Commentaire : L'apathie populaire dont il est fait mention plus bas fait le jeu du gouvernement. Le citoyen est ignorant de la différence monumentale qui existe entre son mode de fonctionnement « ordinaire » et le mode de fonctionnement des politiciens à la psychologie dérangée. En prêtant à ses dirigeant des qualités qu'ils n'ont pas, il est persuadé, et se persuade, au fond, que tout est fait pour le mieux, dans l'intérêt de tous. Ainsi, en écoutant les justifications insensées d'un Valls ou d'un Hollande, la situation anormale devient plaidable, acceptable puis normale. On se retrouve avec un état d'urgence dont on la preuve qu'il ne fonctionne pas mais qui fait presque l'unanimité dans le pays.

Ponérologie Politique : une science sur la nature du mal adaptée à des buts politiques


etat d'urgence
© Inconnu
Sophie Wahnich, historienne dont les travaux ont renouvelé la vision de la Révolution française, s'engage contre un état d'urgence dont elle explique qu'il veut détruire le pouvoir judiciaire, gouverner par la peur et nous déposséder du débat public.

Regards. Pourquoi s'opposer à la prolongation de l'état d'urgence et sa constitutionnalisation, en participant à la grève citoyenne du 3 février, après la manifestation du 30 janvier ?

Sophie Wahnich. Les raisons de s'opposer à la constitutionnalisation sont d'abord d'ordre technique : l'on ne touche justement pas à la Constitution dans une période où l'état d'urgence est décrété. Quant à l'état d'urgence lui-même - on a pu le vérifier avec les arrestations, les assignations de militants écologistes, les perquisitions injustifiées, etc. - il vise d'abord à porter atteinte au répertoire classique de la mobilisation dans l'espace public démocratique, et à faire porter la suspicion sur tout groupement mobilisé par une critique consistante. L'état d'urgence apparaît ici pour ce qu'il est, le symptôme d'un régime post-démocratique. La constitutionnalisation de l'état d'urgence obéirait à une logique post-démocratique qui contrevient à celle du droit habituel, de l'État de droit, et le consacrerait juridiquement.

Vous êtes engagée dans un Conseil d'urgence citoyenne, qui appelle à des actions le 3 février, et notamment à porter, ce jour-là, des brassards marqués d'un "V". Pourquoi ?

Le Conseil d'urgence citoyenne est engagé contre cette post-démocratie, c'est donc pour empêcher qu'elle soit juridiquement consacrée que nous appelons à agir, mais aussi pour pouvoir refonder des institutions véritablement démocratiques et républicaines. Nous ne voudrions surtout pas dicter aux gens qui se reconnaîtraient dans cette initiative le sens de leur action, et brider leur inventivité. Mais la majuscule V a l'avantage de nous rappeler au sens de la Vigilance (face à un régime en voie de devenir un régime policier), de la Vérité (à l'heure où des opérations de police reposent sur des dénonciations mensongères, ou l'usage des fameuses "notes blanches" issues des services de renseignement, usage qui se voit soustrait à tout examen critique et public). Enfin, nous pensions à V comme Volonté, car l'enjeu majeur, aujourd'hui, est de reconstituer une volonté populaire, capable d'opposer un régime de vérité à ces abus de pouvoir. Mais chacun peut l'investir à sa manière, retrouver ainsi sa propre liberté d'agir et d'expliquer la situation.

Ce régime de vérité est indissociable de la question de la justice...

Ce qui est en jeu, en effet, c'est la justice elle-même, l'existence de la justice. La prolongation de l'état d'urgence et sa constitutionnalisation représentent rien moins qu'une tentative de détruire l'existence de l'autorité judiciaire. La volonté du nouveau ministre de la Justice de fusionner ministère de l'Intérieur et de la Justice conduirait à soustraire le pouvoir de la police à l'autorité judiciaire. Nous avons déjà assisté au rapatriement de la gendarmerie au sein du ministère de l'Intérieur, ce qui tend à brouiller la frontière entre police et armée, à faire rentrer la police dans un régime d'action militaire. C'était le cas à Sivens, avec pour conséquence l'issue tragique que chacun a encore en mémoire. Tout ceci contrevient à la logique historique du maintien de l'ordre républicain depuis la fusillade de Fourmies [ndlr : le 1er mai 1891, deux compagnies d'infanteries mirent fin, dans le sang, à une manifestation pacifique d'ouvriers] qui a toujours visé, malgré quelques écarts, la dissociation entre régime policier et régime militaire. Or, comme l'écrivait Walter Benjamin, lorsque la police n'applique plus la loi, mais la fait, le règne de l'arbitraire détruit toute fondation démocratique où la "force de loi" doit dépendre du peuple souverain, et non de la violence policière, qu'elle soit physique ou symbolique.

Mais cette crise ne semble guère susciter de réactions...

