L'auteur a eu la charité de prévenir son éditeur : le livre, son livre, « ne marchera pas ». Il ne figurera jamais parmi les bestsellers ; les ventes sont condamnées à rester confidentielles et l'on comptera sur les doigts de la main les comptes rendus. On n'invitera pas l'auteur à la télévision. Pourquoi ? Non pas que l'ouvrage soit mal écrit, verbeux, incompréhensible, trop long, trop court... C'est le contraire.
Simplement, le sujet traité, la possibilité d'une guerre nucléaire, dans le monde actuel, « tout le monde s'en fout », estime le philosophe Jean-Pierre Dupuy. « Le sujet dont je traite ne passionne pas les foules », ajoute-t-il, parce que chacun est convaincu que la probabilité d'une guerre nucléaire est voisine de zéro.
La bombe atomique n'a pas été utilisée pendant la guerre froide, une période d'affrontement idéologique extrême entre grandes puissances. Pourquoi le serait-elle aujourd'hui ? C'est une arme trop dévastatrice, est-on tenté de répondre. L'humanité n'a pas envie de se suicider. Dans les années soixante, des études étasuniennes évaluaient à 600 millions le nombre de morts qu'elle provoquerait. C'était avant l'entrée dans l'arsenal nucléaire de la bombe à hydrogène autrement plus puissante. Désormais, c'est en milliards qu'il faudrait compter. « Les chiffres sont si énormes qu'ils ne disent rien à personne »,observe l'auteur avant de renvoyer à la « banalité du mal » d'Anna Arendt.
Les dirigeants politiques connaissent le prix d'un conflit nucléaire. Et les stratèges également, qui ont créé le concept de dissuasion sur lequel repose la paix mondiale depuis Hiroshima. En gros, le détenteur de la bombe atomique sait que s'il utilise l'arme atomique, il sera forcément la cible d'une riposte du pays agressé aussi dévastatrice sinon davantage. Donc, il s'abstient d'employer l'arme nucléaire. Le monde peut dormir tranquille.
L'histoire récente fourmille de ces escalades hasardeuses maîtrisées par miracle
Jean-Pierre Dupuy entend démontrer qu'aucun de ces arguments ne tient la route. À ses yeux, la menace d'une guerre nucléaire, loin d'avoir disparu, est « la plus importante » à laquelle nous restons confrontés. Donald Trump, qu'il cite avec gourmandise en exergue du livre, ne dit pas autre chose :
Le monde n'a pas de défi plus important à relever (...). Personne ne veut en parler. Je crois, affirmait Trump dans une interview (mais le Trump du début des années 1990, bien avant son élection), qu'il n'y a rien de plus stupide que de croire que cela n'arrivera jamais juste parce que tout le monde sait que les armes nucléaires ont un immense pouvoir de destruction et qu'on va donc se garder de les utiliser. Quelle connerie [bullshit] ! »Si une guerre nucléaire est déclenchée, prévient Jean-Pierre Dupuy, il ne faut pas croire que ce sera le fruit empoisonné de la décision d'un chef d'État. Aucun n'est assez fou pour désirer l'apocalypse. Lors de la crise de Cuba, qui vit les États-Unis et l'Union soviétique à deux doigts de s'affronter au début des années soixante, ni le président John Kennedy ni Nikita Khrouchtchev ne voulait d'un conflit nucléaire. Aujourd'hui, ni Donald Trump ni son homologue nord-coréen Kim Jong-un ne souhaite en venir au pire. Ils peuvent se traiter de « vieillard gâteux et impuissant » pour l'un, de « petit homme fusée » pour l'autre, ils savent jusqu'où ne pas aller.
Ce sera « par hasard », à la suite de la mauvaise interprétation d'un phénomène, ou d'un incident mineur déclenchant une cascade de conséquences non maîtrisées, que l'arme nucléaire sera utilisée.
L'histoire récente fourmille de ces escalades hasardeuses maîtrisées par miracle. Jean-Pierre Dupuy en rappelle quelques-unes, dont certaines peu connues.
