L'auteur suédois de romans policiers, Henning Mankell, est mort à 67 ans des suites d'un cancer à Göteborg, dans la nuit du dimanche 4 au lundi 5 octobre 2015. Le 29 janvier 2014, le romancier et dramaturge annonçait publiquement sa maladie - une tumeur à la nuque, une autre au poumon gauche. Au fil des mois, il en avait tenu la chronique dans le quotidien Göteborgs-Posten.
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© InconnuHenning Mankell ( 1948-2015 )
« J'ai tout de suite décidé d'écrire à propos de cette maladie, parce que c'est finalement une douleur et une souffrance qui affectent beaucoup de gens. Mais je vais écrire avec la perspective de la vie, pas de la mort. »

La même intention gouverne son autobiographie, Sable mouvant. Fragments d'une vie, parue en France le 17 septembre au Seuil. Il ne s'agit pas d'un livre crépusculaire, prévient-il, mais d'« une réflexion sur ce que c'est que vivre » et un survol, sous forme d'instantanés, d'une carrière féconde, qu'il consacra aussi bien au polar qu'au théâtre et à la littérature jeunesse.

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Né le 3 février 1948, Henning Mankell a grandi à Sveg et à Borås, deux localités du comté de Jämtland. Il n'a qu'un an lorsque ses parents divorcent. Il est élevé par son père, juge d'instance. A seize ans, alors qu'il sait déjà qu'il sera écrivain, il quitte le lycée sur un coup de tête et, sans argent ni passeport, part pour Paris, où il demeure plusieurs mois. Une période formatrice à plus d'un titre, dira-t-il, décrochant un boulot dans un atelier de réparation de clarinettes et de saxophones. Il intègre ensuite la marine marchande, s'installe en Norvège.

Teatro Avenida, « l'aventure la plus exaltante de sa vie »

En 1972, il découvre l'Afrique, d'abord en Guinée-Bissau puis en Zambie. Jusqu'à l'apparition de son cancer, Henning Mankell - « un pied dans la neige, l'autre dans le sable » - partagera sa vie entre la Suède et le Mozambique où, il crée en 1986 la compagnie d'art dramatique Teatro Avenida, seul théâtre professionnel de Maputo, la capitale.Ce fut « l'aventure la plus exaltante de sa vie », selon la journaliste Kirsten Jacobsen (Mankell (par) Mankell : Un portrait, Le Seuil, 2013) et qu'il finance avec ses droits d'auteur. Dès 1990, il se lance dans l'écriture de livres pour enfants et entreprend l'année suivante la série Wallander, qui le rendra célèbre.

Au même titre que son compatriote Stieg Larsson, l'auteur de la saga Millénium, Henning Mankell, dont les livres ont été traduits en 35 langues et écoulés à 40 millions d'exemplaires, a contribué à l'engouement pour le polar nordique, caractérisé par une vive critique politique et une dénonciation des inégalités, contrastant avec le modèle scandinave tant vanté. En 2009, le père du commissaire Wallander se classait à la neuvième place des écrivains de fiction les plus vendus en Europe.

Henning Mankell se souvenait très bien de ce jour de mai 1989 où Kurt Wallander est né. « Je peux même retrouver, dans mon journal, la date exacte. Je voulais écrire sur les émigrants, la xénophobie, confiait-il au Monde des livres en 2010. Je me suis dit que le racisme était un peu comme une attitude criminelle, et que le roman policier était le décor idéal pour en parler. Mais pour cela, j'avais besoin d'un détective. » Sa première apparition a lieu dans Meurtriers sans visage (1991, paru en France chez Bourgois en 1994), distingué par les prix du meilleur roman policier suédois et scandinave.

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L'assassinat d'un réfugié politique

Avec cette enquête déclenchée par l'assassinat d'un réfugié politique tué par un policier proche des mouvements néonazis, la littérature gagne un nouveau loup solitaire, 42 ans, divorcé, passablement désabusé, et un grand maître du polar venu du froid. Henning Mankell fait de Wallander un policier taciturne, qui ne cesse de douter, un homme de plus en plus dépressif et désenchanté au fil des ans.

