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© Inconnu
Une légende court en Polynésie à propos des tikis de Raivavae, transportés de leur lieu d'origine à Tahiti, plusieurs fois déplacés et abîmés ensuite, et qui se seraient vengés des profanateurs. Pas moins d'une douzaine de morts dont un gouverneur ! Une croyance semblable à la malédiction des pharaons qui aurait puni les égyptologues coupables du réveil de Toutankamon en 1922.

Une bondieuserie polymorphe

« Plus on a de dieux à prier et plus on se donne de chances d'échapper au pire. »

Pragmatisme ou superstitions ?

Officiellement au Fenua, les catholiques revendiquent 40% des croyants, les protestants autant, les 20% restant se partageant entre adventistes, mormons, boudhistes, Jehovah et divers cultes marginaux.

Mais selon une enquête des "Nouvelles de Tahiti" de 2006, 46% des personnes interrogées accordaient dans leurs croyances une place de choix aux anciens cultes païens. Trois ans plus tard une manif géante réunissait des milliers de gens (bons chrétiens par ailleurs !) pour réclamer le libre accès à un site hôtelier entre Faaa et Punaauia, au motif que c'était un « rereraa varua » porte par laquelle les âmes quittent le monde visible. Sinon elles deviennent des « tupapaus » (esprits errants maléfiques)

Les tupapaus sont tellement craints encore aujourd'hui que de nombreux farés restent éclairés toute la nuit pour les empêcher d'entrer !

Que la force soit avec toi !

Le panthéon polynésien est un polythéisme classique avec Ta'aroa le roi des dieux, divers dieux et déesses "spécialisés" et des personnages mystiques associés aux forces de la nature, survivances de l'animisme originel.

Les tikis ne sont pas seulement des statues, parfois de facture grossière, parfois très ouvragées, représentant les dieux, des ancêtres vénérés ou des rois de légende... Incarnation du personnage représenté, ils sont empreints de son esprit et véhiculent son mana : Mélange de pouvoir matériel et spirituel, auquel s'adjoint une force surnaturelle permettant de réaliser des choses impossibles au commun des mortels. Pour faire simple, le mana c'est la force des Jedis.

Les tikis peuvent être bienveillants. Ainsi aux îles de la Société comme aux Marquises, des entrées de farés sont encadrées de tikis, également disposés dans les jardins. D'aucuns les portent en miniatures sur eux.

Mais les tikis n'aiment pas être dérangés. Ils détestent qu'on les déplace n'importe où et n'importe comment, sans tahuas (sorciers) pour réciter les formules consacrées. Ce manque de respect les met très en colère. Et un tiki en colère est capable du pire !
tikis
Tiki
Les deux tikis qui trônent à présent dans les jardins du musée Gauguin à Papeari ont été importés de Raivavae, une des îles australes.

Au plan esthétique ils sont de facture primitive, érodés par les intempéries, fissurés par l'usure, craquelés par la végétation. Une énorme femme de 2,72 m pour un poids de 2 tonnes et un homme émasculé aussi large que haut de 2,17 m pour 2,14 m. Ce n'est pas leur beauté qui impressionne mais leur aspect symbolique fortement chargé de mana.

Une histoire bizarre qui commence mal

En août 1933, un certain Steven Higgins ancre sa goélette « La Denise » dans le lagon de Raivavae. Avec l'intention d'importer à Papeete trois tikis qui gardent le rivage depuis un maraé : Moana, Heiata et leur enfant.

Pendant les discussions portant sur la vente, assez faciles car les missionnaires invitent fortement les autochtones à se débarrasser de ces vestiges païens, la goélette rompt sa chaîne et s'échoue. Premier avertissement ?

Un notable Terii Tane sert d'intermédiaire entre Higgins et la propriétaire du terrain, une cheffesse du nom de Tanitoa Vahiné, celle-ci cédant les tikis pour un prix dérisoire. Après quoi, Tanitoa voit en songe ses ancêtres qui lui reprochent son sacrilège. Prise de tremblements nerveux, cette femme en excellente santé meurt brusquement en convulsions. Deuxième avertissement ?

Autant dire qu'ensuite, aucun naturel de l'île ne veut prêter main fort aux Popaa pour les aider à transborder les statues de pierre. Avec un équipage réduit, ce sera long et difficile et lors de l'opération le plus petit tiki passera par dessus bord, endommageant le navire. Troisième avertissement ?

Lorsque « La Denise » revient à Papeete, la journée s'achève. D'innombrables feux follets parcourent la mer dans tous les sens, des centaines de témoins n'en démordront pas. Hallucination collective ou boîte de cristaux de phosphure de calcium accrochée à une bouée qui se serait ouverte toute seule ?

