Une de nos lectrices nous a soumis la lettre qu'elle a envoyée le 25 octobre dernier aux trois sénateurs de Vendée, dont Bruno Retailleau. Nous avons accepté de la publier. À noter que Chantal Carpentier est l'une des 2 800 signataires de la Tribune : « A-t-on encore le droit d'exercer son esprit critique en France? »
opinion
Voici l'intégralité de sa lettre, emphases comprises.
Chantal Carpentier, Docteur d'État en droit

Maître de conférences des universités retraitée

Lettre aux trois sénateurs de Vendée,

Madame la sénatrice, messieurs les sénateurs,

« Le prolongement de « la période transitoire de sortie d'état d'urgence sanitaire » (dont l'échéance est prévue au 15 novembre 2021), sollicité par le gouvernement jusqu'au 31 juillet 2022 soulève de nombreuses interrogations. », comme le démontre Maxime Tandonnet cité par Patrice Gibertie https://pgibertie.com/2021/10/22/lhonneur-perdu-de-la-classe-politique/
« De fait, le régime de « sortie d'état d'urgence » ressemble à celui de l'état d'urgence en soi et ses conséquences sont significatives en termes de libertés publiques. Il donne la possibilité au gouvernement de restreindre les libertés en dehors du cadre parlementaire. Ce choix traduit une banalisation d'un état d'urgence sanitaire qui aura été en vigueur pendant presque deux années. Dès lors que son usage est ainsi normalisé et s'inscrit dans une logique de long terme, il sort de la définition d'un pouvoir d'exception. », Maxime Tandonnet s'émeut alors de l'absentéisme incompréhensible des députés au moment du vote.

Mais ce n'est pas l'essentiel à mes yeux, l'essentiel c'est le détournement de procédure, la violation de la Constitution de 1958, le fait de contourner la difficulté que présente l'article 16 qui n'accorde les pleins pouvoirs au Chef de l'Etat que sous conditions et avec des garanties et surtout pour un temps réellement limité ! L'essentiel c'est la violation de la Constitution par un Chef de l'Etat prenant exemple sur de Gaulle et Pompidou en 1962 avec le consentement d'une Assemblée nationale qui aurait dû au contraire censurer le gouvernement comme l'avait conseillé Monnerville en son temps !

Art 16 in fine : « Ces mesures doivent être inspirées par la volonté d'assurer aux pouvoirs publics constitutionnels, dans les moindres délais, les moyens d'accomplir leur mission. Le Conseil constitutionnel est consulté à leur sujet.../... Après trente jours d'exercice des pouvoirs exceptionnels, le Conseil constitutionnel peut être saisi par le Président de l'Assemblée nationale, le Président du Sénat, soixante députés ou soixante sénateurs, aux fins d'examiner si les conditions énoncées au premier alinéa demeurent réunies. Il se prononce dans les délais les plus brefs par un avis public. Il procède de plein droit à cet examen et se prononce dans les mêmes conditions au terme de soixante jours d'exercice des pouvoirs exceptionnels et à tout moment au-delà de cette durée. »

Inventer une procédure parallèle à celle de l'article 16 mais sans les garanties, sans les conditions, en allongeant à l'infini l'autorisation d'exercer tous les pouvoirs, en s'appuyant sur la majorité présidentielle de l'Assemblée nationale, n'est pas anodin : c'est une violation patente de la Constitution. En 1962, quand de Gaulle viola la Constitution en recourant à l'article 11 pour réviser en profondeur la Constitution prétendument rigide[i], le Conseil Constitutionnel se déclara incompétent, bottant en touche. Habitude qu'il a conservée depuis. Mais au moins le Sénat était-il présidé par un homme de conviction ayant trouvé un moyen d'incriminer un responsable du crime de « forfaiture », car ne pouvant s'en prendre directement au chef de l'Etat, il désigna le responsable : le premier ministre.

Que dirait Gaston Monnerville de cette situation qui se répète dans l'indifférence totale de nos élus à l'Assemblée nationale ?

Et vous, que dites-vous ?

Participerez-vous à ce nouveau report d'une autorisation qui n'a pas de base constitutionnelle valable et qui viole ouvertement notre loi fondamentale au nom d'une urgence qui n'en est pas une puisque le gouvernement continue à fermer des lits d'hôpitaux et s'arroge le droit d'interdire l'entrée de ces mêmes hôpitaux à tous les non « vaccinés », patients et soignants ? Les sénateurs vont-ils accepter encore longtemps que la vie des Français soit réglementée au sein de conseils de défense à peine évoqués par la Constitution et dont les travaux sont couverts par le « secret défense » de manière bien peu démocratique ? On vous dit « circulez il n'y a rien à voir » et vous circulez alors que le Sénat est le seul réel moyen dont nous autres citoyens disposons pour exercer notre souveraineté dans le cadre étroit de ce régime représentatif établi par la Constitution (art 3) ?

Clémenceau - lui aussi sénateur - affirmait à juste titre « Toute tolérance devient à la longue un droit acquis. » : voter cette loi c'est accepter de réviser de fait la Constitution en piétinant à la fois les libertés et le droit. Deux fois n'est pas coutume (constitutionnelle) mais trois fois ça le devient selon la logique de René Capitant : « Le texte n'est jamais la règle elle-même, et du moment que la règle existe, que la nation en connaît l'existence et le contenu et accepte l'application, elle fait partie du droit positif », du moins est-ce vrai selon lui en ce qui concerne les coutumes praeter legem[ii], celles qui s'imposent dans le silence du texte comme on pourrait penser justement que c'est le cas avec ces pleins pouvoirs d'urgence sanitaire accordés par le Parlement, au-delà de ses compétences.

Est-ce votre choix, une révision coutumière de la Constitution en prenant le risque énoncé par Monnerville de « réunir en une seule main, sur une seule tête, tous les pouvoirs, sans nul contrepoids, (or) c'est proprement abolir la démocratie »[iii].

Je reprends à mon compte cette conclusion du discours de Gaston Monnerville de 1962 : « il n'y a plus de République lorsque le Pouvoir ne s'impose plus à lui-même le respect de la loi. La France sera-t-elle demain une République ? Cela dépend du courage des républicains. »

Protégerez-vous la Constitution et nos libertés ? Ecouterez-vous les paroles sensées d'un ancien président de la Haute assemblée : « ne vous retirez pas de votre propre souveraineté : ne vous désarmez pas vous-mêmes. N'abdiquez entre les mains de quiconque votre sûreté, votre liberté, votre dignité... restez fidèles à la probité républicaine ».

Avec mes meilleurs sentiments.

Chantal Carpentier, maîtresse de conférence des universités retraitée, docteur d'État en droit.
Notes

[i] Est dite rigide une Constitution qui ne peut être révisée que selon une procédure qui se distingue de celle permettant le vote des lois. Il ne faut pas qu'une majorité parlementaire puisse réviser la charte fondamentale comme elle vote les lois, comme ce fut le cas sous le statut albertin qui permit d'établir le régime mussolinien.

[ii] https://www.studocu.com/fr/document/universite-paris-1-pantheon-sorbonne/droit-constitutionnel-i/commentaire-capitant-julie-petris/12193893 — p. 5.

[iii] http://www.senat.fr/histoire/associations/images/senat1962.pdf — discours au Sénat 9 octobre 1962.