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La longue analyse ci-dessous permet de comprendre de manière approfondie l'aggravation du risque nucléaire. Alors que les États-Unis et la Russie ont pris acte, début août, de la fin du Traité sur les forces nucléaires intermédiaires, l'Iran s'est affranchi en juillet de plusieurs de ses engagements quant à l'accord de Vienne signé en 2015. Si le dérapage des Iraniens est contrôlé et réversible, les risques d'une nouvelle course mondiale aux armements nucléaires sont réels et de plus en plus probables.

Les mots qui suivent auraient pu être écrits par IDN. Ils ont été mis en exergue par Jean-Pierre Dupuy dans La guerre qui ne peut pas avoir lieu, et sont extraits d'une interview étonnante de Donald Trump dans Playboy en 1990 :

« J'ai toujours beaucoup réfléchi à la question de la guerre nucléaire (...) C'est la catastrophe ultime, extrême, le monde n'a pas de défi plus important à relever (...) Je crois qu'il n'y a rien de plus stupide que de croire que ça n'arrivera jamais juste parce que tout le monde sait que les armes nucléaires ont un immense pouvoir de destruction et qu'on va donc se garder de les utiliser».

Si, selon un rapport de l'Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (Sipri), le nombre d'armes nucléaires dans le monde est en baisse en 2019, l'importance accrue donnée aux armes nucléaires dans les systèmes de défense, ainsi que leur modernisation, inquiètent. Au-delà, c'est particulièrement la stratégie de Donald Trump sur le sujet nucléaire qui pose question. Aux dossiers brûlants du nucléaire iranien et nord-coréen, s'est désormais ajouté un différend lié à la Russie, et indirectement à la Chine.

L'échec de la politique de Trump dans le dossier iranien.

L'accalmie entre Téhéran et Washington aura été de courte durée. Les relations entre les États-Unis et l'Iran n'ont cessé de se dégrader depuis l'élection de Donald Trump à la présidence américaine et le retrait unilatéral des États-Unis de l'accord sur le nucléaire iranien en 2018. Arraché en juillet 2015 après douze ans de négociations, l'accord de Vienne - ou Plan d'action global conjoint (JCPOA) - avait pour objectif de garantir le caractère pacifique du programme nucléaire iranien.

Imposant de sévères restrictions, l'accord autorisait l'Iran à poursuivre une activité nucléaire civile, à faible taux d'enrichissement d'uranium (3,67%), sans dépasser 300kg d'uranium enrichi stockés sur son sol. Ces seuils devaient rendre impossible pour Téhéran la fabrication d'une bombe atomique en moins d'un an. En échange, l'Iran obtenait la levée des sanctions internationales étouffant son économie.

L'administration Trump, qui considère l'accord signé par Obama comme une « erreur », accuse l'Iran de déstabiliser la région et de chercher à se doter de l'arme nucléaire. Dans ce dossier, Trump joue la carte de la pression maximale, maniant la carotte et le bâton, pour gagner son bras de fer contre l'Iran. Les objectifs de Washington sont clairs : faire plier le régime iranien pour l'obliger à renoncer à long terme à son programme nucléaire, ses missiles balistiques et son interventionnisme au Moyen-Orient. Une stratégie risquée qui est pour l'heure un échec.

Le spectre de l'arme nucléaire iranienne

Déjà fortement fragilisé par le retrait unilatéral des Etats-Unis en mai 2018, le JCPOA a subi un nouveau coup en provenance de Téhéran. S'appuyant sur l'article 36 de l'accord - la clause dit « less for less », le régime iranien s'est affranchi, début juillet, de la limite imposée à ses réserves d'uranium faiblement enrichi et à ses stocks d'eau lourde. Téhéran a également relancé ses activités d'enrichissement d'uranium à un taux supérieur à 3,67% et menace désormais de reprendre son projet de construction de réacteur à eau lourde au sein de la centrale d'Arak.

