J'ai l'impression que maintenant, alors que la victoire sur la Russie devient plus problématique, le débat sur la politique hégémonique américaine va se rouvrir. Le maintien forcené et destructeur de l'unilatéralisme étasunien va devenir trop coûteux. La domination des néo-cons unilatéralistes guidés par la doctrine Wolfovitz va vaciller avec l'échec.
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La proximité des élections présidentielles de 2024, les intérêts divergents, voire antagoniques de la classe des capitalistes américains, tout cela va creuser les brèches dans le consensus en faveur de la guerre, pas seulement aux États-Unis, mais aussi dans le camp occidental.

Le voyage récent de Kissinger en Chine peut être interprété comme un signe que les hostilités à l'intérieur du consensus bipartisan vont bientôt être déclenchées.


Kissinger remet en question la vision Thucydide de l'Histoire, il conteste la fatalité de la guerre entre les deux grandes puissances et ce faisant, il pose plus ou moins directement la question du bien fondé de la guerre des Occidentaux contre les Russes, puisque c'est une étape de la guerre du Péloponnèse.

La guerre en Ukraine est un conflit dont le but est d'arracher l'Ukraine à la Russie afin de préparer la grande confrontation avec la Chine.

C'est toute la doctrine de Zbigniew Brzezinski et Mackinder sur le Heartland qui risque d'être remise en question. Cette doctrine tordue pour satisfaire les intérêts du capital américain considère que quiconque domine l'Eurasie domine le monde.

Le maintien de la domination du monde passe donc logiquement, pour ces gens, par la provocation en Ukraine, par la défaite de la Russie, par sa disparition en tant qu'État souverain, et son éclatement en une multitude de sous ensembles ethniques.

Bien entendu, ces idées largement implantées depuis 1992 par les néo-cons ne tiennent pas compte des changements intervenus dans la pensée de Zbigniew Brzezinski; le revirement de Zbigniew Brzezinski ne convenait pas aux intérêts du complexe militaro indistriel (CMI) qui finance les néo-cons.

Comme le rapporte opportunément Pepe Esobar à l'occasion de la visite d'Henry Kissinger, Brezezinski avait changé d'avis au cours des années suivantes :
« The Grand Chessboard », publié en 1997, avant l'ère du 11 septembre, affirmait que les États-Unis devraient régner sur tout concurrent pair qui montait en Eurasie. Brzezinski n'a pas vécu pour voir l'incarnation vivante de son cauchemar ultime : un partenariat stratégique Russie-Chine. Mais il y a déjà sept ans — deux ans après Maïdan à Kiev — il avait au moins compris qu'il était impératif de changer de vision et de « réaligner l'architecture mondiale du pouvoir ».
Dans un article publié en 2016 dans American Interest, Brzezinski a plaidé pour un retour à la coopération entre les grandes puissances :
Une politique américaine constructive doit être patiemment guidée par une vision à long terme. Elle doit rechercher des résultats qui favorisent la prise de conscience progressive en Russie (probablement après Poutine) que sa seule place en tant que puissance mondiale influente est finalement en Europe. Le rôle croissant de la Chine au Moyen-Orient devrait refléter la prise de conscience réciproque des États-Unis et de la Chine qu'un partenariat croissant entre les États-Unis et la RPC pour faire face à la crise au Moyen-Orient est un test historiquement significatif de leur capacité à façonner et à renforcer ensemble une stabilité mondiale plus large.

L'alternative à une vision constructive, et en particulier la recherche d'un résultat unilatéral imposé militairement et idéologiquement, ne peut aboutir qu'à une futilité prolongée et autodestructrice. Pour l'Amérique, cela pourrait entraîner des conflits durables, de la fatigue et peut-être même un retrait démoralisant de son isolationnisme d'avant le XXe siècle.

Mon idée est donc la suivante : à l'occasion de l'échec des visées belliqueuses des néo-cons en Ukraine et du coup d'arrêt donné à l'unilatéralisme américain, il est possible que le débat de politique étrangère et de géopolitique se rouvre aux USA.
Je suis d'autant plus tenté de le penser que cela correspond à mes options théoriques, tout système évolue à la fois en fonction de ses antagonismes externes, mais aussi en fonction de ses contradictions internes.

En clair, les capitalistes impérialistes sont en lutte contre tout le Reste du Monde certes, mais ils sont aussi en lutte entre eux. Le Capital mondial est d'accord quand il s'agit de générer le surproduit et d'exploiter les travailleurs, mais il cesse d'être unanime lorsqu'il s'agit de se partager le butin.

Si vous me suivez, vous admettez que le consensus bipartisan aux États-Unis et au sein de l'Occident comprador peut très bien voler en éclats sous le choc de l'échec en Ukraine et du coût exorbitant de la politique de préparation de l'affrontement de type guerre du Peloponnèse.

