Avant de quitter le 15 mai prochain la place Beauvau, le ministre de l'intérieur, Claude Guéant, a pris soin de signer le 4 mai un décret d'application de la loi Loppsi 2, créant un nouveau fichier policier. Il s'agit de fusionner d'ici fin 2013 deux fichiers controversés : le Stic (système de traitement des infractions constatées) et, son petit frère côté gendarmerie : le Judex (système judiciaire de documentation et d'exploitation).

Le premier, qui ne cesse de croître, contenait, fin 2011, 6,5 millions de personnes mises en cause, ainsi que 28 millions de plaignants. Le second, 2,5 millions de fiches de personnes et 30 millions de fiches de procédure. Le futur "traitement des antécédents judiciaires" (TAJ, c'est son nom) s'annonce donc comme un fichier géant, alimenté en continu par les procédures judiciaires pour crimes ou délits, ainsi que certaines contraventions de cinquième classe.

Image
Extrait du rapport d'information sur les fichiers de police.© DR
Le Stic comme le Judex étaient, parmi d'autres défauts, mal mis à jour : par exemple, des personnes restent fichées comme mises en cause, alors qu'elles ont bénéficié d'un acquittement, d'une relaxe, d'un classement sans suite ou encore d'un non-lieu. En 2008, la Cnilavait conclu que 83 % des fiches qu'elle avait été amenée à contrôler comportaient des erreurs ou des informations illégales, au risque de pénaliser les personnes concernées sur le plan professionnel. Un policier a ainsi indiqué aux députés Delphine Batho (PS) et Jacques Alain Bénisti (UMP), chargés d'un rapport sur le sujet, que « le Stic est tellement peu fiable qu'on ne peut rien en faire ». La faute, selon les deux députés, à « l'absence de transmission des suites judiciaires par les parquets et, d'autre part, la réticence des services de police à intégrer les suites judiciaires données par voie téléphonique en temps réel par les parquets ».

La Loppsi 2 apporte tout de même quelques améliorations : un magistrat référent sera désormais chargé de suivre la mise mise à jour des fichiers de police. Et surtout, le TAJ sera connecté à une nouvelle application du ministère de la justice, nommée Cassiopée, ce qui permettra d'automatiser la transmission des suites judiciaires entre justice et forces de l'ordre. Mais reste un énorme problème : le nouveau fichier hérite des données erronées de ses prédécesseurs, notamment du Stic qui n'a connu que « quelques contrôles qualité ponctuels ». « Si la gendarmerie nationale a réalisé un important effort de nettoyage de sa base de données, nous regrettons que la police nationale n'ait pas fait de même »,constatait, le 21 décembre 2011, la députée PS Delphine Batho, devant la commission des lois de l'Assemblée nationale.

Et à en croire le rapport tout en euphémismes des deux parlementaires, ce petit nettoyage de printemps côté gendarmerie n'était pas superflu : « L'existence de champs libres avait pu conduire, dans de nombreux cas, à la présence d'informations non pertinentes relatives aux auteurs et victimes. Si vos rapporteurs sont tout à fait persuadés que la gendarmerie n'avait aucunement l'intention de ficher certaines catégories de la population, il est clair que les informations relatives à l'orientation sexuelle, aux origines ethniques ou à l'état de santé des personnes inscrites dans ces fichiers y figuraient illégalement. » Exit donc les « données relatives aux origines ethniques et raciales, à l'orientation sexuelle, aux opinions politiques, philosophiques, aux pratiques religieuses, aux appartenances syndicales, aux modes de vie et états de santé, lorsqu'elles ne sont pas des éléments constitutifs de l'infraction ».

Biométrie faciale

Ces données sensibles pourront figurer dans le nouveau fichier d'antécédents judiciaires, « mais que dans les cas où elles résultent de la nature ou des circonstances de l'infraction ou se rapportent à des signes physiques particuliers, objectifs et permanents, en tant qu'éléments de signalement des personnes », relève la Commission nationale de l'informatique et de libertés (Cnil) dans son avis du 7 juillet 2011. Autant dire que policiers et gendarmes ont le champ libre !