Face à l'intransigeance des États-Unis et au manque de réaction des Européens, l'Iran fait de nouveau planer le spectre de l'arme atomique. Isolée du système financier international par les sanctions économiques américaines, Téhéran, en renonçant à une partie de ses engagements, souhaite montrer sa capacité de réaction. L'Iran essaie ainsi d'exercer une pression sur l'Europe pour qu'elle participe au sauvetage de l'accord, tout en menaçant de continuer à se désengager progressivement si le régime ne recevait pas de garantie de la part des autres signataires.

Un dérapage contrôlé

Si l'ambassadrice américaine Jackie Wolcott auprès de l'AIEA a accusé Téhéran de se livrer à une « tentative d'extorsion nucléaire » et que Trump a promis que les sanctions seraient « bientôt durcies, considérablement », les mesures iraniennes contrevenant à l'accord sont avant tout un geste politique et n'indiquent pas une reprise du programme nucléaire militaire. L'Iran veut faire peur, mais ses violations, qui restent réversibles et marginales, ne lui permettront pas de se doter de l'arme nucléaire demain.

Les restrictions mises en place par le JCPOA étaient le résultat d'un calcul très précis. L'uranium doit être enrichi à 90% pour avoir une application militaire. Cela demande des moyens importants, et notamment un grand nombre de centrifugeuses. Or, le nombre de centrifugeuses actives sur le territoire iranien est passé de 19 000 à 5 060 après la signature de l'accord. L'Iran ne dispose plus d'un nombre suffisant de centrifugeuses pour fabriquer un uranium de qualité militaire dans un temps relativement court.

De plus, avec un stock de 300kg d'uranium enrichi sur leur sol, les iraniens ne sont pas en mesure de fabriquer une bombe atomique en moins d'un an. Et, si le projet de réacteur à eau lourde d'Arak peut offrir une alternative à l'uranium avec le plutonium, le cœur du réacteur avait été enlevé après la signature du JCPOA et les autres éléments coulés dans le béton.

La présence surprise au sommet du G7 du chef de la diplomatie iranienne Mohammad Javad Zarif laisse croire à des évolutions positives dans les prochains mois. Cependant, si, selon le président français Emmanuel Macron, la visite du Ministre des affaires étrangères iranien a permis de créer « les conditions d'une rencontre et d'un accord » entre Téhéran et Washington, Hassan Rohani a appelé, mardi 27 août, les États-Unis à « faire le premier pas » en levant toutes les sanctions imposées à l'Iran sur le dossier nucléaire. L'Iran reste donc ouverte au dialogue, mais la marge pour éviter l'effondrement de l'accord est désormais étroite.

La fin du Traité INF

L'autre dossier brûlant du nucléaire militaire concerne l'une des pierres angulaires du désarmement nucléaire. Après six mois de dialogue de sourds, les Etats-Unis et la Russie ont pris acte de la mort d'un accord emblématique, le traité sur les Forces nucléaires à portée intermédiaire (INF, pour Intermediate-Range Nuclear Forces). Mettant fin à la crise des « euromissiles » avec le déploiement en Europe des SS-20 russes et des Pershing américains pendant la Guerre froide, ce traité de 1987 abolissait toute une catégorie de missiles conventionnels ou nucléaires, d'une portée intermédiaire comprise entre 500 et 5 500 kilomètres.

Les Etats-Unis, accusant la Russie d'avoir violé le traité, avaient déclenché une procédure de retrait de l'accord le 1er février. La Russie a ensuite ratifié la suspension de sa participation au traité le 3 juillet. Faute d'évolution depuis six mois, les Etats-Unis ont acté leur retrait. « Le retrait des Etats-Unis conformément à l'article XV du traité prend effet aujourd'hui car la Russie n'a pas renoué avec son respect total et vérifié », a déclaré dans un communiqué le chef de la diplomatie américaine Mike Pompeo.

Les Etats-Unis affirment en effet depuis 2013 que la Russie produit et déploie une « capacité offensive » en violation du traité, invoquant notamment le missile russe 9M729. Selon Washington, ce missile représente une « menace directe » pour les Etats-Unis et leurs alliés, bien que la Russie assure qu'il a une portée maximale de 480km.

Quelles conséquences ?