Si tel était le cas, ce serait la Grande Aventure, j'y reviendrai ci-dessous.
On voit les signes avant-coureurs de la fracture du consensus bipartisan ici :

« L'opposition à la politique bipartite américaine de guerre économique contre la Chine vient désormais également des gros bonnets de l'économie américaine :

Les dirigeants des plus grands fabricants de puces américains ont déclaré aux responsables de Biden cette semaine que l'administration devrait étudier l'impact des restrictions sur les exportations vers la Chine et faire une pause avant d'en mettre en œuvre de nouvelles, selon des personnes familières avec leurs discussions.

Lors de réunions à Washington lundi, Pat Gelsinger d'Intel Corp., Jensen Huang de Nvidia Corp. et Cristiano Amon de Qualcomm Inc. ont averti que les contrôles à l'exportation risquaient de nuire au leadership américain de l'industrie. Les responsables de Biden ont écouté les présentations, mais n'ont pris aucun engagement, ont déclaré les personnes, qui ont demandé à ne pas être identifiées, car les discussions étaient privées.
La logique économique veut que l'économie américaine à court et moyen terme se porterait mieux en évitant un conflit avec la Russie et la Chine.

Mais le court, le moyen et le long terme se télescopent peut-être.

Je m'explique.

Les théories de toutes sortes, économiques, politiques, sociales, géopolitiques ne tombent pas du ciel, elles sont produites.

Elles sont produites par la société en fonction de ses besoins. Exemple, les USA ont produit la théorie des marchés financiers efficaces quand ils ont eu besoin d'accumuler les déficits, en échange de morceaux de papiers qu'ils vendaient à leurs créanciers. La nécessité de financer les dettes par le recyclage a produit la nécessité de développer le marché financier et donc de produire les thèses qui permettaient ce développement. Ils ont élaboré une théorie qui justifie que le monde achète sans retenue les actifs financiers américains, ce qui, ainsi, les dispensait d'épargner.

Les théories et doctrines sont produites par les rapports des forces sociales, par les rapports de production, par les rapports de domination, par le besoin de justifier l'Ordre du monde. Là-dessus Foucault a raison.

Je veux dire que les théories servent à justifier l'état de la société.

Mais, ce qui est déterminant, c'est ce qui est objectif, le subjectif n'est qu'un discours plus ou moins biaisé, sur la réalité, un discours idéologique.

La doctrine Wolfowitz de 1992 est intervenue lors de la période d'extension impérialiste, de financiarisation du système américain après la chute de l'URSS.

Elle tirait profit d'une opportunité et elle était une réponse à la difficulté du système américain à se reproduire, à se perpétuer.

Tout ce qui a été fait et dit à cette époque avait pour « objectif » de faire en sorte que cela dure, que le monde que les Américains avaient modelé à leur avantage, dure. Donc tout était une réponse à ce problème de la survie à long terme du système qui leur avait tant profité.

La vocation/fonction systémique du monde unipolaire, c'est de maintenir l'ordre qui permet aux Américains de prélever sur les richesses mondiales au maximum.

On a eu le cynisme après la chute du mur de Berlin d'appeler cela les dividendes de la paix !

L'ordre de la Pax Americana permet d'accumuler le maximum de capital, de générer le maximum de profits, tout en finançant le beurre et les canons. Il permet de ne pas épargner, d'enregistrer des déficits perpétuels, d'imposer sa monnaie comme reconnaissance de dette, de pratiquer l'Échange Inégal qui empêche le Reste du Monde de se développer, de maintenir les « partenaires » dans un rôle de sous-traitant, de vassal ou de comprador.

La doctine Wolfowitz est le produit de cette option : tenter de s'opposer au mouvement de l'Histoire, de forcer l'Histoire et de faire en sorte que le temps suspende son vol.

Il s'agit de prolonger, ce qui a donné la doctrine de Francis Fukuyama, celle de la fin de l'Histoire qui consacre la supériorité définitive des États-Unis dans un monde éternel.

Hélas pour la doctrine Wolfowitz et celle de Fukuyama, l'Histoire ne s'arrête jamais, elle a ses propres déterminations et ses déterminations ne sont pas celles de la volonté des hommes, fussent-ils puissants, non, mais ce sont les déterminations des forces productives.

Les partisans de la thèse de la fin de l'Histoire et du maintien de l'unilatéralisme américain avaient parié sur la mise au travail des Chinois pour leur faire sécréter de la plus-value mondiale à la faveur de leur travail bon marché. Ils ont parié sur l'extension de l'exploitation salariale à la main d'œuvre chinoise.

Ils ont ouvert les portes du marché mondial aux Chinois, ils ont délocalisé leurs usines, croyant pouvoir les exploiter sans risque, croyant pouvoir pratiquer avec eux l'Échange Inégal qui leur avait si bien réussi avec les autres. Ils ont cru en quelque sorte pouvoir coloniser la Chine par le biais du soft pouvoir économique puis financier et culturel.

Les Américains ont cru qu'ils allaient extraire du profit et de la plus-value des Chinois sans que cela produise de conséquences au niveau de leur développement propre. Ils ont cru que les Chinois allaient rester en arrière, éternels sous-traitants, prolétaires de l'Usine Chinamerica.

Ce ne fut pas le cas.

Les Chinois ont pratiqué la dialectique, ils ont utilisé la force et les atouts des États-Unis à leur profit pour s'éduquer, investir, s'armer, progresser dans tous les domaines.

