Volodymyr Zelensky et Joe Biden
© Maison Blanche /Cameron SmithLe président ukrainien Volodymyr Zelensky et le président américain Joe Biden lors du sommet du G7 le 21 mai à l’hôtel Grand Prince à Hiroshima, au Japon.
« Dans les pays arabes, plus personne n'écoute ce que disent les Occidentaux », me dit un ami algérien. Il aurait pu ajouter : dans les pays asiatiques, africains et latino-américains non plus. L'effondrement moral et le narcissisme médiatique leur ont fait perdre tout crédit. Dans son dernier livre (La défaite de l'Occident, Gallimard), Emmanuel Todd en donne les raisons historiques et matérielles. L'Occident est en train d'imploser, de s'effondrer sur lui-même, de se vider de l'intérieur pour s'abimer dans le vide, fasciné qu'il est par le nihilisme.

La guerre en Ukraine en est un exemple : la Russie va gagner cette guerre parce qu'elle se bat chez elle et pour elle. C'est une démocratie autoritaire certes (qui applique la décision de la majorité sans égard pour les minorités) mais dont l'économie et la société sont stables, voire en progrès comme en témoignent sa résilience agricole et industrielle, sa production annuelle d'ingénieurs et l'amélioration constante de son espérance de vie, supérieures à celles des États-Unis malgré les différences de population. Nous en avons parlé plusieurs fois dans ces colonnes.

L'Ukraine, pays meurtri par Staline mais cajolé par le pouvoir communiste après 1945, s'est révélée incapable de construire un État stable après 1991. Elle n'a jamais réussi à se libérer de la tutelle des oligarques et de la corruption. Peu à peu, le pouvoir a été accaparé par la minorité ultranationaliste de l'Ouest (les « néo-nazis » dans la terminologie russe) et l'anarcho-militarisme du Centre suite à l'émigration massive des élites russophones et russophiles de l'Est après 2014. Ces nouvelles élites se sont gardées de le développer et d'y implanter une vraie démocratie puisque les partis d'opposition, les syndicats et les médias critiques y ont été interdits. Aujourd'hui radicalisé, le régime de Zelenski vit désormais sous perfusion et sans autre projet que sa haine de la Russie.

L'Europe de l'Est a suivi le même schéma, la guerre en moins. Les anciennes élites communistes ont passé avec armes et bagages dans le camp libéral. Elles ont juste changé de maitre, troquant Moscou et ses roubles contre les euros et les dollars de Berlin, Bruxelles et Washington. L'ami d'hier est devenu le nouvel ennemi tandis que les pays de la région se dépeuplaient pour approvisionner en main d'œuvre pas chère les usines allemandes et que leurs gouvernements prenaient leurs ordres et s'achetaient des appartements à Londres et à Washington. Seule exception : la Hongrie qui, après avoir lutté sans répit pour sa souveraineté contre les Turcs, les Autrichiens puis les Soviétiques, tient à la préserver contre les diktats de Bruxelles.

Quant à l'Europe occidentale, dans le sillage des États-Unis, elle est à la fois victime de sa dérive oligarchique - ses élites ont fait sécession avec leur peuple - et de la chute finale du protestantisme, garant de hautes exigences éducatives et d'une éthique du travail désormais disparues dans les poubelles de l'histoire. N'y comptent plus que la cupidité, les profits à court terme, l'image et la comm. La démographie est en berne, la démocratie en crise, l'industrie allemande en récession, l'endettement en expansion, la défense en jachère, le projet politique européen en voie d'extinction. Le moteur allemand est en train de caler, la diplomatie d'équilibre française s'effiloche tandis que le Titanic anglais est en train de sombrer après avoir raté le sursaut espéré du Brexit et confié les rênes de son destin à ses anciens colonisés, tels Kwazi Kharteng, Sadik Khan, Rishi Sunak ou Humza Yousaf. Mais personne ne prête attention, les orchestres européens ayant mis la sono à fond pour cacher le naufrage.