Le nouveau fichier devrait ainsi reprendre, dans sa partie signalement, la typologie ethno-raciale déjà utilisée par un logiciel policier (le Stic-Canonge). Etablie par le groupe de contrôle sur les fichiers de police présidé par Alain Bauer, cette dernière liste douze "types" : « blanc (caucasien) ; méditerranéen ; gitan ; moyen-oriental ; nord-africain maghrébin ; asiatique eurasien ; amérindien ; indien (Inde) ; métis-mulâtre ; noir ; polynésien ; mélanésien-canaque ». Seule la mention gitan disparaîtra.

Jugeant cette typologie « très subjective et susceptible d'induire des comportements racistes », Jacques Alain Bénisti et Delphine Batho avaient demandé, en vain, son remplacement par « des éléments objectifs de portrait-robot, comme la couleur des yeux, des cheveux, de la peau ». Et le décret n'exclut pas des recherches à partir de ce critère, contrairement aux recommandations de la Cnil qui voulait « rendre impossible de sélectionner une catégorie particulière de personnes à partir d'une donnée sensible ».

Bien plus qu'un simple fichier d'antécédents judiciaires, le TAJ constitue en effet « un véritable outil d'investigation », relève la Commission. Il offre aux enquêteurs « des fonctionnalités d'identification des personnes (comme la reconnaissance biométrique du visage), ainsi que d'analyse et de rapprochement des données (recherches d'éléments communs dans des procédures différentes) que ne permettent pas les traitements Stic et Judex ». Il sera par exemple possible pour les policiers et gendarmes d'interroger cette base de données selon des critères très variés (photographie d'un visage, signalement, mode opératoire, mobile, nature de l'infraction, date et lieu des faits) et de recevoir des alertes en cas de similitudes dans plusieurs affaires.

Innovation la plus inquiétante, le TAJ permettra « une comparaison biométrique de l'image du visage des personnes » selon la Cnil. La photographie d'une personne fichée pourra ainsi être automatiquement comparée avec des images de caméras de vidéosurveillance. Cette technologie de reconnaissance faciale vise à identifier, voire localiser, les auteurs d'infractions surpris par des caméras. Une première pour l'autorité indépendante qui s'inquiète« des risques importants pour les libertés individuelles, notamment dans le contexte actuel de multiplication des systèmes de vidéoprotection ».

Un fichier de police et d'enquêtes de moralité

Le TAJ conserve par ailleurs le principal défaut du Stic : il mêle des finalités très différentes. Il est à la fois un fichier de police judiciaire, destiné à aider dans leur travail les policiers et gendarmes, et un fichier administratif, qui peut être consulté dans le cadre d'enquêtes administratives préalables à des recrutements, des habilitations pour certains emplois (aéroports, sécurité, jeux d'argent, etc.), lors d'instructions de demandes d'acquisition de la nationalité française, pour la délivrance de titres de séjours, etc. La Cnil souligne donc « à nouveau l'existence de risques graves d'exclusion sociale et d'atteintes aux libertés individuelles (...) que comporte cette utilisation administrative des fichiers de police judiciaire ». « La seule inscription dans un fichier d'antécédents ne saurait suffire à fonder une décision administrative », rappelle la Commission.

Surtout vu le flou artistique entretenu par le décret qui prétend ficher de simples « mis en cause » et des « victimes », termes jugés« impropres » par la Cnil. « Une personne peut être mise en cause dans une plainte ou dans une dénonciation sans qu'il existe à son encontre les indices graves et concordants exigés par la loi », rappelle la Commission.

« Exemple, mon voisin dit que j'ai cassé sa boîte aux lettres, ce n'est pas un indice grave ou concordant, et pourtant, s'il dépose plainte, je serai "sticqué", comme l'illustre Philippe Pichon, commandant de police mis à la retraite d'office pour avoir critiqué les errements du Stic. De même, au stade de l'enquête de police, on ne peut parler de victimes, il s'agit de plaignants. »

Pour ce policier en opposition avec sa hiérarchie, « ces inexactitudes sont caractéristiques de la dernière législature, qui a connu une inflation législative et des textes de piètre qualité juridique ». Le quinquennat de Nicolas Sarkozy a également été marqué par une inflation des fichiers de police, passés de 58 à 80, entre 2009 et fin 2011, dont près de la moitié n'ont aucune base légale, comme l'ont constaté les députés Delphine Batho (PS) et Jacques Alain Bénisti (UMP).

Les socialistes conserveront-ils ce fichier en l'état ? Contactée ce mardi, l'équipe de campagne de François Hollande réserve ses déclarations pour le 15 mai, jour de la passation de pouvoir.