C'est une décision historique. Et une lueur d'espoir pour les dizaines de femmes militaires qui ont été victimes de violences sexuelles au sein de l'armée. Elles sont peut-être même des centaines. Mais comment le savoir ? Aucun chiffre n'existe en France sur le sujet. Cela pourrait bientôt changer, car le ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, a annoncé ce jeudi qu'il avait demandé l'ouverture d'une enquête interne, la première de ce genre en France.

Armée française
© Gérard Julien/AFP
Cette annonce fait directement écho à la sortie en librairie, ce jeudi, d'un ouvrage intitulé La Guerre invisible (éditions Les Arènes et Causette). Dans ce livre, les deux journalistes Julia Pascual et Leila Milano, qui ont enquêté pendant deux ans, ont récolté les témoignages d'une quarantaine de « féminines » (le terme désignant communément les femmes dans l'armée) ayant subi des violences sexuelles. Un tabou que la Grande Muette, composée de 15 % de femmes, n'a encore jamais osé lever.

Contre le silence et l'impunité

Très souvent, ces victimes n'osent pas porter plainte, dissuadées par leurs supérieurs (masculins) qui leur rétorquent qu'un tel acte mettrait leur carrière en péril ou que ces violences sont dans l'ordre des choses, dans le huis clos de l'armée, où les femmes ne sont souvent que trois ou quatre pour plus de cent hommes.

Si certaines obtiennent une condamnation au pénal, celle-ci se traduit rarement par une révocation de leurs agresseurs au sein de l'armée. Ces derniers peuvent ainsi allègrement rester à leur poste, tandis que, la plupart du temps, les victimes, elles, sont mutées, loin de leur bourreau, le temps que l'affaire se tasse et ne devienne plus qu'un mauvais souvenir. Dans d'autres cas, elles se font oublier d'elles-mêmes en partant en congé maladie pour cause de dépression...

L'enquête interne du ministère de la Défense « visera en particulier à présenter et commenter les suites professionnelles, disciplinaires et judiciaires données notamment aux cas évoqués (NDLR : dans le livre), tant du côté des agresseurs présumés que des victimes », a indiqué Jean-Yves Le Drian dans une lettre adressée à l'Inspection générale des armées et au Contrôleur général des armées.

Les services concernés devront rendre leurs conclusions d'ici fin mars. Ils devront formuler des recommandations censées constituer « un plan d'action vigoureux » pour combattre de tels agissements. La mise en place d'une organisation simple et efficace « pour améliorer la remontée d'informations complètes sur ces sujets et en assurer un suivi fiable » devra également être étudiée, en s'inspirant de ce qui se fait dans d'autres ministères.

Déjà une loi aux Etats-Unis

« On se réjouit que les choses puissent bouger », a réagi Julia Pascual, l'une des auteures de La Guerre invisible, interrogée par LeParisien.fr. Cette journaliste de Causette a tout de même un doute sur l'efficacité d'une telle enquête, estimant qu' « il aurait été plus fort de commander un rapport à une commission d'enquête parlementaire ».

« Cela aurait été un gage de transparence », a-t-elle ajouté. C'est ce qui s'est passé l'an dernier aux Etats-Unis, où les violences sexuelles dans l'armée sont un véritable fléau (encore 5 415 cas recensés en 2013) .

Le Congrès a en effet été chargé en 2013 d'enquêter sur les cas de violences sexuelles dans l'US. Army et sur la façon dont elles étaient traitées par la justice militaire. Cela avait donné lieu, en décembre, à une loi ôtant à tout commandant le droit de contourner une condamnation prononcée par une cour militaire (c'était souvent le cas). Le texte prévoit également de faire passer au civil toute plainte qu'un commandant aurait refusé de traiter. En outre, tout militaire ayant été reconnu coupable d'agression sexuelle doit désormais être révoqué ou, au moins, sanctionné.

Le « harcèlement sexuel » absent du code militaire

En France, il n'existe aucun recensement de victimes de violences sexuelles tel qu'il en existe aux Etats-Unis depuis une dizaine d'années déjà. Par ailleurs, « cela fait des années que des parlementaires dénoncent l'absence de la notion de harcèlement sexuel dans le code de l'armée », commente Julia Pascual.

Dans le civil, le harcèlement sexuel est passible de deux ans d'emprisonnement et 30 000 euros d'amende. Dans l'armée, un officier peut décider de qualifier un harcèlement sexuel de simple « comportement inadapté » et de se contenter de condamner l'agresseur à dix jours d'arrêt. Soit la même sanction qu'un matelot reconnu coupable de n'avoir pas ciré ses chaussures...*

* Ces faits sont rapportés dans « La Guerre invisible », p.140, dans le chapitre « Le cas Isabelle D. ». Isabelle D., secrétaire de 25 ans au centre d'information et de recrutement des forces armées (CIRFA) de Metz, harcelée par son supérieur hiérarchique. Sa plainte n'aboutit pas et elle se voit mutée au Centre de commandement de la Marine nationale, à 333 kilomètres de chez elle, tandis que son agresseur est maintenu à son poste avant d'être simplement mis dans un placard.