massacre d'oran 1962
Arrivant dans mon hypokhâgne parisienne à l'automne 1950, j'ai vainement essayé d'intéresser mes camarades à l'Algérie et aux problèmes que l'insurrection de Sétif et sa répression avaient créés ou ravivés. La guerre d'Indochine n'était pas achevée, mais personne ne s'intéressait aux destinées d'un empire colonial ébranlé.

Il faudrait attendre l'appel du contingent pour que la crainte de risquer sa peau pour une cause obscure réveille les consciences sans pour autant les éclairer sur les enjeux des « événements » en cours. J'étais alors assez proche de camarades communistes dont certains avaient été « conscientisés » à Alger par André Mandouze. Je professais donc un anticolonialisme de principe, sentimental et superficiel.

Le procès du cardinal Mindszenty avait ouvert dans ma sympathie pour le communisme une petite brèche que la révolte de Berlin en 1953 et un séjour en URSS de septembre 1955 à juillet 1956 devaient élargir jusqu'au rejet définitif de l'idéologie à laquelle nombre de mes amis devait sacrifier tout esprit critique, sinon toute honnêteté intellectuelle. Ma vie à Moscou m'avait révélé à la fois la réalité du totalitarisme, la résolution cynique et hypocrite des problèmes ethniques et religieux et l'aspect géopolitique des guerres coloniales. Dans le même temps le terrorisme algérien qui s'en prenait à des civils, l'élimination systématique des notables comme des nationalistes modérés et la stratégie du FLN m'interdisaient la moindre sympathie pour une cause à laquelle devait se rattacher passionnément la majorité du monde intellectuel français.

Ce que j'apprenais du parti dirigeant la rébellion algérienne me laissait augurer des lendemains sinistres pour mon pays natal. L'amalgame de jacobinisme ou de léninisme féroces avec une religion réduite à la haine exterminatrice m'a semblé monstrueux et lourd de catastrophes imparables. Le système colonial, pour imparfait et injuste qu'il ait pu être, aurait pu être corrigé si l'accélération de l'histoire, le discrédit des puissances impériales, la mauvaise conscience des métropoles et l'appétit des idéologies rivales - marxiste dans un camp, mercantiliste dans l'autre - n'avaient empêché la réalisation ou la maturation de réformes nécessaires. C'est donc sans aucun remords que j'ai accompli mon service militaire dans une unité combattante du Sahara Occidental de janvier 1960 à juillet 1961.

Démobilisé à cette date, j'ai demandé à être affecté à Oran, dans le lycée que j'avais fréquenté de l'enfantine à la philo.
L'idée d'assister à distance, dans Paris, à l'agonie du monde que j'avais connu, parmi des concitoyens qui associaient candidement les terroristes totalitaires aux héros idéalisés de toutes les résistances romantiques, m'était insupportable.

J'ai donc assisté sur place à l'agonie sanglante de ce qui avait été pour moi une terre de voisinages dépourvus de haine sinon de tensions, ouvertes ou cachées. Ville longtemps épargnée par le terrorisme, Oran devait connaître une brutale ségrégation de deux communautés, l'échange d'actions sauvages entre leurs représentants et l'écrasement par la force et la collaboration cynique avec le FLN des désespérés de l'OAS et d'une population qui voyait dans ces rebelles un dernier recours contre l'abandon programmé. Mitraillages par les forces de l'ordre, assassinats par les mêmes ou par le FLN, enlèvements, tortures, humiliations de tout ordre infligées à la population non musulmane furent cachés à l'opinion française par les médias.

Mon ami André Bénichou communiquait à Beuve-Méry le détail des exactions commises par les « forces de l'ordre » ou du FLN, ou encore par les barbouzes. Rien n'en paraissait dans le journal de référence encore salué comme un modèle d'objectivité.

Il importait manifestement que tout opposant, puis toute victime de la politique gouvernementale apparussent comme des ultras, des ratonneurs nés, bref de ces « fascistes » qui hantent l'imaginaire d'une majorité de Français.

Que bon nombre de ces « fachos » aient voté communiste ou socialiste jusqu'à ce que le désespoir, la peur ou le deuil les aient acculés à voir dans l'OAS un dernier recours n'importait pas plus que l'origine et les ressources modestes de la plupart de ces damnés ou le fait que les juifs pouvaient se dire indigènes de ce pays à plus de titres que les envahisseurs arabes.

Il ne fallait pas se perdre dans les nuances, il fallait trancher. Ce qui fut fait.

À peu d'exceptions près le comportement des CRS, des Gendarmes Mobiles et même de la troupe était celui d'une armée en pays ennemi dont la population était méprisée et crainte à la fois. C'est après le cessez-le feu du 19 mars que les enlèvements se multiplièrent et que les « forces de l'ordre » se déchaînèrent contre une population considérée comme cause première et unique de cette maudite guerre d'Algérie.

Tout homme de 15 à 40 ans passait pour un militant de l'OAS. Quelques exemples : lors des contrôles de rue, mes élèves lycéens se voyaient ordonner de cracher sur leur carte d'identité s'ils voulaient la récupérer. Les soldats français assistaient placidement, l'arme au pied, à l'égorgement d'Européens ; comme j'en fus le témoin. Il importait de respecter le cessez-le feu décidé par les accords d'Evian.

