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© Inconnu
Tout de suite après l'élection d'Allende en septembre 1970 et avant son inauguration en novembre 1970 :
Kissinger a lancé la discussion au téléphone avec le directeur de la CIA Richard Helm au sujet d'un coup d'État préventif au Chili. « Nous ne laisserons pas le Chili tomber à l'eau », a déclaré Kissinger. « Je suis avec vous », a répondu Helms. Leur conversation a eu lieu trois jours avant que le président Nixon, en 15 minutes lors d'une réunion avec Kissinger, a ordonné à la CIA « de faire crier l'économie » et a requis Kissinger en tant que superviseur des efforts secrets pour empêcher qu'Allende soit investi de ses fonctions. (National Security Archive)
C'est la CIA qui était le principal instigateur du programme économique néolibéral imposé au Chili. En août 1972, soit un an avant le coup d'État, la CIA avait financé un plan d'action économique de 300 pages à mettre en œuvre à la suite du renversement du gouvernement Allende.

L'objectif ultime du coup d'État militaire du 11 septembre 1973 au Chili était l'imposition du programme néolibéral (un « remède économique » mortel) qui a entraîné l'appauvrissement de tout un pays.

Wall Street était derrière le coup d'État en étroite collaboration avec la CIA, le département d'État des USA et les élites économiques du Chili. Henry Kissinger servait d'intermédiaire.

Après l'élection d'Allende en novembre 1970, les grandes banques commerciales de Wall Street (Chase Manhattan, Chemical, First National City, Manufacturers Hanover et Morgan Guaranty) ont annulé leurs crédits au Chili. En 1972, la Kennecott Corporation a pour sa part « lié les exportations de cuivre chilien à des poursuites en France, en Suède, en Italie et en Allemagne. (Voir John M. Swomley, Jr. "The Political Power of Multinational Corporations," Christian Century, 91 [25 Septembre 1974], p. 881.)

Le « changement de régime » a été imposé dans le cadre d'une opération clandestine de collecte de renseignements militaires par la CIA, qui a jeté les bases du coup d'État militaire et de l'assassinat du président Allende, puis des réformes macroéconomiques adoptées à la suite du coup d'État.

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© InconnuLa Moneda en flammes
Au moment du coup d'État du 11 septembre 1973, j'enseignais l'économie à titre de professeur invité à l'Université catholique du Chili. Dans les heures qui ont suivi le bombardement du palais présidentiel de La Moneda, les nouveaux dirigeants militaires ont imposé un couvre‑feu de 72 heures.

À la réouverture de l'université plusieurs jours plus tard, j'ai commencé à rassembler des éléments de l'histoire du coup d'État à partir de notes écrites. J'ai vécu le 11 septembre 1973 comme j'avais vécu le coup d'État manqué du 29 juin. Plusieurs de mes étudiants de la Universidad Católica ont été arrêtés par la junte militaire.

L'économie de Chicago à la sauce chili

Les réformes macroéconomiques radicales (privatisations, libéralisation des prix et gel des salaires) ont été imposées au début d'octobre 1973.

À peine quelques semaines après la prise de pouvoir par les militaires, la junte dirigée par le général Augusto Pinochet a ordonné une augmentation du prix du pain, qui est passé de 11 à 40 escudos, soit une hausse vertigineuse de 264 % du jour au lendemain. Ce « traitement de choc économique » était l'œuvre d'un groupe d'économistes appelés les « Chicago Boys », dont bon nombre étaient mes collègues à l'institut d'économie de l'Université catholique.

Ces réformes macroéconomiques mortelles étaient en grande partie dictées par Wall Street en liaison avec la CIA, « l'économie de Chicago » servant de paradigme et de justification idéologique au « marché libre ». Les professeurs Milton Friedman et Arnold Harberger de l'Université de Chicago étaient loin d'être les forces dirigeantes derrière ces réformes.

Pendant que les prix des aliments montaient en flèche, les salaires ont été gelés afin d'assurer « la stabilité économique et de conjurer les pressions inflationnistes ». Du jour au lendemain, on a précipité dans une pauvreté abjecte tout un pays. En moins d'un an, le prix du pain au Chili a été multiplié par 36 (3 700 %). Quatre‑vingt‑cinq pour cent de la population chilienne s'est ainsi retrouvée sous le seuil de la pauvreté.

En novembre 1973, à la suite de hausses de prix vertigineuses des aliments, j'ai rédigé en espagnol une première évaluation « technique » des réformes macroéconomiques mortelles de la junte.

De concert avec un médecin, collègue et ami de longue date qui enseignait à la faculté de médecine de l'Université du Chili, j'ai fait une estimation des effets des réformes économiques sur les taux de malnutrition due à la chute brutale du niveau de vie.

Au lendemain du coup d'État militaire et de la hausse orchestrée des prix des aliments, j'ai estimé qu'environ 85 % de la population chilienne ne répondait pas à ses besoins minimaux en calories et en protéines établis par l'Organisation mondiale de la santé (OMS).

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En octobre 1973, l'indice « officiel » des prix des aliments affichait une hausse de 82,3 % (par rapport à septembre) selon l'Iinstituto Nacional de Estadística (INE), qui était passé sous le contrôle de la junte.

Les données de l'INE concernant le prix des produits alimentaires de base avaient été toutefois falsifiées. En novembre, j'ai procédé à la collecte et à la mise en tableaux des taux réels d'augmentation des prix des aliments directement observés dans la région métropolitaine de Santiago. Cela m'a permis de constater un écart considérable par rapport aux statistiques officielles.

