des rôles dans le harcèlement : harceleur, harcelé, complice actif, complice passif, etc. Et finalement, je n'avais pas parlé jusqu'à présent de ce rôle essentiel : le témoin. Certains, avec qui j'ai pu échanger sur cette question, pensent que c'est par ultra-narcissisme que le pouvoir totalitaire n'élimine pas certains témoins de qualité. En somme, il faudrait aux pervers et paranoïaques des conteurs de leurs « basses œuvres », afin qu'ils s'en glorifient. Les passionnés du pouvoir ont pourtant leurs hagiographes officiels : n'est-ce pas amplement suffisant ? C'est sans doute plus profond que cela : comme une impossibilité métaphysique. La petite voix de la vérité ne peut s'éteindre au cœur de l'expérience humaine. Cela créa l'étonnement de Soljenitsyne : là encore, un témoin de choix ayant survécu de façon totalement miraculeuse aux épreuves et attentats sur sa personne.

Et finalement, y a-t-il jamais eu un génocide qui soit intégralement demeuré sans témoin ?

Vous me direz, on ne le sait pas, car précisément il n'y a pas eu de témoin ! Pour autant, en Colombie où je suis, des massacres indiens inouïs ont eu lieu au XVIe siècle, dont nous gardons encore les traces, et la mémoire, en l'absence de vestiges, d'archéologie probante et surtout, de récits. Revenons à la conception spirituelle qu'a Hegel de « la Raison dans l'Histoire ». Dans l'Histoire se déploie l'Esprit humain, pourrait-on ajouter, selon la dialectique du maître et de l'esclave : libération, enfermement et contraintes, nouvelle libération. La révolution est ce qui permet le passage de l'esclavage à la liberté, non pas la révolution politiquement manipulée, mais celle qui émane spirituellement des peuples. Le refus de l'oppression, le rejet du chantage ou de la terreur, quitte à en mourir, rend sacrée la liberté. Eh bien, si l'Histoire est la manifestation de l'Esprit, alors il faudra toujours un témoin. Le feu de l'Esprit ne s'éteindra pas tant que l'humanité vivra. À la manière du feu sacré des Vestales, il continuera d'être entretenu par le souffle de la vérité.
Notes

[1] Conversation du 28 octobre1964 avec Günter Gaus, in Humanité et Terreur, Paris, Payot, 2017.
[2] « Maintenant, c'est le suprême combat ! » Eschyle, Les Perses, vers 405, trad. Leconte de Lisle.
Sources de l'article initialement publié en plusieurs parties dans le magazine L'Antipresse — accès réservé aux abonnés — et reprises sur le site personnel d'Ariane Bilheran :
Note finale des éditeurs : Pour rappel, les trois premières parties ont été réunies sur Sott.net en un seul article que vous pouvez retrouver ICI.

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