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Bradley Manning, le soldat américain reconnu coupable de la plus grande fuite de documents secrets de l'histoire des Etats-Unis, s'est vu infliger une peine de 35 ans de prison, mercredi 21 août par une cour martiale.

Après plus de deux mois de procès, la juge militaire Denise Lind a en outre décidé son renvoi de l'armée pour "déshonneur", notamment pour des faits d'espionnage, de fraude et de vol de quelque 700.0000 documents diplomatiques et militaires confidentiels, transmis au site WikiLeaks. Le procureur avait requis au moins 60 ans de prison.

La juge a rappelé que Manning bénéficiait de 1.293 jours de remise de peine, correspondant à plus de trois ans de détention préventive, dont neuf mois de régime d'isolement strict.

Le jeune soldat de 25 ans, menu et frêle entre ses deux avocats civil et militaire, s'est levé à l'annonce de la sentence, énoncé laconiquement par la juge vers 16h15. "Je vais maintenant annoncer la sentence", a-t-elle déclaré, prévenant qu'elle "cesserait immédiatement en cas de perturbation" dans la salle d'audience comble.

"PFC Manning vous êtes condamné à être incarcéré pendant 35 ans", a-t-elle lancé lors de cette audience qui a duré moins de dix minutes.

Son avocat pourrait demander la grâce de Barack Obama

Selon le réseau de soutien à Bradley Manning, son avocat David Coombs a l'intention de faire un appel en grâce auprès du président Barack Obama, pour implorer sa clémence. Manning pourra ensuite faire appel devant la Cour d'appel supérieure des forces armées (Court of Appeals for the Armed Forces) et devant la Cour suprême des Etats-Unis.

Amnesty International a demandé au président américain de "commuer la peine de Bradley Manning et d'enquêter sur les abus qu'il a révélés".

Le jugement du jeune homme sera réexaminé automatiquement en appel par la Cour pénale d'appel de l'armée de terre (Army Court of Criminal Appeal). La peine de 35 ans à laquelle il a été condamné est en tout cas, à ce jour, la plus longue infligée en matière de fuite de documents confidentiels.

WikiLeaks parle d'une "victoire stratégique significative"

L'organisation WikiLeaks, qui avait publié les documents obtenus par le soldat américain, a parlé de son côté d'une "victoire stratégique significative":
Le verdict du procès Manning représente "une victoire stratégique significative, indique WikiLeaks. Bradley Manning est désormais éligible à une libération dans moins de neuf ans, 4,4 selon un autre calcul"
La sentence pourra en effet être réduite par un système de remises de peine pour bonne conduite une fois que le condamné aura purgé un tiers de la condamnation. Si ce système lui est favorable, Bradley Manning pourrait dès lors sortir de prison après neuf ans.

Ses soutiens s'indignent et appellent à continuer le combat

Du côté des soutiens de l'ex-soldat, les réactions ne se sont pas faites attendre.

Glenn Grennwald, le journaliste du Guardian qui a révélé la surveillance des télécommunications par la NSA avec l'aide d'Edward Snowden, et dont le compagnon a été détenu par les autorités britanniques, a lui aussi exprimé son indignation:
"L'administration Obama: nous poursuivons avec agressivité tous ceux qui révèlent les crimes de guerre, et protégeons avec enthousiasme ceux qui les commettent", écrit-il dans un message posté sur son compte Twitter.
Paul Lewis, correspondant du Guardian à Washington, a rapporté que les partisans de Bradley Manning ont promis de poursuivre son combat:
"Bradley Manning a rapidement été amené dans le tribunal. Ses partisans criaient: 'nous allons continuer à nous battre pour toi, Bradley', 'tu es notre héros'"
En France, le journaliste Edwy Plenel, défenseur des "lanceurs d'alerte", a estimé qu'il s'agissait d'un "jour de honte pour la démocratie américaine".

La Russie dénonce une "décision sévère injustifiée"

La Russie a estimé que la condamnation de Bradley Manning était une décision "sévère injustifiée".
"Il est assez fréquent d'entendre de la part de responsables américains des critiques concernant des décisions de justice d'autres pays (...), mais quand cela concerne les intérêts américains, la justice américaine prend, comme dans le cas de Manning, une décision sévère injustifiée, selon le principe de 'faire passer l'envie à d'autres' sans aucun souci des droits de l'homme", a indiqué le ministère russe des Affaires étrangères dans un communiqué.