Selon mes estimations basées sur 31 catégories d'aliments, les prix des aliments avaient augmenté de 211,1 % en octobre et novembre 1973 par rapport à septembre (les données officielles de novembre rapportaient une hausse de 88,6 % par rapport à septembre). Par la suite, c'est sur la base de ces statistiques officielles (faussées) qu'on a estimé l'évolution du pouvoir d'achat réel et procédé aux rajustements salariaux officiels.

Craignant la censure de la junte dirigée par le général Augusto Pinochet, mon analyse se limitait à la chute des niveaux de vie à la suite des réformes de la junte et de la hausse des prix des aliments et du carburant, en mettant l'accent sur des estimations statistiques sans faire la moindre analyse politique.

L'institut d'économie de l'Université catholique hésitait au départ à publier le rapport. Il a été transmis à la junte militaire avant sa publication.
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Les opinions exprimées dans ce rapport sont celles de l’auteur. Par conséquent, elles relèvent de la responsabilité exclusive de l’auteur et n’engagent en rien l’institut d’économie.
(C'était la première fois que l'institut publiait un avis de non-responsabilité.)

J'ai quitté le Chili pour le Pérou en décembre 1973. L'Université catholique a publié le rapport à titre de document de travail (200 copies) quelques jours avant mon départ. Au Pérou, où j'ai rejoint le département d'économie de l'Université catholique du Pérou, j'ai pu rédiger une étude plus détaillée portant sur les réformes néolibérales de la junte et l'idéologie sur laquelle elles s'appuyaient. Cette étude a été publiée en 1974‑1975 en anglais et en espagnol.

Répression économique

En mars 1974, les prix des aliments au Chili (d'après mes estimations) avaient augmenté de 505,5 % (depuis septembre 1973). Les salaires réels se sont quant à eux effondrés.

Chili : Mouvement des salaires réels (1970-1977) selon les statistiques officielles

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© Source : Rudiger Dornbusch, Sebastian Edwards
Le graphique ci-dessus (basé sur les statistiques officielles) montre que les salaires réels ont chuté de près de 70 % par rapport à la période de base (1970), qui correspond aussi à l'arrivée au pouvoir du gouvernement du parti Unidad Popular (UP) de Salvador Allende. L'effondrement des salaires réels a été toutefois plus marqué que ce qu'indiquent les statistiques officielles.
Il convient de noter qu'en 1971, le gouvernement Allende avait augmenté les salaires réels de 20 %. La chute des salaires de 1971 jusqu'au début de 1974 était donc de l'ordre de 75 % selon les statistiques officielles sur le coût de la vie. La junte a majoré les salaires au début de mars 1974 (voir le graphique ci‑dessus).

Destruction de la vie économique

Les événements du 11 septembre 1973 m'ont profondément marqué dans mon travail d'économiste. La manipulation des prix, des salaires et des taux d'intérêt ont détruit la vie des gens et déstabilisé une économie nationale au complet. La réforme macroéconomique n'était ni « neutre » (la pensée dominante parmi les universitaires), ni distincte du processus plus global de transformation sociale et politique.

J'ai également commencé à comprendre le rôle des opérations du renseignement militaire en appui à ce qui était habituellement décrit comme un processus de « restructuration économique ». Dans mes écrits précédents sur la junte militaire chilienne, je me suis penché sur les supposées réformes du « marché libre » ainsi que sur les instruments bien rodés de la « répression économique ».

La macroéconomie et la géopolitique sont étroitement liées. Les dimensions économiques des guerres menées par les USA doivent être comprises. La destruction de la vie économique en Afghanistan, en Irak, en Syrie et en Libye constitue un crime contre l'humanité, un « génocide économique » qui consiste à déstabiliser et à saboter une économie nationale.
  • Aujourd'hui, des guerres sont menées au Moyen-Orient. Plusieurs pays latino-américains sont victimes des coups bas des USA qui cherchent à imposer un changement de régime.
  • La pauvreté est créée par les conditions de remboursement des dettes imposées par le FMI.
  • Les prix des aliments et de l'énergie sont manipulés délibérément au moyen de transactions spéculatives (p. ex., sur les Chicago et New York mercantile exchanges).
  • Les dévaluations monétaires sont orchestrées au moyen d'opérations spéculatives sur les marchés des changes.
Les moyens d'intervention contemporains (« révolutions de couleur », « guerre contre le terrorisme », déstabilisation économique, sanctions, etc.) diffèrent de ceux des années 1970, mais l'objectif ultime demeure l'atteinte à la souveraineté nationale et l'imposition du néolibéralisme :
  • contrôle des entreprises, privatisation;
  • « marché libre » pillant les ressources naturelles;
  • remède économique mortel, mesures d'austérité;
  • abandon des programmes sociaux;
  • déréglementation des échanges;
  • effondrement des salaires;
  • mise en place d'une économie fondée sur une main-d'œuvre bon marché;
  • transformation de pays en territoires.
Je me rappelle que dans les mois précédant le coup d'État de septembre 1973 au Chili, la distribution des produits de première nécessité et des aliments avait été délibérément perturbée par la manipulation des marchés. Il n'y avait plus de pain, de lait et de sucre aux prix réglementés par le gouvernement. L'escudo chilien ne valait plus rien. Le marché noir florissait.
Une situation similaire est en train de se produire au Venezuela, où la monnaie nationale s'est effondrée. Les prix des aliments et des produits de première nécessité sur le marché noir sont montés en flèche. Tout comme au Chili en 1973, la manipulation du marché des changes (Forex) au Venezuela et le sabotage engendrent des pénuries, la pauvreté et l'instabilité politique. De pair avec la chute orchestrée du Bolivar, le pouvoir d'achat réel a dégringolé (voir ci‑dessous).
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© Los Angeles Times, May 31, 2016