La brusque accélération judiciaire du dossier Tapie-Lagarde ouvre de nouvelles perspectives pour le dénouement futur de cette affaire d'État. Comme nous l'annoncions mardi matin, la garde à vue du juge arbitre Pierre Estoup s'est achevée par sa mise en examen. Les juges d'instruction Serge Tournaire, Guillaume Daïeff et Claire Thépaut, chargés du volet non ministériel de cette affaire d'arbitrage frauduleux, lui ont signifié ce mercredi en fin de journée sa mise en examen pour escroquerie en bande organisée (après requalification - sur réquisitions conformes du parquet - du délit de faux par simulation d'acte en escroquerie en bande organisée, précise le parquet dans son communiqué).

Bernard Tapie
© InconnuBernard Tapie
Cette mise en cause judiciaire est emblématique à plus d'un titre. Pierre Estoup a, en effet, effectué une belle carrière dans la magistrature : il a notamment été premier président de la cour d'appel de Versailles. Une fois à la retraite, ce haut magistrat a choisi de monnayer ses compétences et sa réputation dans des juridictions arbitrales, une forme de justice privée très en vogue dans les milieux d'affaires.

Pour dénouer leurs différends, les grands patrons apprécient autant la discrétion des tribunaux arbitraux (liés par des obligations de confidentialité) que les montants des sommes attribuées dans leurs décisions. À titre d'exemple, le groupe Casino a dû verser quelque 428,6 millions d'euros à la famille Baud en novembre 2009 pour les 5 % du capital de Franprix et les 25 % de Leader Price qu'elle détenait, sur décision d'un tribunal arbitral.

Au passage, la mise en examen de Pierre Estoup ternit l'image de la justice arbitrale, qui était déjà assez contrastée. Surtout, la qualification d'escroquerie en bande organisée atteste l'existence d'indices graves et concordants selon lesquels la procédure ayant abouti à verser 403 millions d'euros à Bernard Tapie, dont 45 millions au titre du préjudice moral, a bien été frauduleuse. En théorie, les juges arbitres doivent être indépendants des parties en cause dans les procédures qu'ils examinent, or cela ne semble pas être le cas de Pierre Estoup, qui connaissait Maurice Lantourne et Bernard Tapie (lire ici).

À terme, d'autres protagonistes du dossier Tapie-Lagarde pourraient, eux aussi, être mis en examen dans cette affaire. C'est notamment le cas de Maurice Lantourne, l'avocat de Bernard Tapie (qui a été placé en garde à vue mardi matin et relâché dans la nuit de mardi à mercredi), mais aussi de Stéphane Richard, ex-directeur de cabinet de Christine Lagarde à Bercy et actuel patron d'Orange (qui est convoqué le 10 juin à la brigade financière), et de Claude Guéant, ancien secrétaire général de l'Élysée sous Sarkozy.

Christine Lagarde elle-même reste sous la menace d'une possible mise en examen, après que la commission d'instruction de la Cour de justice de la République (CJR) a décidé de la placer sous le statut de témoin assisté le 24 mai. Un statut évolutif, qui peut également se transformer en non-lieu.

Mais la commission d'instruction de la CJR, composée de trois magistrats de la Cour de cassation, instruit le volet ministériel de l'affaire, tout en échangeant informations et procès-verbaux avec les juges d'instruction en charge du volet non-ministériel, ainsi qu'avec la Cour de discipline budgétaire et financière (CDBF), saisie du cas des hauts fonctionnaires responsables.

Et les charges pesant contre l'ancienne ministre de l'économie de Nicolas Sarkozy sont solides (lire ici la saisine de la commission des requêtes de la CJR).
Un scandale de l'ère Sarkozy

En arrière-plan de ces trois enquêtes, on retrouve les relations nouées entre Bernard Tapie et Nicolas Sarkozy, qui sont au cœur du processus d'arbitrage entamé dès 2007, alors que Jean-Louis Borloo était à Bercy.

Aujourd'hui, aussi bien pour les contribuables que pour les citoyens, l'intérêt de cette spectaculaire avancée judiciaire, après quelques lenteurs, réside dans un possible recours en révision de l'arbitrage Tapie de la part du ministère de l'économie, qui viserait à récupérer les 403 millions de fonds publics versés à Tapie et ses créanciers.

Un tel recours n'est « pas exclu, mais pas en cours », indique le ministère de l'économie à l'AFP. « C'est possible dès lors qu'un élément nouveau apparaît (...). On veille bien à être dans le cadre des délais qui permettraient au CDR de faire un recours en révision. » Bercy évoque un laps de temps de « deux mois à partir de l'apparition d'un élément nouveau ».

Christine Lagarde
© InconnuChristine Lagarde
En attendant, l'État confirme son intention de se constituer partie civile dans la procédure des juges d'instruction parisiens. Cette démarche est attendue dès la semaine prochaine.

Bercy sera chargé de cette démarche « dans les meilleurs délais » après que le Consortium de réalisation (CDR), qui avait soldé le passif entre le Crédit lyonnais et Bernard Tapie à propos de la vente d'Adidas, et l'Établissement public de financement et de restructuration (EPFR), l'entité qui le contrôle, se seront eux-mêmes portés partie civile, « en début de semaine prochaine ».

Pour l'État lui-même, la démarche , précise à l'AFP l'entourage du ministre de l'économie, Pierre Moscovici. Il s'agit pour les pouvoirs publics de « veiller à ce que les intérêts patrimoniaux de l'État ne soient pas lésés (...) et d'avoir accès au dossier ».

De son côté, Matignon a confirmé mercredi que « le premier ministre a demandé à Pierre Moscovici de préparer la constitution de parties civiles pour le CDR, l'EPFR et l'État ».

« Je suis heureux de voir que la justice commence à se poser des questions sérieuses sur un arbitrage dont j'ai toujours dit qu'il était premièrement illégal, et deuxièmement, à mes yeux, le résultat d'une gigantesque manipulation », a réagi mercredi Jean Peyrelevade, patron du Crédit lyonnais de 1993 à 2003.

Parlant de cette affaire comme de « l'un des plus gros scandales de la République », il a estimé sur Europe 1 que « l'État d'aujourd'hui (devait) essayer de compenser les fautes de l'État d'hier ». Selon l'ancien banquier, Christine Lagarde a « transmis des instructions venant d'au-dessus, c'est-à-dire de Nicolas Sarkozy lui-même ».

Source Médiapart