En 1962, par exemple, un sous-marin soviétique croisant au large des côtes de Cuba fut repéré et encerclé par des bâtiments étasuniens - qui ignoraient qu'il était porteur d'engins nucléaires. Pour le contraindre à faire surface, ils lui envoyèrent des grenades sous-marines, conformément à un protocole de crise conclu entre les deux superpuissances. Sauf que le commandant du sous-marin ignorait tout du dealet que les communications avec Moscou étaient interrompues. Dans sa coque, où la température dépassait maintenant les 50 °C, le commandant pouvait riposter en lançant ses engins nucléaires contre la flottille. Le commissaire politique donna son feu vert. Mais pas un troisième personnage, un officier d'un rang un peu moins élevé que le commissaire mais qui, hiérarchiquement, était au-dessus du commandant du sous-marin (il était chef d'état-major d'une flottille de sous-marins). Le submersible fit donc surface et l'incident en resta là. Que se serait-il passé en l'absence du troisième homme, qui se trouvait là un peu par hasard ? Peut-être a-t-on échappé à une guerre nucléaire ce jour-là.
Peut-on laisser des logiciels et des processus automatisés décider de l'avenir de milliards d'individus ?
Plus près de nous, il y a un an, un autre incident a manqué se terminer en catastrophe.
Le 13 janvier 2018, les habitants de l'archipel d'Hawaï ont vécu 38 minutes d'enfer lorsqu'un message d'alerte a été diffusé (radio, internet...) leur annonçant qu'un missile balistique se dirigeait vers eux et qu'il ne s'agissait pas d'un exercice d'alerte. On imagine l'angoisse des habitants au fur et à mesure que les secondes s'égrenaient. Il s'est avéré plus tard que le déclenchement de l'alerte ne résultait pas d'une erreur grossière. Il avait été pris sur le fondement de vidéos mal interprétées. On était passé à deux doigts d'une catastrophe ! « On s'en est sorti grâce à la chance », a résumé à propos de ce type d'incidents l'ancien secrétaire étasunien à la Défense Robert McNamara, qui n'était pourtant pas un pacifiste.
Commentaire : Lire : Vraiment ? « Ceci n'est pas un exercice » : Hawaï reçoit une alerte de missile balistique « par erreur »
Peut-on laisser des logiciels et des processus automatisés décider de l'avenir de milliards d'individus ? La doctrine nucléaire est à bout de souffle, conclut Dupuy et, de la même façon que les systèmes de déclenchement du feu nucléaire échappent de plus en plus à l'homme, la doctrine qui les sous-tend se délite peu à peu. Croit-on vraiment qu'un chef d'État dont le pays vient de subir une attaque nucléaire va riposter et ajouter du malheur au malheur ? Imagine-t-on qu'un bouclier antimissile peut sérieusement stopper 100 % des attaques de missiles alors qu'un seul d'entre eux peut rayer une capitale de la carte ?
Autant de questions embarrassantes qui passionnent le philosophe. Et qui devraient interpeller le citoyen. Le livre sera peut-être un succès - malgré le pessimisme de son auteur.
Commentaires des Lecteurs
Et il est vrai qu'en sociologie comportementale, une étude avait été faite sur la notion d'escalade de l'engagement auprès de grands dirigeants d'entreprise notamment. Et l'on s'apercevait, que malgré un niveau d'étude très élevé ou bien même une soi disant expérience du terrain, lorsqu'un individu s'engage dans un choix, il persiste dans cette direction même si les conditions ne sont plus favorables à ce choix. En fait, un grand dirigeant fait preuve d'autant d'erreur de jugement qu'un quidam quelconque par effet de gel, c'est dire consistance vis à vis de ses choix. Et cela crée forcément des conséquences désastreuses.
Je crois qu'un test avait été publié sur Sott à ce sujet où des grands dirigeants avait été soumis à un jeu de rôle. Chacun dirigeait un pays avec une armée, une économie etc... Et à la fin du jeu, le sociologue constata que cela finissait par l'utilisatio de toutes les armes à disposition, jusqu' à une guerre mondiale. dans l'histoire, l'humain a toujours utilisé les rames qu'il a fabriqué...