Sur dénonciation d'un gamin algérien, le contenu entier d'un immeuble de la Place Sébastopol, suspect d'abriter un repaire de l'OAS, fut transporté au centre de détention et d'interrogatoires du Lycée Ardaillon.

Une mère de famille, Mme Colombert fut invitée à monter dans un camion : « Grimpe, poufiasse ! »

M.Touboul, aviateur mutilé en 1914, protestant contre cette arrestation illégale et faisant valoir son passé héroïque, fut insulté et menotté avec sa prothèse, tandis qu'une amie, Dominique Queyrat, une fois au lycée Ardaillon, était menottée avec une septuagénaire incontinente.

La même Dominique m'a rapporté qu'elle entendait, de la salle où elle était parquée, les hurlements des jeunes gens qu'on battait dans un local voisin. Elle a retenu le dialogue suivant :

- Je ne suis pas un légionnaire en cavale, si je m'appelle Muller, c'est parce que je descends d'Alsaciens arrivés ici en 70 !
- Ça fait rien ! Attrape pour Cohen, attrape pour Gonzales !

Il est évident que les polices, parallèles ou non, chargées de faire appliquer la politique gaullienne et qu'une majorité du contingent considéraient la population européenne d'Algérie comme un ramassis de citoyens de deuxième zone, et l'abondance à Oran de patronymes espagnols ou juifs les confortait dans l'idée qu'ils étaient en terre étrangère.

On ne comprendra vraiment le massacre d'Oran en juillet 62 qu'en acceptant qu'il s'est produit à la convergence de deux haines jumelles : celle des tueurs et celle des témoins français, passifs, amusés ou indifférents.

En mai 1962 un journaliste suédois, Gunnar Nilson, qui avait enquêté en Ville Nouvelle pour le journal Express m'a interrogé sur mes projets. J'entendais rester à Oran, « pour voir ».

- Même après la fin juin ?
- Bien sûr.
- Après la fin juin, ce sera LA (sic) massacre.

A tout hasard, j'ai informé le maximum de personnes et jugé prudent de louer une villa pour l'été sur la corniche - à proximité des canons de Mers el Kébir ! - où j'ai abrité des amis de mon âge, a priori suspects d'appartenance à l'OAS et c'est là que nous avons appris par Europe 1 qu'il se déroulait de graves incidents à Oran.

Après la mention de 58 victimes, plus une information ne nous est parvenue. Le journal du CNRS mentionne 25 morts à la date du 5 juillet...


Comment: Le nombre de victimes se monte à 700 morts et disparus.


La ville vidée par la terreur m'incita à rentrer définitivement en France, plus tard que je ne l'aurais souhaité du fait d'une grève de la CGT...
Si un journaliste suédois a pu obtenir pareils renseignements, on peut présumer que les RG n'en savaient pas moins. Je suis convaincu que l'existence d'une grande ville européenne à proximité d'une base navale alimentait dans le FLN et /ou l'ALN la crainte d'une partition ou d'un réduit français. Israël ? Fort Alamo ? Gibraltar ? Dans tous les cas, il fallait terroriser la population européenne et la forcer à l'exil.

D'autre part, Oran, longtemps épargné par le terrorisme, avait offert longtemps l'exemple d'une bonne entente entre trois communautés religieuses différentes, ce qui contredisait la devise de Ben Badis : une religion, l'islam, une langue, l'arabe, une nation, l'Algérie.

Voilà pour le côté algérien. Côté français, je pense qu'à l'esprit de démission se mêlait le mépris, d'ailleurs formulé par de Gaulle (« ces Lopez, ces Segura »), envers une cité où Espagnols et Juifs étaient majoritaires et qu'on ne pouvait considérer comme pleinement « française » malgré le nombre de ses enfants morts pour la France sur les champs de bataille de Crimée, de Tunisie, d'Italie, de France et d'Allemagne..

On était alors loin du culte de la différence qu'on voudrait aujourd'hui nous imposer comme dogme !

Il est d'autre part assez remarquable que M. Chevènement, familier de la Préfecture, ait été opportunément chargé d'embarquer à Mers el Kébir une tapisserie de Lurçat tandis que se déroulait dans la ville la tuerie que l'on sait. (Jean-Pierre Chevènement était alors chef de cabinet adjoint du préfet d'Oran, chargé des liaisons militaires. Il évoque le chiffre de 807 victimes le 5 juillet. Ndlr)

Louis Martinez, écrivain, traducteur (russe)
15 Octobre 2013

Louis Martinez est né en 1933 à Oran (Algérie) où il a grandi avant de poursuivre ses études dans un lycée parisien puis à l'E.N.S. (Ulm). Étudiant boursier à Moscou de 1955 à 1956, il rentre ensuite en France, obtient l'agrégation de russe, puis - son service militaire achevé - retourne à Oran comme enseignant de français et de russe (1961-62). Par la suite il enseignera la langue et la littérature russes à l'Université de Provence (1964-96). Il est auteur de nombreuses traductions du russe (prose et poésie), de plusieurs romans et de diverses publications en français et en russe dans des revues scientifiques ou littéraires.