Le moins que l'on puisse dire, en effet, c'est que, face à tous ces dangers, nous nous trouvons aujourd'hui devant une forme d'apathie populaire. Nous sommes évidemment aujourd'hui très minoritaires, il ne servirait à rien de le nier. L'état d'urgence a pour lui la force d'une visibilité, d'une démonstration spectaculaire d'un pouvoir d'État qui vise, dans des circonstances tragiques, à se rallier l'assentiment populaire par une politique de la peur. C'est désormais le cœur de l'action de l'État. Mais nous refusons de nous résigner. Les jalons d'une alternative sont à élaborer dès aujourd'hui. Il est évidemment impossible de prévoir quand prendra fin ce combat. Il s'annonce sans doute comme très long, appelant, comme en 1955 à la suite du déclenchement de la guerre d'Algérie, ou en 2001 aux États-Unis après les attentats du 11 septembre, une forme de ténacité et d'intransigeance. Il faut redonner à ce pays trop tourné sur lui-même une capacité à se ressaisir politiquement, à se replacer dans un contexte mondial où il n'est pas le seul à avoir été atteint, et une capacité à imaginer, inventer de nouvelles institutions. Il s'agit de redonner aux gens le goût de se rêver en acteurs de la scène politique, nationale et internationale.

Dans un texte récemment paru dans Vacarme, vous avez publié sur tous ces sujets un entretien imaginaire avec... Robespierre. Pourquoi l'historienne de la révolution que vous êtes a-t-elle éprouvé ce besoin ?

J'étais d'abord effarée d'entendre confondre le terrorisme actuel avec ce qu'on appelle la Terreur, ou de lire que l'état d'urgence signait le retour au régime de la Terreur. Dans une postface à La Liberté ou la mort, j'avais été amenée en juin 2015 à revenir sur la difficile question de la guerre. Il m'a semblé qu'il fallait lever cette difficulté aux côtés de Robespierre. De fait, la France fait la guerre à quantité d'organisations islamiques djihadistes, elle envoie partout des soldats, mais aussi des agents ou des drones pour accomplir des assassinats ciblés, dont les "dégâts collatéraux" ne sont désormais inconnus que de ceux qui ne veulent pas savoir. Et pourtant le gouvernement ou les commentateurs ont longtemps récusé l'emploi de ce mot, la "guerre". C'est que ce déni permettait aussi de passer outre une analyse critique des transformations de la guerre, de ses nouvelles modalités. Comme si celles-ci n'avaient pas évolué depuis Clausewitz et le XIXe siècle !

En quel sens ?

La guerre est un moment où un ennemi est désigné, au moins momentanément, comme irréconciliable et tuable pour cette raison même. C'est une définition transhistorique. Ensuite il y a des modalités historiques. La guerre conventionnelle, qui en fait a rarement eu lieu, en tout cas ni en 1914 ni en 1939, est supposée s'établir en vue d'une paix avec l'adversaire, et implique la protection des civils, des buts de guerre déterminés. Mais c'est un mirage. La prendre comme repère de l'historicité des guerres et ne reprendre que la définition inter-étatique de la guerre relève à mon sens du déni. Un tel déni conduit non seulement à éviter de s'affronter à notre nouvelle situation historique, mais à nous déposséder d'un débat public sur la guerre et ses enjeux. Or cette dépossession est inscrite dans les institutions, elle est voulue par le sens des institutions de la Ve République, où le pouvoir de décider de la guerre et de la paix revient tout entier à l'exécutif, et se voit soustrait à toute véritable délibération, contrôle et évaluation du pouvoir législatif.

Ce n'était pas vrai de la première République ?

Non, il faut au contraire accepter l'idée qu'il existe plusieurs formes possibles de république. Plus ou moins liées à la présence et au pouvoir d'État. Ce que l'on désigne ordinairement comme le moment de la Terreur, la période qui couvre les années 1792-1794, est bien plus rétive au pouvoir exécutif que le Directoire qui a suivi. Dans le premier cas, le pouvoir exécutif se voit subordonné au pouvoir législatif. Et l'espace public délibératif demeure très intense, malgré les restrictions liées à la situation de guerre et à la centralité du pouvoir législatif. Au contraire, avec le Directoire, l'on voit s'opérer un renversement au profit du pouvoir exécutif (et, on le sait depuis, lorsque l'exécutif tend à dominer le législatif, la subordination de la police à l'armée n'est jamais loin). La IIIe République se constituera également sur ce refoulement de l'espace public délibératif, refoulement plus ou moins reconduit par la IVe, et très largement renforcé par la Ve République. C'est en ce sens que j'ai pu déclarer, récemment, que certaines formes de républiques étaient des formes de restauration du pouvoir d'État, quand elles devraient au contraire refonder les rapports entre l'exécutif et le législatif d'une part, les institutions et l'espace public d'autre part, réaffirmer l'horizon d'égalité entre chacun des citoyens. Le combat contre la constitutionnalisation de l'état d'urgence s'inscrit dans cette reconquête de l'espace public, et la refondation des institutions dans le sens d'un gouvernement populaire.