Grand classique de la réflexion politique : « Psychologie des foules », de Gustave Le Bon, écrit en 1895. C'est un de ces livres maudits, qui contenaient, à l'époque de leur rédaction, l'avenir en eux, hélas pour le pire. Petite note de lecture, donc, puisque c'est un classique incontournable...
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© William Hall Raine
Pour Le Bon, le moteur de l'Histoire, c'est principalement les idées des peuples. Les seuls changements importants dans l'Histoire prennent leur source dans le mental des populations. Nous sommes, écrit Le Bon en 1895, arrivés à un de ces moments-clefs. La destruction des croyances religieuses, combinée avec l'émergence de nouvelles technologies, va entraîner une mutation dans le mental collectif. Nous entrons dans une période de transition, qui verra coexister de manière chaotique d'anciennes idées sur le déclin et de nouvelles conceptions encore en gestation.

Les sociétés qui émergeront du chaos, écrit Le Bon, devront compter avec une puissance à son époque nouvelle : les foules. Jusqu'au XVIII° siècle, l'opinion des foules ne comptait pas, ou peu. Désormais, leur voix est devenue prépondérante, parce que les conditions technologiques ont amené les classes populaires au niveau requis pour revendiquer un poids politique. Or, l'opinion de ces classes exige le retour à un communisme primitif qui menace les classes supérieures : voilà la dynamique du XX° siècle, résumée en quelques phrases dès 1895.

Peu aptes au raisonnement, les foules sont en revanche très capables d'action. Leur pensée simple adhère à des dogmes idéologiques qui prendront très vite le même caractère contraignant que les anciennes croyances religieuses. D'où, d'ailleurs, la réaction catholique qui émerge à la fin du XIX° siècle, réaction venue en grande partie de la bourgeoisie, pourtant longtemps une classe opposée au pouvoir de l'Eglise. Une réaction que Le Bon juge sans prise sur le réel. « Les fleuves, » écrit-il dans une très belle formule, « ne remontent pas à leur source. »

Le Bon se méfie de ce nouveau pouvoir des foules. Historiquement, dit-il, le rôle des foules a le plus souvent consisté à détruire les vieilles civilisations proches de leur chute. La civilisation est créée par une petite aristocratie intellectuelle ; les foules n'ont de pouvoir que pour détruire. Et il est à craindre qu'elles détruisent la civilisation européenne, comme elles en ont détruit d'autres auparavant.

Il existe cependant une mesure de prévention possible : que le pouvoir connaisse la psychologie des foules, afin de pouvoir les manipuler au lieu de se laisser mener par elles. C'est que les foules sont incapables d'avoir des opinions quelconques, en dehors de celles qui leur sont suggérées. Les foules, nous dit Le Bon en substance, sont bien incapables de comprendre Aristote ou Spinoza. Elles n'ont pas de système de pensée, pas de cohérence philosophique, et donc pas de colonne vertébrale qui puisse structurer une capacité créatrice. Elles ne fonctionnent qu'à l'instinct, en fonction de l'émotion. C'est à leur cœur et à leurs tripes qu'il faut parler : alors, si leurs instincts ont été correctement manipulés, elles iront spontanément dans le sens voulu par le système de pensée du Prince. D'où l'intérêt d'une psychologie des foules.

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Une foule ne se réduit pas à l'addition des individus qui la composent. Elle possède son esprit propre. Le Bon formule la loi de l'unité mentale des foules. Dans certaines conditions, une grande masse d'individus réunis se coalise pour former un bloc, par l'évanouissement de la personnalité consciente des individus constitutifs. Une foule ainsi formée acquière en effet des caractères provisoires, certains généraux, communs à toutes les foules, d'autres particuliers, spécifiques à certaines foules.

