Chez Tarkovski, les racines, les plantes, les arbustes et les arbres sont conscients : ils pensent ; tout un monde sensible donc... alors que les êtres humains ne font que s'agiter, galoper pour rien ou pour si peu. La nature en nous ? Tarkovski aimerait la réveiller.

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© Inconnu"Le Miroir" ( 1975 )
Chez ce réalisateur, l'eau est partout : murs, sols et plafonds ; eau de pluie, eau tout court, elle coule et s'écoule comme le temps et comme la vie. Nature encore et toujours ! Chez ce Russe, les rivières sont peu profondes ; leurs fonds sont riches en couleurs et en herbiers aux mouvements mystérieux comme autant d'arabesques et de danses aquatiques d'un langage pour sourd et muet.

Le feu est omniprésent ( Le sacrifice ; le Miroir ) mais il n'est jamais un danger. Du moins, pas véritablement. Il brûle, il ravage certes ! Avec Tarkovski, on se contente de l'observer, debout, lui faisant face, en spectateur impuissant car, après tout, que sait-il faire d'autre le feu sinon mettre le feu, aux granges, aux poudres - et aux âmes ?

Et puis le vent ; ce vent ami qui parle à voix basse. Quand il souffle, quand il manifeste sa présente au monde, à la fois caresse et trouble, c'est sans un hurlement ; il souffle par courtes rafales, disparaît aussi vite qu'il est venu nous signifier qu'il n'est jamais très loin, tapi dans l'herbe, attendant son heure avant de se lever, ou bien plutôt, avant de se redresser comme on sort d'une cachette ; tout comme le feu, le vent est juste une donnée avec laquelle il nous faut compter le temps passé à ignorer une nature au-quelle les êtres humains n'ont de cesse de manifester une ingratitude irresponsable. Or, la nature ne pardonne pas l'amnésie arrogante, hautaine, fruit d'une ignorance crasse.

Si vous ne vous souciez pas de la nature, c'est elle qui s'occupera de vous.

Neige, plans d'eau gelés, glacés comme autant de représentations picturales d'une histoire de l'Art de la vie - figures de villageois des siècles passés qui n'en finissent pas de témoigner -, chez Tarkovski, on passe du noir-et-blanc à la couleur au gré du temps qui passe ; le présent est en couleur, le passé et le futur en noir-et-blanc car chez ce réalisateur hier et demain se confondent ; c'est l'éternel retour de ce qui a été et de ce qui sera éternellement.


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Qu'est-ce que le présent chez Tarkovski ? C'est précisément un futur ( Solaris ) et un passé ( Le miroir ) sans présent pour le précéder ou lui succéder.


Un battement d'aile, celui d'une colombe qui traverse l'écran lentement d'est en ouest - incidemment ? -, et puis soudain, au loin, des voix, des cris, des rires d'enfants et d'adultes hors champ, comme des appels de l'au-delà, des appels à la vie ; c'est le monde dans tous ses sens qui se fait entendre, lui et son mystère qui nous échappe, le plus souvent absents à nous-mêmes que nous sommes.

Tarkovski est russe mais... sans Tolstoï ni Dostoïevski ! Comme quoi, ces auteurs ne nous avaient pas tout dit.

Russe donc Tarkovski ! Et puis... bien d'autres choses encore.

On revient toujours à Tarkovski pour y être allé souvent, sans en revenir vraiment. Aussi, on n'y retourne pas à Tarkovski, on y reste pour n'en être jamais parti.

Tarkovski c'est Bach, la figure musicienne d'un Christianisme en chorale, sans frontière ni chapelle, de Moscou à Rome en passant par Leipzig et Byzance.


La bande originale des longs métrages de Tarkovski est électro-acoustique car le réalisateur n'a peur de rien et sûrement pas de la modernité et de la technique ; un voyage à la vitesse du son et de la lumière parfois aussi, ces fulgurances sonores qui emportent les images ! Ogresses qui dévorent tout sur leur passage, et en premier lieu, chaque plan dont la couverture sonore vient nous signifier qu'elle est ailleurs cette image, irreprésentable, comme les mots incapables de dire le vrai et le beau !

Pour Tarkovski, les mots ne peuvent donc que mentir, excepté en poésie car on doit tout lui sacrifier.

