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Comment peut-on nier l'évidence ? En étudiant les mécanismes de dissonance cognitive, Leon Festinger a élucidé ce mystère [1]. En s'attachant aux communautés millénaristes annonciatrices de la fin du monde, lesquelles refusaient d'admettre - sinon sur un calcul - s'être trompées lorsqu'elle n'advenait pas, il pointait des individus auxquels on attribue au moins un soupçon de folie [2]. Son analyse des dénis de réalité conservait un parfum d'irrationalité finalement rassurant. Il faut cependant convenir que la défense opposée par l'homme de foi à la réalité qui le dément s'applique très généralement à l'homme politique : « Supposons qu'un individu croit de tout cœur à quelque chose. Supposons aussi qu'il est engagé et a commis au nom de cette conviction des actes irréversibles. Supposons enfin qu'on lui fournisse la preuve incontestable et sans équivoque du caractère erroné de sa croyance. Que se passe-t-il bien souvent ? Non seulement l'individu ne sera pas ébranlé mais il en sortira plus convaincu que jamais de la "vérité" de sa foi. Peut-être ira-t-il jusqu'à montrer une ardeur nouvelle à convaincre et à convertir des profanes [3]. »

La dissonance cognitive est un pathos beaucoup plus grave au centre de la politique où elle menace le monde. Prenons les récents événements irakiens : les djihadistes de l'EIIL mènent une offensive en direction de Bagdad en s'emparant au passage des armes laissées par les États-Unis. On se souvient que l'intervention de 2003 était justifiée par un mensonge, celui des armes de destruction massive inexistantes. Sûr de son succès, le principal initiateur de l'aventure, Dick Cheney, avait eu cette formule, à placer parmi les plus belles inepties de l'histoire : « Les Irakiens nous accueillerons en libérateurs ». Accompagnés par le Royaume-Uni de Tony Blair, les États-Unis avaient donc le projet d'instaurer la démocratie et la paix par les armes. Il est vite apparu qu'en détruisant le régime de Saddam Hussein, ils préparaient une guerre civile meurtrière, sanctionnée par des centaines de milliers de morts irakiens et quelques milliers de soldats américains, et contribuaient à placer au pouvoir les chiites soutenus par leur pire ennemi, l'Iran. Un fiasco comme il en existe peu, d'autant plus grave qu'il était annoncé. Ne manquaient plus que les djihadistes. Comment réagirent les responsables de l'intervention de 2003 ? Croit-on qu'ils se turent ? Bien au contraire, cela leur donnait raison.

Pour Dick Cheney, l'offensive djihadiste serait la faute de l'administration Obama qui a refusé d'intervenir en Syrie, laissé le pays s'enfoncer dans la guerre civile et servir de base au djihadisme. Une administration qu'il accuse aujourd'hui de se préoccuper de réchauffement climatique, à coup sûr un sujet négligeable pour l'ancien PDG de l'entreprise pétrolière Halliburton. A cet égard, on ne saurait lui reprocher l'incohérence : l'initiateur de la guerre pour le pétrole ne saurait accepter qu'on se soucie d'environnement. Si l'intervention en Syrie a été abandonnée au dernier moment, c'est notamment à cause de sa justification - l'usage d'armes chimiques par le régime syrien contre sa population - , qui rappelait trop la tricherie tragique de George W. Bush. Le Parlement britannique se chargea d'ailleurs de le rappeler au premier ministre David Cameron, qui renonça. Au concert des justifications folles, citons encore la voix de son prédécesseur Tony Blair, « caniche » de Bush en 2003, qui déclarait récemment que si l'intervention en Irak n'avait pas eu lieu, le Proche Orient serait aujourd'hui en guerre (Le Monde, 19 juin 2014).

Quel mal affecte donc l'esprit de ces dirigeants qui ne sauraient jamais convenir qu'ils se sont trompés ? Les néocons américains ont sans doute quelque affinité intellectuelle avec les millénaristes, dont ils partagent les traits psychiques sectaires. En France, ils sont plus difficile à approcher tant ils sont rares. Toutefois, en ayant croisé des spécimens dans mon entourage universitaire, j'ai été confronté aux paralogismes de la mauvaise foi. Comme le notait immédiatement Leon Festinger, « l'homme de foi est inébranlable. Dites-lui votre désaccord, il vous tourne le dos. Montrez-lui des faits et des chiffres, il vous interroge sur leur provenance. Faites appel à la logique, il ne voit pas en quoi cela le concerne. Nous savons tous d'expérience ce qu'il y a de dérisoire à essayer de changer une conviction forte... ».

Alors que je donnais rendez-vous à ce partisan de l'intervention en Irak de 2003 dans dix ans afin d'en évaluer le succès, il me répondit que la meilleure armée du monde chargée d'apporter la démocratie aux Irakiens ne pouvait que réussir. En eût-il été autrement, il ne serait pas à cours de ressources rhétoriques, m'assurait-il, ayant dirigé une organisation étudiante dans sa jeunesse [4].

Sans doute la responsabilité de milliers de morts pèse-t-elle sur la conscience de dirigeants politiques pris en flagrant délit de mensonge. Tellement insupportable qu'il leur est impossible de l'admettre. La dissonance cognitive apparaît comme un mécanisme élémentaire de faiblesse. Non point une faiblesse ordinaire de citoyens sans pouvoir, mais celle de chefs politiques qui, incapables de bien juger, deviennent incapables de se déjuger et dès lors, dangereux.