Les caractères généraux sont les suivants :
- Une foule psychologique fait toujours muter les esprits individuels qui la compose ; cette mutation est induite par la mise en avant de ce qui est commun aux individus, c'est-à-dire leur inconscient collectif - les hommes d'une même race, pour Le Bon, diffèrent par leur intellect, mais pas par le substrat identitaire dont ils sont imprégnés. Or, ce substrat forme des qualités « ordinaires », on n'y trouve rien de brillant - d'où l'incapacité des foules à conduire un raisonnement élevé.

- Une foule psychologique est parcourue de phénomènes de contagion mentale.

- Une foule psychologique révèle la profonde suggestibilité des individus. Elle fascine ceux qui en font partie, au point que leur esprit cesse de se percevoir lui-même comme autonome à l'égard du collectif.
La conjonction de ces trois phénomènes implique que les individus inclus dans une foule baissent « de plusieurs degrés dans l'échelle de la civilisation ». Cependant, cette régression n'est pas forcément mauvaise. Si un homme de bien manipule la foule pour « défendre la civilisation », alors cette foule barbare se mettra au service de la civilisation. D'où l'enjeu.

Faut-il donc, manipuler les foules ?

Le Bon dit que c'est facile, parce qu'elles ne réfléchissent pas et agissent en fonction des stimuli qu'on leur présente de manière totalement impulsive. Mais il ajoute qu'il est en revanche difficile de contrôler les conséquences des manipulations, parce que l'esprit des foules est très mobile. Il est donc à la fois facile et dangereux de manipuler la foule - d'autant qu'elle supporte mal l'existence d'un obstacle entre son désir et l'objet de son désir. C'est un enfant capricieux.

Il faut donc manipuler les foules, mais attention : on doit bien connaître leur mode d'emploi.

Ce mode d'emploi, Le Bon le dessine dans ses grandes lignes, trente ans avant Edward Bernays, et quarante ans avant Joseph Goebbels.

Les foules, nous dit Le Bon, sont crédules. Il suffit de faire percevoir à une partie d'une foule les faits sous un certain angle pour que toute la foule adopte cet angle - à la seule condition que cela satisfasse ses besoins instinctifs. Les sentiments de la foule sont très simples et très exagérés, ce qui fait qu'une foule hésite peu - d'autant moins que les foules se sentent irresponsables, sachant qu'il sera très difficile d'isoler des individus au sein d'une foule criminelle.

Dans ces conditions, il est conseillé de manipuler les foules en leur proposant des idées simples, voire simplistes. Il ne faut pas leur demander de soutenir une réflexion approfondie : elles en sont incapables. Ce qu'elles demandent, ce sont des mots d'ordre. C'est pourquoi il est non seulement contre-productif, mais même dangereux d'argumenter rationnellement devant une foule. La foule croit avec passion, elle ne supporte pas la contradiction, et peut se montrer violente envers quiconque déstabilise son socle de croyances naïves. A l'inverse, une foule adore facilement un maître rude, qui lui propose une vision du monde simple et cruelle. Toujours prête à se révolter contre une autorité faible, même juste, la foule se courbe devant une autorité forte, même injuste. La foule est un géant à l'âme enfantine, qui se cherche un maître pour le conduire.

Pour autant, les foules peuvent être morales à leur manière. Elles sont incapables d'autodiscipline, ne pouvant que s'en remettre à celui qui les guide. Mais si celui-ci les guide sur la voie de l'abnégation et du service désintéressé, précisément parce qu'elles ressentent et ne réfléchissent pas, elles sont capables des plus grands élans de générosité. En 1793, la foule se montre criminelle à Paris, héroïque à Valmy.

Cela étant, où en est-on, pour Le Bon, de la psychologie des foules en son temps ?

Les idées qui animent les foules sont de deux types :
- les idées fondamentales dépendent de la civilisation native des foules, idées qui stabilisent le comportement des foules par le « dressage » collectif inconscient ;

- les idées accidentelles, qui résultent des phénomènes d'emballement mimétique à un instant donné, et qui déstabilisent les foules.
Or, fait remarquer Le Bon, la modernité a pour effet de déstructurer les idées fondamentales. Résultat : les foules sont de plus en plus instables. Non seulement les idées accidentelles prédominent, mais n'étant plus insérées dans aucune structure stable, elles se succèdent les unes aux autres de manière presque parfaitement anarchiques.