En tout cas, Steven Higgins tombe gravement malade une semaine après. Terrorisé, convaincu par les Ma'ohis que les tikis se vengent, il jure de les ramener sur leur terre d'origine. Il n'en aura pas le temps, la mort le cueille avant...

Terii Tane le profanateur, sa compagne et la sœur de Higgins qui avait participé au voyage sont de la fournée suivante. Et les tikis qui ne cessent d'être promenés sèment la désolation sur leur passage.

D'abord au musée océanien de l'avenue Bruat (aujourd'hui avenue Pouvanaa Oopa) puis aux jardins Raoul à Mamao. On a beau leur dire que les tikis n'aiment pas être chahutés, les Popaa n'écoutent rien ! Et ce qui devait arriver advient : le conservateur du musée décède lui aussi de façon inexpliquée.

Les tikis s'amusent bien jusqu'en 1965

À Mamao, les tikis semblent se plaire et dit-on s'amusent à faire des farces aux visiteurs. Des gens dont le peintre René Grandidier, apprécié à l'époque, affirment avoir vu les tikis bouger et leurs traits changer, exprimant tantôt un sourire bienveillant, tantôt un regard narquois. Parfois ils sifflent ou murmurent. On peut supposer que le pakalolo n'est pas étranger à ces visions, mais ça alimente la légende.

En 1965, ces Popaa incapables de rester en place, décident de construire un hôpital sur le terrain où les tikis expatriés paraissent désormais satisfaits de leur sort. Sans autre forme de procès, on les vire comme de vulgaires squatters, direction Papeari à l'autre bout de l'île. Et ça ne leur plait pas du tout !

Bien entendu, aucun entrepreneur local ne veut s'occuper du transport même en étant payé grassement. L'architecte Rodolph Weinmann chargé du déménagement décide alors de faire appel à la légion étrangère. Les képis blancs acceptent dans un premier temps, d'autant que l'armée va mettre ses moyens logistiques à leur disposition. Mais dans un second temps, ils se désistent... Convaincus par le chantage de leurs vahinés qui menacent de les quitter, assurant qu'aucune femme ne voudra plus jamais les approcher s'ils sont contaminés par la malédiction !

Le gouverneur se fâche, menace de casser les sous-officiers et d'exiler des journalistes alarmistes. Mais pour éviter des troubles, il condescend à faire appel à un certain Tutu, videur de boîte de nuit et sorcier à temps partiel, qui prétend savoir comment lever le tabou. Des tonneaux de rhum et des tonnes de victuailles le rémunèrent ainsi que ses prétendus assistants. Une bringue d'une nuit entière suffira pour désenvoûter les tikis.

Dernier voyage périlleux

Le 5 juin 1965 une équipe de Marquisiens dirigés par Toto Maoni creusent autour des tikis pour les dégager, les attachent à des cadres de bois, et les déplacent à coups de levier. Au cours du transport, le tiki Moana se brise en deux gros morceaux !

Le journal de Tahiti publie à sa une en caractères gras : « La malédiction continue ! »

La fracture révèle une pierre de tuffeau basaltique rouge comme du sang, aux débris répandus par une pluie colorée, et plus personne n'accepte de travailler sur le chantier de réparation du monument. Un Frani se dévoue pour sceller les morceaux mais en plaçant un manchon, il a une main écrasée.

Dans les 10 jours qui suivent 2 hommes qui ont participé au déménagement meurent brusquement sans raison, un troisième a un accident fatal. Dans la foulée Toto Maoni décède à son tour, suivi de près par le gouverneur. Et en l'an 2000, un descendant de l'acheteur des tikis est tué par une chute de pierre... Un caillou qui ressemble à s'y méprendre à la tête de Moana modèle réduit lui fracasse le crâne.

Très sérieusement, les autorités envisagent de ramener les tikis à leur point de départ, malgré les difficultés techniques liées à la fragilité des statues... Peine perdue : Les habitants de Raivavae devenus entre temps fanatiques de l'église évangélique préviennent qu'ils détruiront les tikis si on les leur rapporte.

Finalement en 2009, des païens de Raivavae et de Tahiti réunis dans le groupe Taurana organisent une cérémonie rituelle de réappropriation des statues, en commençant par neutraliser leurs mauvaises vibrations. Une fête s'ensuit et ce sera le point de départ d'actions de préservation et de restauration de ces tikis qui depuis semblent se tenir tranquilles. Peut-être ont-ils rencontré dans le parc du musée Gauguin le mana de l'artiste persécuté ? Un interlocuteur à leur mesure et qui doit les comprendre...

Le syncrétisme polynésien

Le polythéisme qui avait régi la vie des archipels pendant des milliers d'années, va être balayé en un temps record après la conversion de Pomaré II en 1812.