La dissonance cognitive opère aussi au-delà des questions tragiques où les humains font face à de colossales responsabilités. Il suffit d'écouter des dirigeants de l'opposition non seulement critiquer le gouvernement - c'est leur devoir - mais expliquer doctement ce qu'ils feraient à sa place. Et préparer leur retour. Le plus souvent évoqué, celui de Nicolas Sarkozy, laisse dubitatif. N'était-il pas au pouvoir il y a seulement deux ans ? Avec un bilan très négatif si l'on se fie aux statistiques économiques et aux affaires, et un programme non tenu puisqu'il est à nouveau proposé. En somme, l'ancien président prétend aujourd'hui gouverner pour faire ce qu'il n'a pas fait au cours de son mandat. On serait tenté de mettre l'amnésie sur le compte de traits de caractères personnels. Mais son ancien « collaborateur » François Fillon semble atteint du même mal quand, devant la Thatcher Conference, think tank ultralibéral, il promet de mener une politique... ultralibérale. Cinq ans à Matignon ne lui ont pas suffi. Il faut donc des boucs émissaires : « Les médias sont très majoritairement à gauche. Et nos universités sont des foyers de marxisme » (Huffington Post, 19 juin 2014).

Parfait exemple de professionnel de la politique, François Fillon n'a jamais exercé d'autre métier puisqu'il fut assistant parlementaire dans la Sarthe dès sa sortie de l'université. Comme Nicolas Sarkozy, il aura trouvé dans la politique l'occasion de se venger des professeurs qui lui ont mis des mauvaises notes au cours de ses ternes études - sur Marx qu'il ne connaissait pas, ou tout autre sujet dont on imagine que la trépidante vie politique ne donne pas le temps d'approfondir. Au même moment, Nicolas Sarkozy montrait de l'audace (il est vrai que la conférence rémunérée était organisée par le cabinet Deloitte) en assurant : « la meilleure façon de combattre les extrémistes c'est de les laisser aller au pouvoir pour que les gens comprennent que, en plus de leur fanatisme, ils sont nuls. » (Nice Matin, 18 juin 2014). Sans doute l'orateur n'a-t-il jamais su qu'en 1933, ce même argument avait été utilisé par Franz von Papen pour convaincre le président maréchal Hindenburg de nommer chancelier Adolf Hitler.

Il n'est pas nécessaire de donner tant d'exemples de la mauvaise sélection du personnel politique que déplorait Max Weber dans un autre pays et dans un autre temps [5]. La médiocrité intellectuelle et morale d'une partie importante (la partie supérieure, semble-t-il), du personnel politique français, est dangereuse puisqu'elle conduit à ne pas comprendre ses échecs, à aligner les clichés et les incohérences. Bref, à persévérer.

Que dire encore de l'obstination de la politique néolibérale en France ? Il a suffi d'habiller de quelques équations mathématiques l'autorégulation par le marché pour faire oublier qu'il s'agissait là d'une autre forme de foi dans la providence qui résiste obstinément à la raison. La lecture de la presse depuis deux décennies suffit à convaincre que rien n'a changé dans les grandes orientations politiques. Il est toujours question de critères de convergence et de déficit inférieur à 3 % pour satisfaire les accords de Maastricht, de la nécessité de privatiser pour réaliser l'Europe de la concurrence, de réduction des dépenses de l'État pour équilibrer le budget, de baisse des impôts pour encourager l'entreprise. Si les mêmes buts continuent d'être affichés, c'est bien que quelque chose ne fonctionne pas depuis vingt ans. Au lieu de cela, on nous explique qu'il n'y a pas d'autre politique possible ! Que diront-ils nos dirigeants politiques si, par malheur (!), ils échouent ? A qui la faute ? Pas à eux, n'en doutons pas. Il y aura toujours des boucs émissaires : une conjoncture défavorable, le peuple rétif, l'université marxiste, la presse à gauche ou le manque de chance. Cela n'empêchera pas les responsables de chercher un placard doré à Bruxelles ou ailleurs, selon un paradoxe ancien dont se moquait Marc Bloch dans les circonstances tragiques de 1940, lorsqu'il remarquait que les chefs militaires vaincus recevaient le pouvoir « des mains du pays qu'ils n'ont pas su faire triompher [6] ». S'agissant des deux principaux personnages dont il parlait, Hindenburg et Pétain, le danger n'était pas surestimé.

Notes :

[1] Leon Festinger, Cognitive Dissonance, 1959.

[2] Leon Festinger, Hans Rieken, Stanley Schachter, L'échec d'une prophétie, PUF, 1993.

[3] Ibid., p. 1

[4] Faute de néocons et selon une conception dévoyée du pluralisme, la presse française lui donne parfois la parole pour justifier les massacres faits au nom du mensonge.

[5] Max Weber, Œuvres politiques (1895-1919), Paris, Albin Michel, 2004. Cf. Alain Garrigou, « La médiocrité du personnel politique occidental », in L'Etat du monde (sous la direction de B. Badie et D. Vidal), Paris, La Découverte, 2011.

[6] Marc Bloch, L'étrange défaite, Paris, Gallimard, 1990, p. 56.