Il assiste impuissant à la hausse de la xénophobie et de la criminalité, ainsi qu'à l'emprise grandissante des mafias et au mal-être de la jeunesse suédoise.
« Il avait vécu près de cinquante ans. Pendant toutes ces années, il avait vu la société changer autour de lui et il avait fait partie de ce changement. Mais c'est simplement à ce moment qu'il se rend compte qu'une partie de ce changement dramatique avait été visible, lit-on dans Le Guerrier solitaire (Seuil, 1999). Quelque chose s'était donc déroulé sans crier gare. (...) Lorsqu'il n'était encore qu'un jeune policier, il était évident que tous les problèmes pouvaient être résolus sans avoir recours à la violence sauf en cas d'extrême urgence. »
« Il y a un temps pour vivre et un temps pour mourir » : cette formule de conjuration, Kurt Wallander la répétera tout au long de sa carrière. Au terme de dix aventures, Mankell lui donne son congé. « Kurt Wallander est couché dans son lit et il pense à la mort », lit-on dans L'Homme inquiet, paru en France en 2010. Jumeau de son héros à trois semaines près, Henning Mankell lui offre un repos mérité.

Lui aussi est fatigué de ce double qui a tant bataillé et n'entend pas en faire une rente de situation, au grand dam de ses innombrables lecteurs à travers le monde. A l'écran, Kenneth Branagh avait prêté à Wallander ses traits dans une série télévisée (2008-2010). Ils l'avaient suivi dans toute la Scanie en Lettonie (Les chiens de Riga, Seuil 2003) et même en Afrique du Sud (La Lionne blanche, Seuil, 2004).

Wallander a 21 ans, écoute de l'opéra et fume des John Silver

Pour Henning Mankell, il est hors de question de sortir Wallander de sa retraite - au reste, sa fille Linda lui a succédé au commissariat d'Ystad. C'est donc sa jeunesse que l'écrivain lui rend, en guise d'épilogue dans La Faille souterraine et autres enquêtes (Seuil, « Policier », 2012). Sa jeunesse et ses doutes. Wallander a 21 ans, écoute de l'opéra et fume des John Silver. Affecté au maintien de l'ordre, il est censé patrouiller dans les rues de Malmö.

Le novice en passe d'être muté à la brigade criminelle s'interroge : « Mais peut-on être à la fois sentimental et un bon flic ? » L'avenir lui apprendra que non. La notoriété du commissaire d'Ystad a singulièrement éclipsé le reste, pourtant majoritaire, de la production littéraire d'Henning Mankell : pièces de théâtre, livres pour enfants, polars sans Wallander tel Le Cerveau de Kennedy (Points Seuil, 2014), qui conduit une archéologue à découvrir le continent africain, rongé par le sida. « Seule notre incapacité à comprendre faisait que nous savons tout de la façon de mourir des Africains, et presque rien de leur façon de vivre », y écrit-il. Aussi les lecteurs français ont-ils dû attendre le mois d'avril de cette année pour découvrir Daisy sisters (Le Seuil), son premier roman, histoire d'une mère et de sa fille entre 1941 et 1981.

Comme son antihéros qui cherchait à rendre justice aux victimes, Mankell le citoyen, engagé à gauche, défend en Suède comme en Afrique les plus faibles et promeut autant qu'il le peut ses deux idéaux : démocratie et solidarité.

A plusieurs reprises, il n'hésite pas à prendre position dans le débat public, signant par exemple un manifeste contre la deuxième guerre du Golfe ou achetant un journal norvégien de gauche afin de le sauver de la faillite. En 2010, il participe à l'expédition « Ship to Gaza », organisée par des groupes activistes en faveur des Palestiniens, qui donne lieu à un abordage israélien. Il tire de cette campagne un récit publié dans plusieurs journaux européens, dont Libération en France. Après trois divorces, Henning Mankell s'était remarié avec Eva Bergman, la fille du cinéaste Ingmar Bergman.
« Je suis venu au monde pour raconter des histoires. Je mourrai le jour où je ne peux plus le faire. La vie et l'écriture ne font qu'un », déclarait-il le 2 mars 2003 au quotidien britannique The Guardian.
Henning Mankell se qualifiait de raconteur d'histoires. Il estimait que c'était sa façon de représenter sa vision du monde dans ses livres qui offrait peut-être la meilleure image de lui. Depuis que sa maladie s'était déclarée, en dépit des séances de chimiothérapie, Mankell se savait en sursis. Il vivait toutefois, disait-il, dans l'attente de nouveaux instants de grâce.