The Daily Beast - Rome. Letizia Battaglia a senti l'odeur du sang et entendu les cris de désespoir causés par la mafia sicilienne. A 81 ans, cette extraordinaire photographe se souvient non seulement des instants d'horreur auxquels elle a assisté, mais aussi de ce qui se passait en-dehors du cadre de la photo, des bruits de fond et de ce qu'elle faisait au moment où elle recevait les appels lui demandant de se rendre sur place pour prendre des photos des faits-divers. Elle peut tout décrire à la perfection.
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© GoogleLetizia avec son appareil photo
''Je n'avais pas peur dans ces moments-là'', me disait-elle dans une récente interview. ''J'étais pleine de rage, parce que ça ne semblait pas possible qu'un homme tue un autre homme. A Palerme, c'était comme une guerre sauf que l'ennemi ne venait pas de l'extérieur. C'étaient des frères qui s'entre-tuaient'.'

Anthology, son livre de photographies en noir et blanc publié par Drago sortira aux Etats-Unis ce mois-ci. Elle a réussi à sélectionner 168 clichés parmi les 600 000 images d'archives. Parmi celles-ci, on y trouve des photos de juges et d'officiers de police, de la mafia, de nombreux morts dans leur voiture souillée de sang si frais qu'il en est encore brillant. On y trouve aussi des photos de sa vie quotidienne en Sicile, comme des jeunes filles jouant dans les rues pavées ou des femmes de la grande bourgeoisie sicilienne en fourrures, sirotant du champagne. Elle était aussi la vedette de l'exposition Imbavagliati (Baillonnés) à Naples la semaine dernière, où elle a exposé avec des photographes de guerre du monde entier. Son travail sera aussi présenté au MACXXI, le Musée de l'art du 21ème siècle de Rome, plus tard cette année. Et surtout, elle prend encore des photos. Maintenant, elle dit qu'elle photographie surtout la beauté et la jeunesse, mais les nombreuses années passées à chasser la mort continuent de la hanter.

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© The Daily BeastUne femme et son appareil photo face à face avec la Mafia italienne
''Je me souviens des appels téléphoniques (à la rédaction du journal, ndr). Cours ! Cours ! Il se passe quelque chose dans la rue'', dit-elle. ''On sortait avec la Vespa... On ne savait pas pourquoi on courrait, nous savions seulement qu'il se passait quelque chose. Quand j'y pense maintenant, j'ai la nausée que j'avais à cette époque d'être face à la mort si souvent".
A 16 ans, Letizia Battaglia était mariée et à 21 ans elle avait déjà eu trois filles. A 30 ans, elle a demandé le divorce et lancé sa carrière. C'était en 1965 et Palerme était assiégée par Cosa Nostra. A l'origine, elle rêvait d'être écrivain, mais lorsqu'elle reçut sa première commande d'un journal, son éditeur lui demanda où étaient les photos pour accompagner l'article. Elle acheta alors un appareil photo et se rendit en première ligne, pour une bataille à vie contre la mafia.
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© Letizia Battaglia
A cette époque, Letizia Battaglia était la seule femme photographe à faire ce genre de travail. Elle a reçu des menaces et des avertissements non seulement des mafiosi mais aussi des politiciens et des hommes d'affaires complices et corrompus.

Lorsque l'ancien Premier ministre italien Giulio Andreotti fut inculpé pour complicité avec la mafia en 1993, la police a saisi ses archives et trouva deux photographies qui liaient l'ancien Premier ministre à la mafia. Il fut acquitté plus tard pour sa complicité dans ces crimes malgré les preuves accablantes des photos. Elle a reçu également des prix pour son travail. Elle fut la première femme à recevoir la bourse W. Eugene Smith pour la photographie humaniste. Elle a été distinguée également par une multitude de prix aux Etats-Unis et en Europe tout au long de sa carrière.


Les incroyables photographies de Leticia. Elles font partie de l'Histoire, en fait, de l'Italie

Elle m'explique qu'au fil des ans, la mafia a évolué,
''C'est peut-être pire maintenant'', ajoute-t-elle. ''Elle est aussi dangereuse que Daesh. Ce n'est pas comme dans les Soprano ou le Parrain. Maintenant, il y a les drogues, la cocaïne, le trafic d'armes. Désormais, la mafia ne tue plus les policiers ou les juges comme elle le faisait. Il ne s'agit plus de sang. Il s'agit de corruption. Et de bien des manières, c'est pire".
Alors qu'elle tourne les pages de son livre, Letizia Battaglia se souvient de chaque photo, de l'odeur des gens morts ou vivants ou même du goût qu'avait l'air. Certaines des photos la font sourire, d'autres la font fuir.
''Nous connaissions tous ces gens'', déclare-t-elle, en s'attardant sur les photos des juges anti-mafia Giovanni Falcone et Paolo Borsellino.'' Les meilleurs juges, les meilleurs policiers, les meilleures personnes étaient assassinés. Je ne peux pas finir ma vie en acceptant qu'il en soit ainsi".
Entres ses 50 et ses 60 ans, Letizia Battaglia devint militante et participa à des manifestations pour lutter contre la mafia, la corruption et les injustices. "J'ai fait ma part. J'ai fait ma petite part. Je n'étais pas complice. Mon boulot, mon travail consistait à dénoncer la corruption et mettre en avant la beauté", déclare-t-elle. ''Nous étions contraints d'affronter des situations terribles. Je ne suis pas une fanatique. Je veux vivre. Je veux aimer. Je veux profiter de la vie mais nous sommes des esclaves de cette situation''.

A désormais plus de 80 ans, Letizia Battaglia n'a pas l'intention de s'arrêter. Elle espère ouvrir une école pour photographes dans sa ville natale de Palerme et espère toujours devenir écrivain.
''J'étais là avec mon appareil et j'ai tout oublié en ce qui concerne l'écriture'', dit-elle entre deux bouffées de cigarette. ''Peut-être que maintenant je vais écrire un livre. Je vais peut-être enfin devenir écrivain''.