La doctrine de l'Échange Inégal qui voulait qu'ils restent plus ou moins esclaves, serfs ou prolos n'a pas marché, car la Chine n'est pas un système capitaliste, elle a une direction populaire non capitaliste qui fonctionne autrement.

Note : je vous ai déjà introduit à l'analyse de l'Échange Inégal dans un article précédent. Allez consulter

LA MONDIALISATION OU L'INÉGAL ÉCHANGE

Faire la guerre du Péloponnèse, c'est nier, tenter de nier, de revenir en arrière sur ce qui s'est passé depuis le développement de la Chine, c'est vouloir le nullifier.

Pour simplifier, j'avance que la doctrine Wolfowitz, la thèse de Fukuyama et l'idéologie des néo-cons ont cessé d'être adaptées, elles sont bâties sur une erreur, sur une colossale erreur stratégique et une non moins colossale erreur de raisonnement.

Les choses ne se sont pas passées comme prévu, la Chine n'a pas pu être contenue, elle n'est pas restée le sous-traitant docile de l'usine américaine, elle n'est pas vassale et maintenant, il n'est plus possible de revenir en arrière, c'est trop dangereux.

Comme l'avait prédit Lénine, « les capitalistes nous vendront même la corde pour les pendre ». La logique du capital, c'est de chercher le profit maximum. Pour faire le profit maximum, le capital a ouvert le marché mondial aux Chinois, il les a mis au travail, il s'est désindustrialisé, il s'est créé ses propres concurrents et ses rivaux.

L'échec des Américains dans le conflit qu'ils ont créé en Ukraine, à mon avis, sonnera comme la prise de conscience de cet état de fait :

La guerre est devenue impossible, trop dangereuse, elle ne serait que destructive sans bénéfice aucun.

« Si les deux pays entrent en guerre, cela n'entraînera aucun résultat significatif pour les deux peuples ». Dit Kissinger.

Il est trop tard, la faute a été commise lors de la tentative du capital américain et occidental d'échapper la loi de la baisse tendancielle du taux de profit en intégrant la Chine et les BRICS dans le marché mondial.

Le développement rapide de la Chine, le développement de ses forces productives s'est retourné contre ceux qui voulaient les exploiter à son profit.

Le raisonnement ci-dessus est développé en termes de profit et de plus-value ou surproduit, mais il se transpose par une formulation en termes de ressources naturelles rares qui est plus familière au public.

Si le bloc Reste du Monde (RoW), n'avait pas été violemment empêché de se développer par l'Échange Inégal au cours des 100 dernières années, il serait hautement développé et consommerait la plupart sinon la totalité de ses ressources.

L'Occident ne serait même pas la moitié de ce qu'il est aujourd'hui. Les États-Unis, mais surtout l'UE, car ils disposent de très peu de ressources propres.

Ce qui se passe maintenant, c'est que le RoW, BRICKS+, principalement soutenu par la Russie et la Chine, se développe à une vitesse vertigineuse. Ils augmentent leur consommation à pas de géant et ont le potentiel d'exiger rapidement que l'Occident paye beaucoup plus pour tout ce qu'il a envie d'obtenir.

Mon pari est donc qu'il y a une bonne probabilité pour que les États-Unis et l'Occident prennent conscience du fait que leurs théories géopolitiques sont dépassées, inadaptées, fausses à la lueur d'un échec en Ukraine et que ceci pourrait permettre l'émergence d'un nouveau débat et de nouvelles doctrines.

J'ai écrit plus haut ce qui normalement doit constituer la suite de cet article.

Tout système évolue à la fois en fonction de ses antagonismes externes, mais aussi en fonction de ses contradictions internes.

Le système américain et occidental en général est en perdition. La société se délite en profondeur, elle s'auto-détruit. Elle ne survit qu'en simulacre.

C'est normal, car ce qui s'est passé à l'extérieur a modifié les structures internes de nos sociétés, et a brisé tout ce qui en faisait un ensemble cohérent. La perversion nous submerge, dès lors que nous avons cessé d'être vivifiés par le contact avec la réalité et que nous avons quitté le monde réel. Nos sociétés se sont désadaptées au monde. En délocalisant le travail, nous avons délocalisé l'effort et la capacité d'adaptation.

Quand je parle de contradictions internes, c'est ce phénomène de déclenchement de forces de destruction interne que je vise. Il est multi facette, complexe, mais incontestable.
Richard Haass vient de quitter la direction du Council on Foreign Relations qu'il exerçait depuis près de 20 ans.

Il était le doyen de l'establishment américain en matière de politique étrangère.

Voici son testament :

Le plus préoccupant pour M. Haass, ancien responsable de la Maison Blanche, du Pentagone et du Département d'État, est l'état de la politique intérieure américaine, qui, selon lui, menace de saper la force du pays à l'étranger. « J'en suis venu à penser que la plus grande menace pour la sécurité nationale à laquelle sont confrontés les États-Unis n'est pas la Russie ou la Chine ou le changement climatique, mais nous-mêmes», a déclaré M. Haass, 71 ans,