Pas de fiction chez Tarkovski ; jamais vraiment ! Bien plutôt l'archive et le souvenir qui accouchent d'un scénario sans faux-semblant : généalogies et histoires avec un grand et petit H.

Notez qu'il s'agit encore une fois d'expulser le présent ! Ce présent qui semble nous être décidément d'aucun secours.

Gravats, chantiers, décharges, terrains vagues aussi, murs décrépis, délabrement des lieux, la beauté est ailleurs chez Tarkovski ; dans tout ce qui est dit et qui n'est jamais montré puisque le réalisateur refuse le mensonge. Seul Léonardo sous la forme d'une lithographie de son autoportrait, barbu, vieux et beau comme son génie bienveillant de 60 ans, sauve la mise.

Si Tarkovski n'a pas le physique de son cinéma, en revanche, il a les moyens de ses ambitions car, avec Fellini, Tarkovski n'a eu de cesse de faire du cinéma autrement comme on fait de la politique tout aussi autrement ; lui y parvient ; la politique, elle, devra sans doute attendre encore dix mille ans ; quand il n'y aura plus personne pour en faire !

Depuis sa disparition aucun réalisateur russe n'a su relever le défi ; aucun ne s'est montré à la hauteur de cet héritage.

Faut-il préciser ici qu'avec Sokourov, contrairement à ce qui nous est demandé de penser, on est encore loin du compte, très loin ?
stalker
© InconnuStalker ( 1979 )
Maisons, appartements comme autant de foyers du devoir et du laisser-vivre et couler ; pièces en enfilade, sans porte... une ouverture centrale conduit à la suivante, béante et ouverte sur la prochaine dans une profondeur de champ et de vie car aucun mouvement n'échappe alors au réalisateur, aucun va-t-et vient....

Datchas isolées mais sûres ; une femme et ses enfants peuvent s'y reposer des années durant sans craindre le loup qui dévore, saccage et saigne à blanc ses proies ; les lampes à pétrole remplissent le cadre et leur office, posées sur une table ; elles éclairent l'ombre et l'obscurité ; chez Tarkovski comme chez tous les grands cinéastes, il ne fait jamais vraiment jour car à trop vouloir éclairer, on éblouit et on assomme. Chez ce réalisateur, la clarté est ailleurs ; dans l'esprit et jamais dans la lettre ; Tarkovski est sans idéologie.


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Soucoupes, tasses en porcelaine aux couleurs vivres, aux riches motifs, nature morte d'un tableau toujours recommencé, cent fois l'ouvrage remis sur le métier, les miroirs sont partout avec ou sans reflet, muets comme des carpes. Lithographies, livres ouverts sur le temps, de tout temps... icônes lascives, figées, éternellement présentes à elles-mêmes par-delà l'ignorance des temps qu'elles traversent, la famille résiste encore et se tient debout chez ce cinéaste d'une union et d'une confrérie à toute épreuve : parents, enfants, grands-parents...

Aussi, chez Tarkovski, les enfants dorment d'un sommeil paisible, profond, sans souci, fenêtres ouvertes ; une brise légère veille sur eux ; leur mère aussi, à la fois ici et ailleurs car elle a sa vie à vivre.

Le père va et vient, furtif, aussi présent qu'absent, occupé, affairé : qui est-il et quoi ? Pas de réponse : voilà encore un autre mystère.

Si le sexe est absent, en revanche, les enfants sont partout. C'est qu'il doit bien s'en passer des choses dans les chambres à coucher ! Tarkovski n'en dit mot car à tout montrer, on oublie l'essentiel : le rêve, le songe et la réalité, tout trois entremêlés.

Chez Tarkovski, la femme est placée au centre... active, toujours en mouvement ; elle est femme, amante et mère ; elle cimente, colmate les brèches ; l'édifice, son entretien et sa rénovation... c'est elle ; cathédrale et temple, elle est l'architecte ; elle tient le monde toujours menacé de délitement car, comme pour la folie et la raison, la frontière est ténue ; un mot, un geste et c'est la bascule ; la catastrophe aux millions de morts irrémissibles...

Pour cette raison, on peut dire que le cinéma de Tarkovski maintient la vie en vie dans le doute et l'affirmation. C'est le propre des êtres humains qui savent d'où ils viennent tout en gardant à l'esprit tout ce qui a été perdu.