De toute manière, cela ne peut être que la solution pour en finir avec la pollution de cette planète sur tous les plans.
demain ma religion
Il me semble déjà que pour qu'un matérialisme pur et dur devienne à ce point une idéologie dominante, il faut d'abord avoir totalement perdu le sens du sacré. Et là je ne parle pas de religion, mais juste de la perception de la nature humaine sous ses différents aspects, y compris spirituels, ceux qui ont trait à son esprit. Quand l'individu ne se perçoit plus que comme un morceau de bidoche, c'est déjà foutu : il n'y a plus d'être humain à proprement parlé dans l'équation. Donc, ce n'est plus à faire : c'est fait ! Mais la plupart des gens n'en ont pas conscience parce qu'ils s'identifient toujours comme des êtres humains ; on a gardé les mots, mais pas la réalité que cela désignait.
L'être humain lui-même ne fait plus sens, et partant de là, rien dans la nature ne fait plus sens non plus : pas plus le règne animal que végétal : tout çà n'est plus qu'un décor, une carte postale photoshopée, mais pratiquement plus personne n'est capable d'y percevoir la vie; puisqu'il ne la perçoivent plus en eux-mêmes.
Quand la vie complexe ne réagi plus qu'en terme de plaisir / douleur, la vie complexe se range au niveau de l'huitre ou de la moule qui fonctionnent comme çà aussi. Alors certes, je veux bien qu'on parle de la civilisation des mollusques...mais pas de l'effondrement de la civilisation humaine, comme si c'était un truc à venir.
C'est du passé çà. C'est fait.
Le sujet, en tout cas pour moi, ce n'est pas l'effondrement, c'est la restauration, la renaissance, si tant est qu'elle soit possible.
Je la crois possible sur un plan individuel, donc, partant de là, rien ne s'oppose à ce qu'elle fasse collectif, sachant qu'un collectif n'est jamais qu'un rassemblement d'individus. Beaucoup d'auteurs évoquent l'idée d'une masse critique à même d'accélérer l'éveil, la prise de conscience des individus, mais je crains que çà ne soit un peu : "c'est quand qu'on arrive à la mer !?", donc avant de parler d'englober chacun et chacune, j'essaye humblement de m'efforcer de ne pas rejeter l'idée que le sombre crétin qui me fait face a aussi la possibilité de s'éveiller à sa véritable nature, ou au moins à son potentiel, mais je ne peux m'empêcher de noter que çà ne va pas franchement dans le sens de la pente, quoi !
Plus çà va se dégrader et plus on va voir des réflexes "survivalistes" et dans ces cas-là, il faut s'attendre, dans le meilleur des cas à autant de réactions insinctives (qui ne vont qu'accélérer la déchéance) que de sursauts d'éveil. C'est une dynamique complexe dont il est difficile de faire la comptabilité : c'est là que peut jouer la foi, et là encore je ne parle pas de religion, mais simplement d'une foi dans l'homme ou simplement par une sorte d'effet de compassion (souffrir avec).
Il existait au moyen-âge une confrèrie des "gents de bonne foy" qui n'avait pas grand chose de catholique et qui s'apparentait davantage à des groupes de personnes éveillées - et plutôt dans la tradition d'ailleurs). Ils se reconnaissaient d'un simple regard, ou par le parfum qui se dégageaient d'eux. Ils vivaient l'effondrement de l'antiquité et ils ont quand même initié la période des Cathédrales.
Tout çà pour dire que c'est peut-être le juste moment pour se tenir debout.
aurais tu des références, ouvrages, liens sur cette confrérie ? ça m’intéresse au plus haut point !
Sous toutes réserves, il me semble me souvenir que la confrèrie est évoquée par Fulcanelli dans les mystères des cathédrales, par Vincenot dans les étoiles de compostelles et par Gwen'ch lan le Scouezec dans son histoire des druides. Mais, c'est le genre de dessin dont il faut relier les points soi-même si tu veux.