21 juin dernier : Christophe Castaner rend visite à Christian Estrosi.
Saluant « l'ambition sécuritaire » du maire de Nice, ville la plus vidéo-surveillée de France, le ministre de l'Intérieur réclame l'ouverture d'un débat national sur la reconnaissance faciale - déjà testée à titre expérimental par le motodidacte de la Riviera.
Alors qu'on attend toujours l'amorce d'une délibération publique, le gouvernement s'apprête à déployer ALICEM (pour Authentification en ligne certifiée sur mobile). Selon Bloomberg, ce dispositif pourrait être mis en place dès novembre. Une première en Europe. Créé par décret au mois de mai, il doit permettre aux titulaires d'un passeport biométrique ou d'un titre de séjour étranger électronique de s'identifier sur des services en ligne. Pour donner vie à ce laisser-passer dématérialisé, l'utilisateur doit passer son visage à la moulinette d'un logiciel de reconnaissance faciale, en fournissant une photo mais aussi en réalisant une vidéo, dans laquelle il doit réaliser plusieurs gestes, tels que le clignement des yeux ou le mouvement de la tête.
En pointe sur la défense des libertés publiques dans un monde interconnecté, la Quadrature du Net a attaqué le décret au mois de juillet. Rappelant que le Règlement européen sur la protection des données personnelles (RGPD) « a posé un principe d'interdiction de traitement des données biométriques », l'association dénonce un passage en force :
« À l'heure où les expérimentations de reconnaissance faciale se multiplient sans qu'aucune analyse ne soit réalisée sur les conséquences d'un tel dispositif pour notre société et nos libertés [...] le gouvernement français cherche au contraire à l'imposer à tous les citoyens via des outils d'identification numérique. »A San Francisco, la municipalité vient de voter l'interdiction de la reconnaissance faciale à des fins policières ; le candidat à l'investiture démocrate Bernie Sanders est sur la même ligne ; en France, « pas de juridisme, avançons », comme éructerait Manuel Valls.
Dans sa délibération du 18 octobre 2018, la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) fronce pourtant les sourcils. « La mobilisation du consentement [...] soulève des interrogations », écrit l'autorité indépendante dans son habituel jargon précautionneux. C'est bien le problème d'ALICEM : puisque le système n'offre aucune alternative à la biométrie, peut-on vraiment s'y opposer en son âme et conscience ?
Horizon policier
Pour l'heure, le dispositif n'est qu'un gadget qui répond à un double objectif de simplification administrative et de certification de l'identité. Des arguments déjà entendus lors de l'imposition du fichier des titres électroniques sécurisés (TES), à l'automne 2016.
A l'époque, dans la torpeur de la Toussaint, le gouvernement avait acté - par décret, tiens donc - la création d'une base de données qui compile les données biométriques de tous les Français de plus de 12 ans, afin de lutter contre la fraude et l'usurpation d'identité. Largement inspiré d'un projet de la droite retoqué par le Conseil constitutionnel en 2012, le TES a ainsi ramené à la vie ce que d'aucuns nomment « un fichier des gens honnêtes ».
On pourrait être tentés de relativiser, souligner qu'ALICEM ne prévoit pas de s'accoupler avec des dispositifs policiers. C'est vrai, mais ce serait passer sous silence les inévitables développements sécuritaires de la reconnaissance faciale.
Comme le pointait récemment Pierre Januel dans Next Inpact, le fichier TAJ (Traitement des antécédents judiciaires) s'appuie depuis 2017 sur une application capable de repérer les doublons dans son épaisse base de données de 8 millions de photos. Et le Fichier des personnes recherchées (FPR), 600 000 personnes, « des fichés S aux mineurs en fugue », jouira bientôt d'outils similaires.