"Une telle utilisation du deux poids deux mesures sur un sujet prééminent comme les droits de l'homme montre une fois de plus que les États-Unis ne peuvent pas prétendre à un leadership dans ce domaine important', a-t-il ajouté.
Les relations entre les Etats-Unis et la Russie se sont considérablement tendues ces dernières semaines, en participer après que Moscou a décidé d'octroyer un asile temporaire d'un an à l'ex-consultant de la NSA alors que Washington réclamait son extradition vers les Etats-Unis, où il a été inculpé d'espionnage.

Une peine exemplaire pour dissuader les autres soldats

Cette peine, qui intervient sur fond d'une autre affaire retentissante de fuites, celles de l'Américain Edward Snowden, veut servir d'exemple pour tous les soldats qui envisageraient une fuite similaire, comme l'avait réclamé le gouvernement américain. Elle met un point final à un procès fleuve, ouvert le 3 juin après plus d'un an d'audiences préliminaires.

En début de semaine, le procureur militaire Joe Morrow avait demandé à la juge Denise Lind "d'envoyer un message à tous les soldats qui envisageraient de voler des informations classifiées", requerrant six décennies de prison.

De son côté, son avocat David Coombs avait demandé au colonel Lind de punir son client, certes, mais d'une peine qui lui donne la "possibilité de vivre" et permette la réinsertion d'un accusé "jeune", "humaniste", "très intelligent", "naïf certainement, mais bien intentionné".

La semaine dernière, le jeune homme avait regretté "avoir fait du mal aux gens et aux Etats-Unis", quelques jours après que la juge Lind l'a reconnu coupable, entre autres chefs d'accusation, d'espionnage et de fraude. Elle l'avait en revanche acquitté de celui de "collusion avec l'ennemi", en l'occurrence Al-Qaïda.

Un jeune homme à la personnalité complexe

"Traître" égoïste et téméraire ou jeune homme "naïf et bien intentionné": après un procès fleuve, le mystère demeure autour de la véritable personnalité de Bradley Manning.

La "fuite" du siècle dont il est à l'origine a provoqué une tempête dans la diplomatie mondiale et la fureur de la première puissance mondiale. Un statut lourd à porter pour le jeune Manning, entré dans l'armée en 2007 après une enfance abandonnée à des parents alcooliques dans une ferme isolée de l'Oklahoma (sud), passée à subir les quolibets de ses camarades en raison de son côté "intello" ou de ses troubles d'identité sexuelle.

Lors de son réquisitoire, l'accusation l'a dépeint comme un être égoïste et téméraire, qui savait qu'en transmettant des documents à WikiLeaks, ils seraient mis en ligne et consultés par les ennemis des Etats-Unis. Lors d'audiences préliminaires au procès, des témoins du gouvernement avaient dans un premier temps fait référence à un être "déprimé", "anxieux", "sujet à des crises de panique". Sans parler de son mutisme, de son somnambulisme et de ses pertes de repères sexuels.

Ses partisans demandent le prix Nobel de la paix

Des membres du personnel de la prison de Quantico (Virginie, est) --où Manning a été détenu à l'isolement pendant neuf mois-- ont cité des épisodes où il léchait les barreaux de sa cellule en dormant, pleurait en tapant sa tête dans ses mains, ou grimaçait en se regardant dans le miroir, tentant ainsi de justifier son maintien sous un régime ultra-sévère réservé aux suicidaires.

La défense n'a cessé d'argumenter que Manning n'était pas suicidaire. Son avocat David Coombs a même raconté que le rêve de son client était "d'aller à l'université, travailler pour le service public et peut-être, un jour, être candidat" à une élection, "car il veut faire la différence dans ce monde". Ses partisans lancent même une pétition pour que le Nobel de la paix lui soit attribué.

Entre ces deux portraits aux antipodes, difficile de dire où se situe la vérité.

"Je regrette que mes actions aient blessé des gens"

L'acte de contrition de Manning à la dernière minute du procès a crée une certaine surprise. "Je regrette que mes actions aient blessé des gens et les Etats-Unis", a-t-il lâché. "Je comprenais ce que je faisais et les décisions que j'ai prises, mais je n'ai pas complètement saisi l'étendue des conséquences de mes actes".

Lors de sa première prise de parole devant les juges en novembre 2012, il n'exprimait alors aucun regret et racontait d'un ton assuré les conditions de sa détention.

En février dernier, ce féru de géopolitique et de technologies de l'information justifiait ses actes par le désir de "provoquer un débat public sur les forces armées et la politique étrangère" des Etats-Unis. Il précisait toutefois qu'il ne s'intéressait qu'aux documents dont il était "absolument sûr qu'ils ne causeraient pas de tort" à la sécurité nationale.