Lundi 5 juillet, Vladimir Poutine a mis en garde contre la relance d'une « course aux armements illimitée ».
« Pour éviter un chaos où il n'y a aucune règle, limite ou loi, il faut encore une fois réfléchir à toutes les conséquences dangereuses possibles et entamer un dialogue sérieux sans ambiguïté », a-t-il déclaré.
Le président russe a ajouté que la Russie ne se lancerait pas de son propre fait dans la production de missiles nucléaires terrestres de portée intermédiaire mais qu'elle se verrait obligée de riposter si Washington le faisait.

Or, si Washington a promis de ne pas déployer de nouveaux missiles nucléaires en Europe, aucune promesse n'a été faite concernant le déploiement d'armes conventionnelles. D'autant que les missiles de portée intermédiaire sont aujourd'hui militairement attrayants, les nouvelles technologies permettant de développer des armes beaucoup plus précises qu'il y a 30 ans. En ce sens, les États-Unis ont récemment procédé à l'essai d'un missile de portée intermédiaire, leur premier depuis la Guerre froide.

Vendredi 23 août, le président Vladimir Poutine a promis une « réponse symétrique » à ce test qui a entériné la mort du Traité INF.
« J'ordonne aux ministères russes de la Défense et des Affaires étrangères (...) d'analyser le niveau de menace créé pour notre pays par les actes des Etats-Unis et de prendre des mesures exhaustives pour préparer une réponse symétrique », a déclaré M. Poutine lors d'une réunion de son Conseil de sécurité.
Avant d'ajouter :
« il est évident que (l'essai du missile américain) n'était pas le résultat d'une improvisation, mais un maillon de plus dans une chaîne d'avènements planifiés depuis longtemps. Cela ne fait que confirmer le fondement de nos préoccupations exprimées auparavant ».
La Chine visée

La fin du traité INF cible directement la Chine, alors que le Pentagone a fait de la modernisation de son arsenal face à Pékin l'une de ses priorités. Le nouveau chef du Pentagone Mark Esper soulignait ainsi que
« La plus grande partie de l'arsenal chinois est composé de missiles de portée intermédiaire et nous devons nous assurer que nous avons les mêmes capacités si par malheur nous devions entrer en conflit avec eux un jour ».
Des missiles d'un nouveau type devraient être déployés en mer de Chine méridionale et dans la région Asie-Pacifique.

Début août, la Chine a mis en garde les États-Unis contre le déploiement de nouveaux armements américains en Asie-Pacifique, déclarant que Washington s'exposerait dans ce cas à des représailles de la part de Pékin. Agitant le spectre de la crise des missiles à Cuba pendant la Guerre froide, le gouvernement chinois a averti que
« La Chine ne restera pas les bras croisés et sera dans l'obligation de prendre des mesures de rétorsion si les Etats-Unis devaient déployer des missiles terrestres de moyenne portée dans cette région du monde ».
Dénonçant une « nouvelle preuve d'unilatéralisme qui ne pourra qu'avoir des conséquences négatives », il a estimé que l'arsenal chinois et les violations du traité par la Russie, invoqués par l'administration Trump pour se retirer du texte, ne sont que des « prétextes ». Pékin a de plus refusé toutes négociations trilatérales sur la réduction des armements nucléaires avec la Russie et les États-Unis.

L'Europe prise entre deux feux

Si l'OTAN a officiellement soutenu la démarche de Donald Trump, les signaux envoyés par Moscou et Washington suscitent de vives préoccupations en Europe. La France a ainsi souligné que « la fin de ce traité accroît les risques d'instabilité en Europe et érode le système international de maîtrise des armements ». De son côté, l'Autriche s'est ainsi inquiétée de la « menace » planant sur l'Europe.

Dans le dossier iranien, l'Europe et la France ont exhorté l'Iran à ne pas commettre « l'erreur » de se retrouver en « violation » de l'accord. Le président français Emmanuel Macron a rencontré son homologue iranien en juillet pour tenter de préserver l'accord. La France, le Royaume-Uni et l'Allemagne ont appelé dans un communiqué commun diffusé dimanche 14 juillet à « arrêter l'escalade des tensions et à reprendre le dialogue ».

