surveillance
Dans le « monde covidé » dont les contours tranchants se reserrent sur des libertés fondamentales, une prospère économie de la « distanciation sociale » et de la surveillance s'est mise en branle. Partie pour durer, elle rend matériellement impossible tout « retour à la normale ». Le journaliste d'investigation Olivier Tesquet dresse la cartographie de ces nouveaux territoires de la surveillance où nous serions piégés en cobayes plus ou moins consentants...

Quelles « digues juridiques ou morales » pourront-elles encore tenir face à ce tsunami d' « innovations » que Olivier Tesquet nomme « l'état d'urgence technologique » ? De quelle « urgence » s'agit-il, au juste, dans un monde devenu impensable dont il faudrait avaler sans répit le train d'"innovations" in-dispensables ?

Au terme d'une décennie d'enquête, le journaliste de Télérama met à jour une « prédation systématiques de nos comportements » au profit des acteurs de cette « précipitation technologique » : les « grandes plateformes » ou autres officines et sous-traitants positionnées sur ce juteux « marché » de notre « mise à nu collective »... Dans son précédent essai, A la trace (Premier Parallèle, 2020), il posait un diagnostic glaçant sur cette fuite en avant technologique dont le potentiel n'a rien de « libérateur ». Il y interrogeait le déterminisme de nos existences par une informatique ubiquitaire...

Bien évidemment, il y aurait de quoi « s'interroger légitimement », pendant qu'il en est encore temps, sur ce recours à des « machines guerrières » et autres « dispositifs » de surveillance et de traçage dont la banalisation met en péril notre intimité et nos libertés en période de paix présumée. N'aurions-nous vraiment « rien à cacher » ? « Ne rien avoir à cacher, c'est être son propre maton, accepter non seulement de produire de la donnée docilement mais assi de faciliter la corrélation entre des dispositifs éclatés dans le temps et dans l'espace ».

De fait, cela revient à « se retrouver dans l'impossibilité matérielle de cacher quoi que ce soit »... De surcroît, la formule verbalise notre impuissance et notre solitude face à une technologie invasive qui entend « monétiser » jusqu'à nos battements de coeur et nos souffles - jusqu'au dernier.

Dans quelle « réalité » voulons-nous vivre ?

Si tout le monde connaît Facebook ou Google, peu de « citoyens » plus ou moins concernés connaissent Palantir, l'une des « licornes » de l'économie numérique, dont le nom est emprunté à la fiction du Seigneur des Anneaux (1955) : il s'inspire de la sphère magique et indestructible offrant le pouvoir de voir partout et tout le temps, décrite par J. R. R. Tolkien (1892-1973). L'éminent philologue et créateur de mondes, pionnier de l'heroïc fantasy, écrivait-il pour les enfants ? Valorisée à 20 milliards de dollars, Palantir se spécialise dans l'analyse des données qu'elle « compacte et croise à des fins prédictives »... Car si un individu est « réductible à l'ensemble des signaux qu'il émet bien malgré lui, on peut le devancer au lieu de le suivre »...

Avec la miniaturisation et la « démocratisation » des gadgets électroniques, « nous sommes entrés dans une société du signal informatique, à l'intérieur de laquelle des sociétés privées, qu'elles se nomment Facebook, Google ou Palantir, sont venues bousculer le monopole régalien de la collecte d'informations »... Si la donnée passe pour le pétrole du XXIe siècle, cette analogie pétrolière révèle notre entrée dans une société thermo-industrielle ultraquantifiée, « d'une intensité inédite », dont les outils « nous prédisent notre destinée sans se soucier de ce que nous faisons ou de ce qui nous est fait » (Shoshana Zuboff)...

Ainsi, dans l'architecture de ce « capitalisme de surveillance », nous ne sommes « ni des clients ni des produits, tout juste une matière première dont il faut capter l'attention pour mieux l'exploiter » - « nous sommes le pétrole, pour ainsi dire »... Un carburant bien bon marché et voué à une combustion quasi immédiate après extraction et surexploitation de données, dirait-on...

L'ancien journaliste d'Owni.fr, un média en ligne spécialisé dans les cultures numériques, étaye son analyse de moult références fondamentales dont celle du sociologue Antoine Courmont :
« La donnée est le couronnement provisoire d'une série d'approximations sur laquelle nous nous accordons pour représenter un phénomène »...
Ou celle de Serge Halimi, rédacteur en chef du Monde diplomatique :
« La crise du coronavirus pourrait constituer une répétition générale qui préfigure la dissolution des derniers foyers de résistance au capitalisme numérique et à l'avènement d'une société sans contact ».
Si notre destinée désormais est, par chacun de nos actes en ligne, de « créer de la valeur » pour le compte de « plateformes », nous appartenons-nous encore ? Bien d'autres questions se posent : comment exprimer la moindre empathie quand tout est informatisé ? Comment « trouver un modèle sanitaire cohérent qui respecte les droits fondamentaux » ? Notre addiction à des « applications » de plus en plus intrusives ne risque-t-elle pas d'accélérer « d'inquiétantes ruptures éthiques dans notre rapport à la technologie » ?