Quant à la Scandinavie, après des siècles de pacifisme et de progressisme raisonnables, elle a soudain basculé du féminisme militant au bellicisme militaire, grâce à une kyrielle de premières ministres pour qui cette évolution semblait aller de soi.

Quant aux États-Unis, ils sont entrés dans un processus de décadence aussi durable qu'irréversible. Leur niveau éducatif s'effondre. Ils doivent importer des ingénieurs et des scientifiques par dizaines de milliers. L'espérance de vie chute tandis que la mortalité infantile augmente et qu'explosent les dépenses de santé, pourtant les plus élevées du monde, l'obésité, les fusillades de masse et les prisons. La démocratie s'étiole, elle est contestée tantôt par les Démocrates (qui ont refusé l'élection de Trump et tenté de le renverser deux fois par impeachment) tantôt par les Républicains (qui ont cherché à nier la victoire de Biden). La méritocratie protestante WASP a cédé la place à une oligarchie néolibérale, plus bigarrée mais sans attache ni patrie. L'économie, une fois dégonflée de ses bullshit jobs archi bien payés - avocats, communicants, lobbyistes, publicitaires, assureurs, financiers, économistes - produit peu de biens réels et vit à crédit en imprimant des dollars et en important massivement marchandises, services et capital humain au prix d'un endettement qui se calcule en trillions de dollars.

Pire que tout : l'Amérique n'a plus de vision, de culture, d'intelligence collective. Elle saute d'une mode à l'autre (aujourd'hui, c'est l'intelligence artificielle), d'une guerre à l'autre, d'une innovation futile à une autre, de l'hystérie antirusse à l'obsession chinoise, en se persuadant que les réseaux sociaux et la traque aux fake news vont la sauver.

Marqueur de ce nihilisme ? Le wokisme transgenriste. Todd date la fin du protestantisme - et du catholicisme depuis que le Saint-Siège autorise les prêtres à bénir les couples de même sexe - et le début de l'ère nihiliste à l'adoption du mariage pour tous et du droit de changer de sexe à volonté. Quand un homme peut être une femme et une femme un homme indépendamment de son sexe biologique et que cette possibilité devient l'idéologie dominante, il y a rupture anthropologique avec le reste du monde, qui pense que l'Occident est devenu fou.

Voilà l'essentiel des thèses de Todd, interprétées librement et cum grano salis.

Reste à savoir si elles sont exactes et quelles en seront les conséquences. On ne tardera pas à le savoir, notamment à l'issue du conflit en Ukraine, qui permettra d'y voir plus clair.

En attendant, il est permis d'éclairer ce constat à l'aide de l'histoire, et même de la fiction cinématographique. Après tout, la saga de la Guerre des Étoiles de Georges Lucas n'est-elle pas une métaphore de la mutation de la république américaine en empire planétaire autoritaire ? Une république galactique corrompue se transforme en empire tyrannique à la faveur d'un coup d'État de ses élites dirigeantes appuyées par une Fédération du commerce avide de nouveaux marchés planétaires. L'oligarchie a pris le pouvoir. Les formes de la démocratie - institutions, sénateurs, consuls - sont conservées, mais pas son esprit. Un empereur sans visage - pensez aux gnomes de Davos ânonnant le catéchisme globaliste - dirige l'ensemble d'une main de fer grâce à un militarisme exacerbé et des légions de clones qui exécutent docilement le programme, tandis qu'une poignée de rebelles un peu farfelus assistée de quelques preux chevaliers Jedi tentent de restaurer le côté lumineux de la Force. Cinquante ans après le premier film, comment ne pas y voir une allégorie de l'évolution des États-Unis ?