Aucune pensée structurée ne peut dès lors plus émerger. Les foules modernes simplifient tellement les idées générales qu'elles les concassent jusqu'à en faire une bouillie totalement dénuée de toute vertu structurante. Le problème, c'est que dans cette bouillie sans forme, des grumeaux se forment, et la foule s'attache dès lors à ces pauvres embryons d'idées, avec d'autant plus de force qu'ils ne sont connectés à rien. Ce sont les totems de la foule, et ces totems, une fois adoptés, serviront de points fixes pour longtemps, dans un univers mental par ailleurs totalement fluide. La plupart des hommes sont incapables d'esprit critique, nous dit Le Bon. Donc, si la critique structurée portée par les idées fondamentales est détruite, il ne reste plus qu'une succession d'idées accidentelles, dont certaines acquièrent force de référence.

La foule, nous dit encore Le Bon, va plus particulièrement se focaliser sur des détails merveilleux. Comme un enfant, elle ne retiendra d'un discours que les deux ou trois images qui auront frappé son imagination immature. Ainsi, le christianisme n'a pas modelé la foule grâce à la subtilité de la philosophie augustinienne et sa supériorité supposée sur la philosophie néoplatonicienne, mais parce que quelques images fortes en ont émergé qui parlaient aux masses. Semblablement, le socialisme du XIX° siècle finissant ne fédère pas la classe ouvrière grâce à l'intelligence de la critique marxiste, mais parce que quelques mots d'ordre simplificateurs peuvent tenir lieu de slogan à la masse des moutons enragés.

Au fond, Le Bon est convaincu que la foule ne peut raisonner qu'en termes religieux. La philosophie lui est inaccessible, la science lui reste hermétique. Ne pouvant critiquer, la foule ne sait qu'adorer. Il lui faut un être supérieur à qui se soumettre. Et par nature, de ce fait, la foule est fanatique : quand on ignore la critique et aime à se soumettre à un discours simple, on est condamné au fanatisme. Si la religion sous sa forme ancienne a disparu, de nouvelles idoles remplacent les anciennes divinités - mais c'est toujours le sentiment religieux qui permet de mobiliser la foule, de lui impulser une direction donnée. Et Le Bon de se moquer de la « secte positiviste », qui a déifié l'athéisme pour faire partager son incroyance à la foule.

Gustave Le Bon, à la fin du XIX° siècle, construit une interprétation de l'Histoire qui oppose à la vision classique (l'Histoire faite les personnalités dans des dynamiques politiques) une alternative différente de la vision marxiste (l'Histoire faite par les masses dans des dynamiques économiques). Pour Le Bon, l'Histoire est faite par les personnalités qui parviennent à modifier le mental des foules dans des dynamiques religieuses. Le Troisième Reich est déjà tout entier dans Gustave Le Bon. *
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© Inconu
Ecrire l'Histoire, pour Le Bon, c'est d'abord connaître les ressorts des foules. Ressorts lointains tout d'abord, qui tiennent à la race, les traditions, la sédimentation opérée par le temps sur celles-ci, et enfin à l'obédience intégrée à l'égard des institutions. Le Bon souligne que pour agir sur ces ressorts-là, il faut du temps.

