La grande majorité des populations de l'Antiquité étaient trop pauvres pour laisser de nombreux artefacts derrière elles. Mais les archéologues ont appris à regarder au-delà des temples et des palais.
image du lidar de la grande place de la ville maya de Tikal, dans l'actuel Guatemala.
© Juan Carlos Fernandez Diaz/National Center pour Airborne Laser MappingÀ l'aide d'un outil de télédétection appelé lidar, les archéologues peuvent voir ce qui se cache sous une végétation dense. Cette image du lidar révèle la grande place de la ville maya de Tikal, dans l'actuel Guatemala.
Jusqu'à ces toutes dernières décennies, l'archéologie ne concernait que les grands et les riches, se concentrant sur les temples, les palais et les artefacts spectaculaires — pensez à la tombe de Toutânkhamon ou aux grands temples et palais de la ville maya de Tikal. Jeremy Sabloff, archéologue aujourd'hui retraité de l'université de Pennsylvanie et de l'Institut de Santa Fe, fait partie de la génération qui a changé cela. Sabloff a construit sa carrière sur l'étude des citoyens ordinaires de la civilisation maya du Mexique et de l'Amérique centrale, cartographiant et fouillant des villes entières pour étudier qui vivait où et comment.

Dans la Revue annuelle d'anthropologie de 2019, Sabloff revient sur plus de cinquante ans de carrière et passe en revue ce que les archéologues ont appris sur les Mayas grâce à l'étude de leurs modes d'occupation des territoires. Knowable Magazine s'est entretenu avec lui à propos de l'archéologie des gens du peuple.

Pourquoi les archéologues ont-ils négligé les citoyens ordinaires pendant si longtemps ?

« Avant la Seconde Guerre mondiale, la recherche archéologique était financée principalement par des musées, des particuliers fortunés ou des fondations. Ils recherchaient des trouvailles spectaculaires — des temples et des palais — et non les vestiges de structures périssables de la vie quotidienne. Ils voulaient des sépultures royales, comme la tombe du roi Toutânkhamon, les trésors royaux d'Ur, de grandes sculptures, des peintures murales, de belles poteries, du jade, etc. Ils étaient en quête de matériaux qu'ils pouvaient rapporter et exposer dans les musées. »

Et pourquoi cela a-t-il changé ?

« Jusqu'au milieu du XXe siècle, une grande partie de l'archéologie était également pratiquée par des gens fortunés. Après la Seconde Guerre mondiale, la physionomie du métier a beaucoup changé et ses membres étaient bien plus souvent issus de la petite bourgeoisie. C'est en partie attribuable à un bien plus grand nombre d'emplois disponibles, particulièrement dans les universités d'État, et à une obtention plus importante des subventions pour des travaux sur le terrain qui n'étaient pas basés sur la recherche d'objets ou de découvertes spectaculaires. Tout cela est lié au passage de l'intérêt du 1 % à celui du 99 % comme je l'ai souligné avec désinvolture.

Pour la région maya en particulier, le galvaniseur était Gordon Willey de l'université de Harvard. Il avait déjà été un pionnier dans ce qu'on appelait l'approche du modèle d'établissement : il voulait voir l'ensemble des modes d'occupation d'un site archéologique, pas seulement les principaux bâtiments. Il s'intéressait tout autant à cartographier les temples et palais de pierre que les vestiges des maisons de chaume en bois périssables, ou tout du moins le peu qu'il en restait. Ce n'est pas tant que les maisons des anciens paysans mayas avaient été ignorées, mais Willey fut le premier à s'y intéresser et à se demander comment il était possible de comprendre la société maya dans son ensemble.

Grâce à l'examen de la totalité d'un site plutôt qu'à celui de sa partie la plus fastueuse, cette préoccupation à l'égard de la structure des modes d'occupation a non seulement élargi notre compréhension, mais l'a complètement changée. L'ancienne vision des Mayas était celle d'un peuple non-urbain, paisible, gouverné par des prêtres-astronomes. Les temples élaborés que les gens avaient trouvés à Tikal et ailleurs étaient considérés comme de simples centres cérémoniels avec une population restreinte, et non comme des villes à part entière. Mais les projets de cartographie à Tikal et ailleurs ont montré qu'il ne s'agissait pas seulement de centres cérémoniels — il y avait un grand nombre de vestiges de maisons. Il s'agissait en fait de centres urbains ordinaires, et cela a totalement changé la compréhension que nous avions de la culture Maya précolombienne. »

Pourquoi avez-vous choisi de vous concentrer sur l'archéologie des gens du peuple ?

