Soldat Manning illustration
© Inconnu

Traduction de l'anglais et ajustements par Romane pour LGS

La poursuite acharnée contre Manning, accusé d' « aider et encourager Al Qaida », constitue une réelle menace pour la liberté de la presse étasunienne.

Le procès en cours contre le dénonciateur Bradley Manning a été marqué par de nombreuses irrégularités, mais aucune plus dangereuse que l'accusation selon laquelle la fuite d'informations classifiées aurait « assisté et encouragé l'ennemi » (Al-Qaida) - un crime capital. Même le gouvernement ne prétend pas qu'il a eu l'intention d'aider Al-Qaida. Le raisonnement est que, même si ce n'était pas son intention, l'information que Manning a divulguée peut avoir de la valeur pour l'organisation terroriste : une affirmation qui s'applique pratiquement à toute fuite d'information classifiées à tout organe de presse, transformant ainsi une dénonciation ordinaire en l'équivalent d'un acte de trahison.

En septembre dernier, j'ai écrit à propos des documents obtenus de l'armée de l'air US relatifs à une enquête sur un analyste de systèmes suspecté de communiquer avec Wikileaks et Julian Assange. Les documents qualifiaient le crime présumé de « communication avec l'ennemi » selon l'article 104 de l'Uniform Code of Military Justice - presque certainement le même raisonnement que le gouvernement emploie dans sa tentative de mettre Bradley Manning en prison pour le reste de ses jours. J'ai expliqué à l'époque pourquoi cette théorie représente une menace aussi grave pour le journalisme d'investigation :
« Il semble clair que l'armée américaine considère désormais que toute fuite d'information classifiée constitue un crime capital d' « assistance à l'ennemi » ou de « communication avec l'ennemi » même si aucune information n'est passée directement à l' « ennemi » et qu'il n'y a aucune intention de l'aider ou de communiquer avec lui. Le simple fait d'informer le public sur les activités classifiées du gouvernement constitue désormais un crime capital parce qu'il informe « indirectement » l'ennemi.

« Les implications de ce raisonnement sont aussi évidentes qu'elles sont inquiétantes. Si quelqu'un peut être inculpé pour avoir « aidé » ou « communiqué avec l'ennemi » en vertu d'une fuite à Wikileaks, alors pourquoi ce même crime ne serait-il pas commis par quelqu'un qui communiquerait une information classifiée à n'importe quel média : le New York Times, The Guardian, ABC News ou n'importe qui d'autre ? En d'autres termes, ce raisonnement ne transforme-t-il pas inévitablement et obligatoirement toute fuite d'information classifiée - que ce soit auprès de Wikileaks ou de n'importe quel autre média - en une trahison ou un crime similaire ? »
Hier à l'audience de Manning, la juge militaire présidant le tribunal a posé exactement cette question au procureur, et, comme le New York Times lui-même le notait ce matin, la juge a reçu la seule réponse sensée :
« Colonel Lind, la juge, a posé au procureur une question hypothétique : si le soldat Manning avait donné les documents au New York Times plutôt qu'à Wikileaks, ferait-il face aux mêmes accusations ?

« Oui, Madame, a répondu le procureur, le Capitaine Angel Overgaard.

« Le New York Times et d'autres médias grand public ont publié des centaines de documents que le soldat Manning est accusé d'avoir fuités. Le département de la justice effectue une enquête sur Wikileaks pour déterminer si M. Assange ou ses associés peuvent être accusés de crime.

« Les défenseurs des médias disent qu'une telle procédure constituerait un dangereux précédent pour les organes d'information comme le Times qui obtiennent et publient fréquemment des informations que le gouvernement considère comme classifiées ».
En d'autres termes, la théorie utilisée pour poursuivre Manning transformerait presque toutes les sources gouvernementales des journaux en traîtres. Compte tenu de cela, il est extraordinaire que les grands médias aient montré si peu d'intérêt, sans même parler d'opposition, à la tenue de ce procès.