Le « pilotage » d'une foule doit se faire avec une grande anticipation, car il faut au moins une génération pour modifier les ressorts lointains qui vont la mouvoir. Et il est à noter que l'éducation est loin d'être le seul moyen de modifier l'esprit des foules, et même loin d'être le plus décisif - tout simplement parce qu'elle s'adresse surtout à la partie de l'homme qui est la moins décisive dans les foules, c'est-à-dire la partie consciente. En ce sens, pour Le Bon, une éducation bien conçue doit transmettre les valeurs supérieures à la minorité des conducteurs de foule, et dresser le gros de la population à des comportements moutonniers faciles à encadrer : c'est ainsi, nous dit-il, qu'on conditionne les foules, pas en essayant d'élever tous les hommes à la conscience. L'entreprise de démolition de l'instruction publique républicaine par une République dévoyée, entreprise qui a débouché sur notre pathétique Déséducation Antinationale, est déjà toute entière dans Le Bon - sans qu'on puisse dire, en l'occurrence, ce qui vient de la volonté délibérée d'un pouvoir qui aurait retenu ses leçons, et ce qui vient peut-être, tout simplement, de la justesse de ses vues (parfois, le cynique ne fait que dire la vérité).

Pour Le Bon, l'instrument essentiel du conditionnement des foules, c'est l'image. Il faut détecter les idoles que la foule peut adopter, et les utiliser pour la conduire. Dans un chapitre assez extraordinaire, et qui ressemble tout de même un peu à un manuel de l'Antéchrist, il explique en substance que tout l'art de conduire la foule est de glisser le contenu-message dans le contenant-image, sans altérer l'image que la foule adore, et donc si possible en faisant du contenant le contenu. Le Bon, sur ce plan, est radicalement amoral. Il ignore complètement le critère de vérité. Il ne fait aucune distinction entre l'icône, qui dit le Vrai au cœur des hommes, et l'idole, qui les fait aller vers le Faux. Il prône l'usage de l'illusion, comme moyen de parler au cœur de la foule, et dénonce la Raison comme inopérante dans la conduite des masses - et même contre-productive, puisqu'elle limite la capacité des foules à s'unifier pour servir leur maître. Tout le marketing, propagande du capitalisme, est déjà dans Le Bon.

Le Bon annonce pour finir que l'ère des foules verra le règne de ceux qui savent les mener. Ces meneurs seront, nous dit-il, des hommes d'action, et pas des hommes de réflexion. Ce seront des névrosés, des demi-fous, que leur folie rendra prompts à l'action, donc capables d'entraîner la masse. On dirait que Le Bon a rêvé Hitler quatre décennies avant son irruption sur la scène de l'Histoire.

Le meneur, nous dit-il, entraîne la foule parce qu'il lui ressemble. Comme elle, il est instinctif, fanatique, unitaire dans sa pensée jusqu'à perdre de vue les exigences de sa propre conservation. Son charisme provient de l'isomorphie spontanée entre son idiosyncrasie et celle de la masse. S'il peut subjuguer la foule en lui offrant une croyance religieuse ou pseudo-religieuse, c'est parce qu'il a d'abord été lui-même subjugué par cette croyance. C'est pourquoi le meneur (on a presque envie de lire le Führer) ne démontre pas : il affirme. Il n'approfondit pas, il répète. Il ne persuade pas, il contamine. Sa capacité d'influence ne résulte pas de son discours lui-même, mais du prestige dont il se pare. Nos modernes « leaders d'opinion », chers à tous les spécialistes du marketing, sont déjà présents dans la « psychologie des foules ».

Le Bon conclut son étude par une typologie des foules. Il distingue les foules hétérogènes, c'est-à-dire celles qui unissent des gens divers par hasard, et les foules homogènes (sectes, castes, classes). Il estime que le facteur clef qui unifie la foule hétérogène est la race. C'est pourquoi, afin que les foules homogènes et d'élite puissent conduire la foule hétérogène et destructrice, le meneur doit s'appuyer sur la conscience raciale pour transmettre un rêve à la foule hétérogène, et ainsi la maintenir tendue vers la civilisation.

Décidément, Hitler n'avait rien inventé. Avec Gustave Le Bon, nous remontons à la filiation commune d'Edward Bernays, du docteur Goebbels...

Et de tout le marketing contemporain.