« À cela, il y a vraiment deux réponses. L'une d'elle est que j'étais moi-même un des étudiants de Willey. J'ai entrepris en 1965 un projet dans la forêt tropicale humide du Guatemala qui examinait toute la diversité des vestiges Mayas. Ce fut l'impulsion directrice. Mais c'était aussi lié à mon intérêt général, qui était de savoir comment nous comprenons le développement à travers le temps de la civilisation maya. Obtenir des réponses utiles à de telles questions nécessitaient évidemment d'examiner toute la diversité de cette société antique. »

Comment étudiez-vous les modes d'occupation d'un site archéologique ?

« Il nous faut obtenir une idée de la répartition de tous les types de logements et de leur situation dans le paysage, et nous avons besoin en particulier de trouver des informations sur les habitants des différents types d'architecture grâce à une collection détaillée de matériaux situés soit à la surface du site soit par le biais de fouilles, lorsque cela était possible.

L'un des projets que j'ai codirigé se trouvait sur le site de Sayil dans le nord du Yucatan, au sud de l'actuelle Merida. Nous voulions avant toute chose tracer une carte de la zone urbaine afin de nous faire une idée de l'étendue et de la nature des structures. L'une des raisons pour lesquelles nous avons choisi de travailler à Sayil est la très faible quantité de perturbation s'étant produite après le 16e siècle. Là où se tenait une maison en bois au toit de chaume, l'unique rangée de pierres qui soutenait les poteaux en bois des murs était toujours là, de sorte que l'on pouvait voir la disposition des pièces, les plates-formes sur lesquelles elles auraient pu être construites, etc. »
Le Projet archéologique Sayil Mexique
© Le Projet archéologique SayilDes archéologues creusent une pièce d'une maison de bois au toit de chaume à Sayil, Yucatan, Mexique.
« Nous avons également excavé un peu ces structures qui étaient de nature plus périssables pour pouvoir en reconstituer un peu plus la trame. Cela nous donnerait-il une idée de la composition du foyer ? Combien de chambres une famille aurait-elle eu ? Que trouverions-nous dans la cuisine ? Autrefois considérés comme des petites terrasses intérieures, les espaces ouverts entre les maisons étaient en fait des jardins potagers où l'on cultivait des haricots, des courges, des tomates, etc. C'est l'une des découvertes fascinantes que nous avons pu effectuer.

Nous avons aussi découvert des outils en pierre faits d'obsidienne — une roche introuvable dans la région — ce qui nous a conduits à nous interroger sur le négoce. Les habitants avaient-ils accès à des marchés leur permettant des échanges commerciaux ? Où se trouvaient-ils et qu'y vendait-on ? Les marchandises étaient-elles accessibles à la fois à l'élite et aux autres membres de la société, ou certains produits étaient-ils vendus aux uns et non aux autres ? Toutes ces questions permettent d'appréhender le fonctionnement de l'antique société Maya précolombienne, d'envisager la façon dont les choses ont pu changer au fil du temps et conduisent à une description bien plus riche de son histoire.

Nous obtenons aujourd'hui une image plus étoffée de l'entière population grâce à des équipements dont les archéologues ne disposaient tout simplement pas il y a cinquante ans. Pour ce qui concerne la cartographie de leurs modes d'occupation des territoires, l'une des grandes percées techniques de ces dernières années est la télédétection, et plus particulièrement le lidar : des avions ou des drones volant à basse altitude envoient des faisceaux laser dont le résultat permet de visualiser le sol sans la présence des arbres. Il est possible alors d'examiner les chemins de pierre, les vestiges de maisons, de chaussées, de routes ou de fortifications défensives. La cartographie des sites en est grandement simplifiée, particulièrement dans des situations difficiles comme une forêt tropicale humide ou une zone fortement boisée. Nous sommes aujourd'hui en mesure de couvrir des zones bien plus vastes, riches de détails et de précision comme jamais auparavant. De nouvelles études basées sur le lidar dans les basses-terres mayas du sud montrent que de nombreuses villes mayas précolombiennes étaient plus étendues qu'on ne le pensait auparavant, bien que ces nouvelles données attendent confirmation par des recherches sur le terrain. »

Quelle était la vie des citoyens ordinaires ?