La république romaine et sa transformation en empire oligarchique et autocratique n'a-t-elle pas suivi le même chemin malgré les tentatives de Cicéron pour s'y opposer ? La religion civique et les forces démocratiques s'effondrant sous la pression des oligarchies enrichies par la conquête incessante de nouveaux marchés en Grèce, Gaule, Asie Mineure et Afrique du Nord, ont dû céder la place à des élites globales sans foi ni loi. Les valeurs traditionnelles, celles de l'austère paysan-soldat latin, se sont effacées au profit de la cupidité, de la prévarication, du clientélisme politique et de luttes fratricides entre populistes plébéiens de type Marius ou César et oligarques sénatoriaux de type Sylla et Lépide. Jusqu'à ce qu'un tyran ambitieux et inspiré restaure durablement l'autorité par la force des armes et une habileté à sauver les apparences en prétendant n'être qu'un modeste primus inter pares.

Ici aussi, les formes républicaines, élections sénatoriales et des tribuns de la plèbe, séances du Sénat, consuls et licteurs, ont subsisté. Mais le pouvoir réel s'est concentré dans les mains d'un seul, un empereur soutenu par une fine couche de patriciens qui contrôlaient les finances, le commerce, les grands domaines fonciers et même la perception des impôts tandis que des guerres incessantes étaient menées contre des ennemis extérieurs décrits comme barbares. On pense ici aux figures honnies de Poutine et Xi Jinping.
(Pour plus de détails, voir mon livre "Le continent perdu" (Syrtes, 2019) et ma contribution "The Global World and the New Western Empire" (The 17th International Likhachov Scientific Conference, Saint-Petersburg, May 18-20, 2017).
Citons enfin un dernier historien, américain et contemporain, Paul Kennedy, qui avait analysé les causes de la « naissance et du déclin des grandes puissances ». A l'occasion d'une mise à jour publiée dans The New Statesman à l'occasion du 30e anniversaire de la parution de son livre, il vient réexaminer les dilemmes qui se posent à toute puissance hégémonique menacée de surextension impériale alors qu'elle est en déclin relatif, comme c'est le cas des Etats-Unis. Washington n'a plus que deux options : concentrer ses ressources, ce qui revient à offrir moins de garanties à moins de gens, ou renforcer sa crédibilité auprès de son large cercle d'affidés, ce qui revient « à constater que le système actuel n'est plus viable et qu'il faudrait investir beaucoup plus dans la sécurité nationale ». Dixit l'ancien secrétaire américain au Trésor Larry Summers à Bloomberg TV.

Biden préfère esquiver ce choix difficile en renonçant à la fois à réduire ses engagements et à dépenser suffisamment pour les respecter. Problème : les 886 milliards de dollars du budget de la défense 2024 sont très insuffisants pour remplir cet objectif malgré leur taille colossale. Trump préconise la stratégie inverse : un repli stratégique sur des objectifs défendables et donc limités aux alliés indispensables. D'où sa réticence vis à vis de l'OTAN et de la poursuite de la guerre en Ukraine, et son intérêt à trouver un accommodement avec la Russie.

Pour Paul Kennedy, la messe est dite : les États-Unis n'ont plus les moyens politiques et économiques de doubler ou tripler leurs dépenses militaires pour satisfaire 50 alliés à la fois et se battre sur trois fronts en même temps, Ukraine, Israël et Taiwan ou Corée si un conflit ouvert devait s'ouvrir dans le Pacifique. A l'avenir, « la couverture de sécurité américaine sera plus étroite, plus petite, limitée à ces endroits bien connus tels que l'OTAN-Europe, le Japon, l'Australie, Israël, la Corée, peut-être Taïwan, et pas grand-chose d'autre », tranche Kennedy.

A titre personnel, je rajouterai que l'histoire a connu un tel précédent, celui de l'empire romain d'Orient. Constatant l'incapacité de l'empire romain à se battre sur tous les fronts en même temps, l'empereur Constantin avait pris la décision d'abandonner Rome pour se replier sur Constantinople. La partie occidentale s'est effondrée, au terme d'un processus qui aura tout de même duré un siècle et demi. Mais du coup, il a réussi à prolonger l'existence de la partie orientale pendant plus de mille ans. Une stratégie qui ne manquait pas de vista, on en conviendra.

Partie (I) Le suicide de l'Occident et la revanche du Sud-Orient