Berlin, Londres et Paris se disent préoccupées par
« le risque que le JCPOA ne se défasse, sous la pression des sanctions imposées par les Etats-Unis et à la suite de la décision de l'Iran de ne plus appliquer plusieurs des dispositions centrales de l'accord ».
La diplomatie britannique a également souligné les divergences d'opinion entre l'Europe et les Etats-Unis : « nous considérons les Etats-Unis comme notre allié, mais des amis peuvent parfois être en désaccord et l'Iran est une de nos rares occasions de désaccord »

Les Européens espéraient convaincre l'Iran avec la mise en place d'Instex, un mécanisme de troc créé pour contourner les sanctions américaines en évitant d'utiliser le dollar. Si dix pays de l'Union Européenne se sont engagés à utiliser cet instrument, bientôt rejoints par des pays non membres de l'UE, Instex ne répond pas pour l'heure « aux exigences » de Téhéran « ni aux obligations » incombant aux Européens . Selon le ministre des Affaires étrangères iranien Zarif, « pour qu'Instex soit utile à l'Iran, il faut que les Européens achètent du pétrole iranien». Or, l'extraterritorialité des sanctions américaines a conduit les principaux clients de l'Iran à renoncer officiellement à lui acheter du pétrole. Le mécanisme européen Instex ne dispose que de très peu de moyens financiers et ses activités ne concerneront que les médicaments et les biens alimentaires.

La voie diplomatique toujours possible

Même si le refus des ministres des Affaires étrangères de l'UE, lundi 15 juillet, de désigner Téhéran en flagrant délit de violation du pacte nucléaire a mis en suspens le projet américain de sanctions supplémentaires, l'accord pourrait prochainement devenir caduc si aucune solution d'apaisement n'est trouvée. Rohani a déclaré que son gouvernement accepterait de négocier « n'importe où, n'importe quand », mais à condition que les Etats-Unis lèvent les sanctions économiques.

De même, la Russie a appelé à la reprise du dialogue, tant sur le dossier iranien que sur les traités bilatéraux de désarmements russo-américains. Accusant les États-Unis d'avoir créé une « crise pratiquement insurmontable », la Russie a déclaré qu'elle jugeait « nécessaire de relancer entièrement et sans attendre les pourparlers visant à assurer la stabilité stratégique et la sécurité. Nous y sommes prêts ». Moscou a ainsi proposé un moratoire sur le déploiement d'armes de portée intermédiaire, rejeté par l'OTAN.

Malgré leurs lacunes, le traité INF et le JCPOA étaient essentiels pour l'architecture mondiale de désarmement nucléaire. L'accord de Vienne avait le mérite de garantir un réel contrôle international sur l'atome iranien. Le Traité INF, outre le fait de supprimer toute une catégorie de missiles dans l'arsenal de deux des grandes puissances du monde, avait instauré un système de contrôle mutuel de désarmement entre les États-Unis et la Russie. La stratégie risquée de Donald Trump en matière d'armes nucléaires pourrait désormais déboucher sur une aggravation à terme de tous les théâtres.

Avec la fin du Traité INF, il ne reste plus qu'un seul accord de désarmement bilatéral hérité de la Guerre froide : le Traité START, qui arrive à échéance en 2021. La mort de cet autre traité lèverait tous les obstacles à une nouvelle course aux armements nucléaires entre la Russie et les États-Unis. Si les Européens ne parviennent pas à sauver le JCPOA avec l'Iran, Téhéran pourrait également se joindre à la course. Et la Corée du Nord, avec qui les négociations sont dans l'impasse, n'aurait plus aucun intérêt à renoncer à son arme nucléaire. Co-auteur du rapport du Sipri et direction du programme de contrôle des armes nucléaires de l'Institut,Shannon Kile déclarait à la suite de la publication du rapport :
« Le monde connaît moins d'armes [nucléaires], mais plus neuves. Je pense que la tendance s'éloigne de là où nous en étions il y a cinq ans, lorsque les armes nucléaires étaient marginalisées à travers le monde ».
On ne peut que lui donner raison.