Avec des industriels prêts à investir le secteur - Idemia (ex-Morpho), Thales ou Gemalto (qui a développé ALICEM et tombera bientôt dans l'escarcelle de... Thales) -, la France ne veut surtout pas manquer le coche, obsédée par « l'acceptabilité » de cette nouveauté envahissante. D'autant plus que la concurrence est rude : la Chine, qui comptera 600 millions de caméras de surveillance à l'horizon 2020, n'hésite pas à largement financer ses champions de l'intelligence artificielle. Certaines start-ups, comme Watrix, prétendent même être capables d'identifier un individu en analysant... sa démarche.
«Il faut arriver à construire un modèle européen de la reconnaissance faciale », a ainsi plaidé Renaud Vedel, ancien conseiller sécurité de Manuel Valls, désormais en charge de la prospective numérique place Beauvau, lors du dernier congrès Techno-police, organisé par le ministère de l'Intérieur.
« Il faut accepter de trouver un équilibre entre des usages régaliens et des mesures protectrices pour nos libertés. Car sinon, la technologie sera mûrie à l'étranger et nos industriels, pourtant leaders mondiaux, perdront cette course. »Dans une récente note du Centre de recherche de l'Ecole des officiers de la Gendarmerie nationale (CREOGN), un colonel d'inspiration visiblement saint-simonienne dit de la reconnaissance faciale qu'elle « ne peut être désinventée », comme si le progrès technique était un cliquet. Et d'ajouter :
« Sous réserve d'algorithmes exempts de biais, elle pourrait mettre fin à des années de polémiques sur le contrôle au faciès puisque le contrôle d'identité serait permanent et général ».C'est dans cette phrase que se révèle le relief de ce nouveau territoire de la surveillance, la « société de vigilance » que promeut Emmanuel Macron. Après tout, qu'est-ce que la reconnaissance faciale si ce n'est la mise en signal des fiches anthropométriques inventées par Alphonse Bertillon, le père de l'identité judiciaire, à la fin du XIXe siècle ? Quel est donc ce monde où un dispositif réservé à la traque des criminels récidivistes peut être étendu à la population générale dans l'indifférence générale ?
Les deux visages du citoyen
Invisibilisés mais omniprésents dans l'espace public (qui remarque encore les caméras ?) et dans notre intimité (bonjour, Alexa), les outils du contrôle social nous ont envahi pour mieux nous anesthésier. Parce que nous n'en subissons pas encore les effets, que nous n'émettons pas encore ces signaux faibles suspects, nous les avons largement laissé faire.Pour retrouver la trace d'un germe contestataire, il faut remonter à 2008 et Edvige, cet intrusif fichier de renseignement enterré sans cérémonie par le gouvernement Fillon (avant de trouver d'autres expédients). L'irruption de la reconnaissance faciale commande pourtant la plus grande attention. En plus d'être particulièrement faillible (le logiciel de la police londonienne se trompe huit fois sur dix) et raciste (elle discrimine les personnes de couleur), cette technologie nous voit littéralement de profil en recomposant notre identité. Plus que toute autre, elle incarne un rêve de société entièrement informatisée, gouvernée par les chiffres et la prédiction des comportements.
Si Kantorowicz a conceptualisé les « deux corps du roi » (l'enveloppe charnelle qui lui appartient et la fonction qui le dépasse), la reconnaissance faciale invente les deux visages du citoyen : celui qu'on porte, et celui qui ne nous appartient plus. Il y a quelques mois, une start-up messine a démarché la mairie de Nice (quelle surprise !) pour intégrer aux caméras de surveillance du tramway un logiciel capable de détecter les émotions des passagers en scannant leur faciès. De quoi, prétend-elle, anticiper toute menace à l'ordre public. Une ambition semblable à celle des eugénistes du début du siècle, convaincus que la phrénologie et la physiognomonie permettaient de classifier les individus, d'évaluer leur compétence ou leur dangerosité. Il faudra alors poser encore et encore la seule question qui vaille : la reconnaissance faciale est-elle une pseudoscience qu'il faut condamner aux oubliettes de l'Histoire ?
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