Chassé de Tahiti en 1806 après un coup d'État fomenté par son ministre Tauté, le roi déchu se réfugie à Moorea, entraînant avec lui les missionnaires protestants qu'il protégeait. Fin politique, il épouse Tamaota la fille du roi de Raiatea pour renforcer son armée, puis il se convertit au christianisme en échange de « bâtons de feu ». L'irruption des armes modernes met fin à la pratique chevaleresque selon laquelle il était indigne de tuer ses ennemis à distance, raison pour laquelle les arcs ne servaient qu'à la pêche et à la chasse.

En 1815 Pomaré II est de retour sur ses terres avec des fusils et même un canon. Ses ennemis ne disposant que de casse-têtes et de lances sont facilement mis en déroute. La victoire de Fei Pi marque le début d'une ère nouvelle.

Puisque le dieu des Blancs leur a donné la victoire, les Tahitiens se convertissent à leur tour... Au début les Ma'ohis ont du mal à s'accommoder des vêtures imposées par des pasteurs puritains et pudibonds. Mais les cantiques plaisent aux indigènes et le mot himéné passe dans le langage courant pour désigner n'importe quelle chanson. Et puis la mansuétude inédite du monarque envers ses ennemis après leur défaite les impressionne. Loin de les exterminer ou de les bannir après les avoir dépouillés comme c'était la règle avant, il leur pardonne pourvu qu'ils deviennent de bons chrétiens.

Deux siècles après l'évangélisation, le 4 mars date des conversions massives est une fête nationale où tout s'arrête. Un jour de congé consacré par certains à leur tiki. Pour ne pas qu'il se fâche d'avoir été exclu des festivités.

Conversions réussies mais convictions rétablies

S'ils ont réussi à remplir les temples et les églises, les missionnaires ont échoué à faire changer durablement les mentalités sur trois points majeurs : la honte du corps et de l'amour, l'obligation de gagner son maa (= repas) à la sueur de son front, et l'interdiction de prier les anciens dieux.

« Le Papalagui » est un ouvrage d'ethnologie inversée, écrit au début du siècle passé par Touiavii, chef de la tribu de Tiavéa aux îles Samoa, éduqué chez les pères maristes et qui avait parcouru l'Europe dans un de ces spectacles exotiques dont la bonne société d'alors raffolait. En plein dans l'observation participative !

Malgré l'insistance des pères, Touiavii ne comprend pas que les Papalagui (Européens) aient honte de leur corps, l'enveloppent de hardes étouffantes et croient que faire l'amour est une activité démoniaque... Un discours contredit par les curés toujours en train de reluquer les vahinés d'un œil libidineux, et ne ratant pas une occasion de les entraîner dans la forêt. Le tiki goguenard rigole.

Touiavii a grand peine à saisir l'utilité du travail puisque la nature généreuse fournit des poissons à satiété et des fruits à volonté.
« Nos dieux nous donnent tout ce dont nous avons besoin, mais il ne faut pas abuser de leurs bienfaits car nous ne faisons que passer et ils pourraient se fatiguer. »
Les tikis veillent aux équilibre naturels, inspirant aux Maoris le « rahui » ou mise en jachère par rotation des secteurs les plus productifs de la forêt et du lagon.

Touiavii relève une autre contradiction étrange dans le discours du Papalagui. Le travail serait une obligation décidée par son dieu. Celui qui ne travaille pas est un fainéant mis au ban de la société. Alors pourquoi autant de Papalaguis se tournent-ils les pouces en faisant travailler d'autres personnes à leur place ?

Notre sage s'insurge aussi contre le fait que les Blancs s'ingénient à créer des besoins artificiels, en faisant désirer des objets inutiles, tels que miroirs, peignes ou pinces à linge, afin de contraindre les indigènes à travailler pour eux. Remplacer le don ou le troc par des morceaux de papier de diverses couleurs lui semble le summum de l'absurdité. Même s'il en perçoit la finalité. Il faut bien de l'argent pour acheter l'alcool qui permet l'oubli momentané, depuis qu'on a interdit le kava-kava aux vertus myorelaxantes et anxiolytiques, une plante qu'il suffisait de cueillir et de préparer selon le rituel ancestral.

Enfin, la chose la plus étrange chez les Papalaguis, est le culte du temps.

L'obsession de l'heure. La peur de perdre son temps. La crainte de ne pas avoir assez de temps. Quand le temps qui passe ne fait que hâter le moment de la mort... Alors que c'est si facile de s'asseoir à l'ombre d'un manguier près du lagon, d'écouter le clapotis des vaguelettes en regardant l'horizon, et de laisser son esprit baigner dans une douce torpeur à l'issue de laquelle on y verra plus clair sur ses éventuels problèmes et sur le sens à donner à sa vie. Aïta peapea, le tiki veille sur toi.

Lecture suggérée :

« Le papalagui » Les carnets de Touiavii, chef de la tribu de Tiavéa, rewrités par Erich Scheurmann