En effet, le New York Times - en dépit d'avoir grandement profité des fuites supposées provenir de Manning - a dû être stigmatisé publiquement par des blogueurs indépendants présents dans la salle d'audience et son propre éditeur publique pour qu'il se décide enfin à envoyer un journaliste couvrir la procès (The Guardian, par contraste, a envoyé un journaliste, Ed Pilkington, pour couvrir la plupart des audiences). Le fait que le ministère de la Justice d'Obama poursuive l'une des sources présumées du New York Times - et menace d'emprisonner l'un des journalistes d'investigation les plus expérimentés de ce journal, James Risen - montre clairement que cette menace contre le journalisme est beaucoup plus réelle que théorique. Comme l'a écrit Eliza Gray de New Republic en critiquant le New York Times pour avoir négligé de couvrir les audiences de Manning :
« Si le gouvernement poursuit l'accusation la plus flagrante contre [Manning] et s'il est condamné à la prison à vie, son cas réduira au silence pour longtemps les dénonciateurs de tous bords, sans lesquels les journaux comme le New York Times verraient soudainement leurs sources de tant d'articles dignes du prix « Pulitzer » se tarir. Pour les journalistes, les lecteurs et les amoureux de la démocratie, c'est une pensée effrayante ».
Afin de démontrer que les fuites de Manning ont aidé Al-Qaida, le gouvernement a dit hier, pour la première fois, qu'il a l'intention de présenter des « preuves qu'Oussama Ben Laden a demandé et reçu d'un membre de Qaïda des câbles du département d'Etat et des rapports militaires que le soldat Manning est accusé d'avoir transmis à Wikileaks ». Ben Laden et d'autres membres d'Al-Qaïda ont presque certainement montré un intérêt à lire la grande majorité des fuites de sécurité nationale publiées ces dix dernières années par le New York Times, le Washington Post et d'autres médias. L'idée même que leur simple intérêt pour les fuites puisse prouver l'accusation d'« aider et encourager l'ennemi » démontre à quel point cette théorie représente une menace.

Mais appliquons la théorie du gouvernement dans l'affaire Manning à l'un des journalistes les plus respectés à Washington : Bob Woodward, qui est devenu l'un des journalistes les plus riches d'Amérique, si ce n'est le plus riche, en obtenant et en publiant des informations classifiées beaucoup plus sensibles que tout de ce que Wikileaks a pu publier. Pour cette raison, un des lecteurs les plus enthousiastes de Woodward était Oussama Ben Laden, comme le montre ce dépêche de 2011 de l'AFP :
« Al-Qaïda a diffusé une vidéo marquant l'anniversaire du 11 septembre qui comporte un message de son dirigeant assassiné Oussama ben Laden au peuple américain... Il a recommandé aux Américains de lire le livre « Obama's War » de Bob Woodward qui détaille les conflits dans les prises de décision sur les questions militaires ».
Si l'intérêt de Ben Laden pour les câbles de Wikileaks prouve que Manning a aidé al-Qaïda, pourquoi l'enthousiasme de Ben Laden pour le livre de Woodward ne prouve-t-il pas que les fuites de Woodward - et Woodward lui-même - sont coupables du même crime capital ? Cette question est même plus impérieuse étant donné que Woodward a publié à maintes reprises certains des secrets les plus sensibles du pays, dont des informations classifiées « Top Secret » - contrairement à Wikileaks et Manning, qui ne l'ont jamais fait.

En 2010, Mike Isikoff de la NBC News a écrit un excellent article sur la guerre d'Obama contre les lanceurs d'alerte qui relève exactement ce point. Sous le titre « L'administration Obama s'attaque aux lanceurs d'alerte de niveaux moyens tandis que des hauts fonctionnaires bombardent Bob Woodward de secrets beaucoup plus sensibles », le journaliste de longue date de Washington écrivait :
« Dans les douze premières pages de son nouveau livre, « Obama's War », le célèbre journaliste Bob Woodward révèle une mine de détails incroyables sur un rapport hautement classifié que Mike McConnell, alors directeur du Renseignement National, a transmis au président-élu Barack Obama seulement deux jours après l'élection de novembre 2008.

« Parmi les révélations : les noms de codes de programmes jusqu'alors inconnus de la National Security Agency (NSA), l'existence d'une armée clandestine paramilitaire dirigée par la CIA en Afghanistan et les détails d'une cyber-pénétration secrète de la Chine des ordinateurs de campagne d'Obama et de John MacCain.

« Les contenus étaient si sensibles que McConnell, sous les ordres du président George W. Bush, s'est opposé à la présence du responsable de la la transition d'Obama, John Podesta, à la séance d'information qui s'est tenue dans une petite pièce sans fenêtre et sécurisée connue sous le nom de SCIP (ou Sensitive Compartmented Information Facility.)...