Dans ce nouvel « ordre social covidé », sera-t-on « affecté d'un indice de contagiosité comme d'autres d'une note de crédit ou d'un score de fragilité clinique » ? Ne consentirions-nous pas, par notre apathie, à « l'invention de nouvelles classes dangereuses s'inscrivant dans une Histoire qu'on pensait soldée » ? Autant de questions vertigineuses posées par les « nouvelles technologies » dont l'usage s'arrime à la « question des valeurs », qu'elles soient éthiques, sociales voire spirituelles... Ce qui est en jeu, c'est bien « l'idée que l'on se fait de la société ». C'est-à-dire de ce qu'elle devrait être - ou de ce qu'elle ne devrait surtout jamais devenir...

Perte de contrôle et de confiance

Face à la perte de contrôle effective de notre intimité, Olivier Tesquet interpelle le « danger normalisateur » de cet état d'urgence technologique qui « envahit l'espace public urbain, recompose le monde du travail et bouleverse la sphère de l'intimité au nom de la surveillance sanitaire ». L'auteur de La Stratégie du choc (Actes Sud, 2007), Naomi Klein, mettait en garde contre un « futur dans lequel chacun de nos mouvements, de nos mots, chacune de nos relations est traçable et exploitable au nom d'une collaboration sans précédent entre le gouvernement et les géants du numérique ». L'essayiste baptisait « Screen New Deal » ce contrepoint dystopique du « Green New Deal » qu'elle appellait de ses voeux.

Est-il besoin de rappeler que le gadget présumé servir accessoirement de « téléphone » se révèle à l'usage une « infrastructure de contrôle mobile » ? Olivier Tesquet voit ce sombre horizon dystopique se rapprocher « à mesure qu'un futur interconnecté retranche les corps de l'équation ».

Le moyen d'y remédier ? La technocritique, initiée par d'illustres prédécesseurs comme Lewis Mumford (1895-1990), Günther Anders (1902-1992) ou Jacques Ellul (1912-1994) : loin de procéder d'une technophobie aveugle, elle avance l'hypothèse du pire dont les vertus prophylactiques sont fort éprouvées, afin de mieux l'écarter. Elle oblige à stimuler l'imagination et à mobiliser les imaginaires dans un espace urbain hérissé de capteurs et autres « dispositifs » intrusifs de surveillance virant à une coercition générale.

Encore faut-il que le plus grand nombre en fasse son affaire commune, lève la tête des écrans et se réapproprie cet espace sinistré pour l'heure en « zone d'anomie vide de droit » (Giorgio Agamben) - une zone grise déshabitée par des cobayes persistant à s'ignorer comme tels...

La passion de tous est requise pour se désenvoûter de la technique et refonder une « société politique » sur le champ de ruines d'une « société de la trace et du signal » qui nous atomise dans nos « technococons » (Alain Damasio)... Le malaise n'en finit pas de grandir face à l'emprise d'une technologie intrusive sur nos vies, se gavant de nos traces en « actifs de la surveillance » aussitôt convertis en « capital de la surveillance ». Ce mal-être croissant dégagera-t-il à temps de salutaires « lignes de fuite imaginaires » pour échapper au grand siphonnage en cours ?

Alors que la « mise en réseau » des villes (décrétées « smart cities », soit des « villes intelligentes »...) « transforme l'urbanité tout entière pour en faire une vaste entreprise de surveillance » (La Quadrature du Net), la communauté des développeurs informatiques s'interroge sur « l'opportunité d'un serment d'Hippocrate des programmateurs d'algorithmes ».

Est-il temps encore de rappeler que les sciences et les technologies sont faites pour servir l'humain et non pour l'asservir ? Si elles ne sont pas mises au service d'une vie digne, saine et décente pour rendre notre maison commune plus habitable et « solidaire », à quoi serviraient-elles ?

Quel « éclair de bonté » pourrait-il jaillir de la démence technolâtre pour sauver encore l'espèce présumée humaine de sa dissolution dans son déni rageur ? De quelle étincelle de lucidité ou de quel « bricolage des possibles » jaillira l'antidote majeur à l'insoutenable qui étend son empire ?

Olivier Tesquet, Etat d'urgence technologique - comment l'économie de la surveillance tire parti de la pandémie, Premier Parallèle, 152 p., 16 €

A la trace - enquête sur les nouveaux territoires de la surveillance, Premier Parallèle, 272 p., 18 €