« Tout d'abord, nous avons appris qu'il est difficile pour une période donnée de parler de ce peuple précolombien dans son ensemble, parce qu'à travers tout le territoire occupé par les Mayas — qui couvre des parties du Mexique moderne, du Belize, du Honduras, du Guatemala et du Salvador — il existait une grande variabilité, à la fois dans l'espace et dans le temps. Une personne vivant dans une petite ville du nord du Yucatan pouvait être différente d'une autre vivant dans les hautes-terres du Guatemala ou du Honduras.

Il s'agissait d'une société agraire, mais elle incluait de toute évidence toutes sortes d'artisanats. Certains d'entre eux étaient des entreprises familiales, produisant de la poterie, des outils en pierre, des matériaux décoratifs ; d'autres — par exemple, les tisserands ou ceux qui fabriquaient des poteries peintes d'une beauté particulière — pourvoyaient peut-être aux besoins de l'élite. »

L'examen de l'ensemble du tableau a-t-il fourni aux chercheurs une vision différente de la civilisation maya post-classique ?

« L'un des meilleurs sites pour comprendre cela est la ville de Mayapan, pas très loin de l'actuelle Mérida dans le Yucatan, où une grande équipe internationale travaille depuis plusieurs années. C'était une ville fortifiée qui a prospéré principalement du milieu du XIIIe au milieu du XVe siècle, période que l'on pensait décadente — et associée au déclin de l'empire maya — parce que les grands investissements dans l'architecture flamboyante, les temples et les palais étaient inexistants.
Les ruines de Mayapan, Yucatan
© PashiX/Wikimedia CommonsSelon Sabloff, les ruines de Mayapan, au Yucatan, comportent moins de temples et de grands bâtiments que des sites plus anciens comme Tikal — peut-être parce que la ville a davantage mis l'accent sur le commerce.
Mais nous avons constaté que sur les plans économique et social, les choses étaient tout aussi complexes, sinon plus. Les dirigeants de la ville ne submergeaient pas leur capitale d'une architecture grandiose ou de tombes élaborées ; ils en utilisaient l'espace pour développer des entrepôts, des routes commerciales et des bateaux — toutes les infrastructures d'un commerce aussi bien local que distant. À mon avis, cela n'a rien de décadent. »

Pouvons-nous tirer de la culture maya des leçons qui s'appliquent aujourd'hui ?


« La civilisation maya classique s'est effondrée au IXe siècle, mais les Mayas n'ont pas disparu — il y a aujourd'hui plus de dix millions de locuteurs mayas. Qu'est-ce qui leur a permis de continuer après l'effondrement de leurs villes ? Cela soulève les questions de la croissance démographique, de la guerre, de la sécheresse et du changement climatique, qui sont toutes pertinentes. Les réponses à ces interrogations ne résoudront pas nécessairement les problèmes modernes, mais je suis fermement convaincu qu'il y a des leçons à tirer du passé. Qu'ont-ils réussi à accomplir ? Qu'est-ce qui n'a pas fonctionné ? Comment ont-ils résisté à la sécheresse ou à la guerre ? De toute évidence, les Mayas précolombiens et d'autres sociétés antiques sont différents de ceux d'aujourd'hui, mais ils peuvent au moins donner une trame et un contexte pour mettre en lumière les problèmes modernes. Je pense que c'est la raison pour laquelle les cours d'archéologie sont encore en plein essor dans tout le pays aujourd'hui.

Et l'archéologie continue de progresser encore aujourd'hui. Même s'il s'agit d'une période historique plus récente, l'archéologie de l'esclavage suscite un grand intérêt aux États-Unis parce que l'histoire écrite ne nous a pas laissé le même genre de détails sur la vie des esclaves que sur celle des autres personnes qui vivaient dans la maison principale. L'archéologie contribue à mettre ces différences en lumière.

Il y a des archéologues qui de nos jours examinent les vestiges des camps de sans-abri pour tenter d'obtenir plus d'informations sur les conséquences sociétales des temps modernes. Peu importe le caractère spectaculaire ou apparemment non spectaculaire, c'est un modèle d'archéologie qui se dote d'une compréhension plus approfondie de tous les groupes et de leurs vestiges matériels. »

Source de l'article : Sapiens.org
Cette interview a été initialement publiée par Knowable Magazine.
Traduction : Sott.net