« Question : Comment peuvent-ils être crédibles en poursuivant des bureaucrates de niveau moyen et des jeunes officiers de l'armée pour avoir fuité une information classifiée à la presse quand tant d'officiers de haut-niveau ont balancé bien plus de secrets sensibles à Woodward ? »
En d'autres termes, le même livre de Bob Woodward qu'Oussama Ben Laden a évidemment lu et exhorté tout le monde à lire a révélé de nombreux secrets vitaux de la sécurité nationale bien plus sensibles que tout ce que Bradley Manning est accusé d'avoir divulgué. Cela ne signifie-t-il pas obligatoirement que les plus hauts responsables gouvernementaux qui ont servi de sources à Woodward, ainsi que l'auteur lui-même, ont aidé et encouragé Al-Qaida ?

En effet, Abbe Lowell - avocat de Stephen Jin-Woo Kim, un ancien analyste à Lawrence Livermore National Laboratory qui est poursuivi pour espionnage pour avoir fuité à James Rosen de Fox News des informations inoffensives classées confidentielles sur les intentions nucléaires de la Corée du Nord - a écrit une lettre de trois pages à David Kris, fonctionnaire au ministère de la Justice de l'administration Obama, détaillant des secrets bien plus sensibles étalés dans le livre de Woodward et a expliqué :
« Il y a plusieurs semaines, le reporter et auteur Bob Woodward a publié son livre intitulé « Obama's Wars ». Le livre révèle de façon très détaillée les plans menant aux décisions du président concernant les guerres en Irak et en Afghanistan. L'information à partir de laquelle le livre a été écrit provient clairement de membres de la branche exécutive (ie gouvernement - NdT), pour que leur point de vue soit connu, pour expliquer leurs positions, pour s'attirer les faveurs des médias et du public, et pour d'autres raisons et motivations. Ces membres de la branche exécutive ont décidé de fournir à M. Woodward des détails sur des informations on ne peut plus sensibles. »
La lettre conclut en demandant :
« A la lumière de ce que vous (M. Kris) avez dit, nous ne pouvons que nous demander si le Département (de la Justice - NdT) poursuit une enquête sur les sources du livre de Woodward aussi vigoureusement et avec autant de moyens qu'il a poursuivi M. Kim pour un événement ponctuel présumé. Comment peut-il être dans l'intérêt du gouvernement des Etats-Unis de poursuivre M. Kim de cette manière tout en tolérant cet autre événement bien plus grave ? Comment la branche exécutive peut-elle vous ordonner de poursuivre dans un cas et de ne rien faire dans l'autre ? »
De même, pourquoi y a-t-il une enquête de Grand Jury convoquée pour examiner la poursuite pénale contre Wikileaks pour avoir publié des informations classifiées, mais aucune pour Woodward, qui a maintes fois révélé des secrets bien plus importants et plus préjudiciables ?

La réponse à ces questions est, bien sûr, évidente : l'administration Obama n'est pas intéressée à réprimer la divulgation d'informations classifiées de manière générale. Ce qu'elle veut, c'est punir - et dissuader - uniquement les fuites qui ternissent l'image du gouvernement US en divulguant ses méfaits. Bob Woodward est un journaliste-larbin au service des fonctionnaires du gouvernement américain et ses divulgations répétées et non-autorisées de secrets hautement sensibles servent les intérêts de ces fonctionnaires et ne sont donc pas vues d'un mauvais œil, même si elles sont sans doute aussi criminelles, sinon plus.

Ainsi que Lowell a écrit dans sa lettre, les fuites de ces hauts fonctionnaires à Woodward sont destinées « à s'attirer les faveurs des médias et du public ». En revanche, les fuites de Manning - et celles d'autres lanceurs d'alerte poursuivis à un rythme record par l'administration Obama - étaient destinées, comme Manning l'a écrit dans des forums internet lorsqu'il pensait s'exprimer en toute confiance, à provoquer « des discussions dans le monde entier, des débats et des réformes ».

Le fait que les fuites bien plus sensibles de Woodward n'aient jamais fait l'objet d'une enquête souligne un point clair et évident : la protection des secrets du gouvernement n'est que le prétexte à ces poursuites. L'objectif réel est d'intimider quiconque expose les méfaits secrets du gouvernement et de punir sévèrement ceux qui le font.

En tout état de cause, le raisonnement actuellement employé pour présenter Bradley Manning non pas comme un lanceur d'alerte mais comme un traître, pourrait être - et le sera presque certainement - aussi facilement employé dans la grande majorité des fuites sur lesquelles le journalisme d'investigation s'est toujours appuyé. Au-delà du Guardian et des blogs indépendants, les médias seraient bien avisés de s'intéresser de très près et exprimer leur opposition au sort qui est fait à Bradley Manning : si ce n'est pas au nom de l'injustice qu'il subit, au moins au nom de leurs propres intérêts afin de préserver leurs sources d'informations dans le futur.