« Du quotidien, on peut affirmer deux choses contradictoires : qu'il se répète autant qu'il nous exténue. » Le constat, dressé par le philosophe Pascal Bruckner (in L'Euphorie perpétuelle, essai sur le devoir de bonheur, Le Livre de Poche, 2008), n'est guère gai, mais il a le mérite d'être réaliste. Alors, que faire ?
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Puisque, comme le dit Cioran, « on se tue toujours trop tard », il ne reste qu'une solution : s'évader. Rompre avec cette routine qui tue le désir à petit feu. Partir, s'échapper. « Fuir ! là-bas fuir ! » clame Mallarmé (In « Brise marine » extrait de Poésies et autres textes de Stéphane Mallarmé, Le Livre de Poche, 2008), à la suite de tant de poètes dans lesquels chacun de nous peut, un jour ou l'autre, se reconnaître, « exilé sur le sol », doté d'« ailes de géant », tellement inadapté à cette triste réalité.

La conscience de notre fin

De quelle réalité parlons-nous, d'ailleurs ? Elle peut bien prendre mille visages, celle qui nous insupporte, c'est toujours, au fond, la fin. C'est la mort qui, comme nous le dit la psychanalyse, se cache dans la répétition et qui justifie l'effroi, la fatigue ou l'ennui. Idéalement, il devrait être possible d'échapper à la souffrance provoquée par la conscience de cette réalité en toute simplicité.
« Par une respiration calme, un regard porté sur un arbre imperturbable ou sur la personne aimée, une oreille attentive tournée vers le chant du moineau : bref, en nous ré-ancrant dans l'instant et dans ce qui en révèle le merveilleux. »
La plupart du temps, nous y parvenons ; nous évitons la désespérance en nous concentrant sur le plus beau côté de l'existence. Mais pas tout le temps. « Tous les deux mois, raconte Anne- Sophie, 39 ans, je m'impose une coupure : je prends l'avion pour vraiment débrancher. »

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Nous éprouvons en effet de plus en plus souvent le besoin de déconnecter. « Nous vivons submergés d'infos, constate la coach et psychanalyste Florence Lautrédou, auteure de Cet élan qui change nos vies, l'inspiration (Odile Jacob, 2014). Nous sommes surchargés de messages qui ne nous concernent pas, qui parlent d'« ailleurs », donc qui devraient nous permettre de nous évader. Sauf que, trop nombreux et négatifs, ils nous accablent et nous déroutent. » D'où l'échappée belle en avion. S'envoler pour changer d'air.

« La prison d'aujourd'hui, dont nous tentons si souvent de nous « évader», reprend Florence Lautrédou, c'est, pour la majorité d'entre nous, la cellule urbaine. L'animal humain que nous sommes ne peut pas se sentir longtemps libre dans ces villes à l'air pollué, où, assis à longueur de journée, ses capacités motrices sont atrophiées. Il nous faut sentir la nature. »

Les paradis artificiels

Et quand les moyens de nous envoler manquent, nous pouvons compter sur les voyages abstraits :
« Je lis trois romans par semaine, raconte Stéphanie, 44 ans. C'est ma drogue, j'ai besoin d'être embarquée dans d'autres univers, cela me permet de m'oublier un peu. » « Je suis quatre séries à la fois, confie Paul, 36 ans. Ça me fait "partir". »
Le cinéma, la photo ou la musique, sans laquelle, c'est bien connu au moins depuis Nietzsche, « la vie serait une erreur » (in Crépuscule des idoles, Gallimard, 1988) : autant de paradis artificiels mis à la disposition de tous. En ces temps de crise, les musées ne désemplissent pas, les salons du livre et les festivals de musique, de théâtre ou de danse sont bondés... Il nous faut nous divertir. C'est-à-dire, comme l'explique le philosophe Pascal, à la fois détourner notre attention de ce qui risque de nous déprimer, mais aussi nous diversifier, faire de nous un autre être que celui que nous sommes, nous sortir de ce corps qui ne change guère, de cette famille, de ce couple, de ce poste, bref : se fuir soi-même.
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Pourquoi ? Par plaisir. Pour mieux se retrouver ensuite. Mais aussi, parfois, par lâcheté et par idéalisation narcissique. « Quand ce que l'on est apparaît trop nettement aux antipodes de ce que l'on croit de soi, le mécanisme se met en action : notre part reptilienne étouffe notre part consciente, écrit le philosophe Michel Onfray (In Le Réel n'a pas eu lieu, le principe de Don Quichotte, Autrement, 2014). Sur le cadavre de ce qu'il est, le dénégateur construit une statue de lui tout à son avantage. Mais c'est une fiction...! »

Le syndrome de Don Quichotte

Le philosophe appelle cela le « syndrome de Don Quichotte » : nier la réalité au bénéfice de ses rêves, comme l'ingénieux hidalgo s'obstine à prendre des moulins à vent pour des géants. Il explique cette tendance en évoquant l'influence de Platon et du catholicisme sur notre culture : le monde des idées - et des illusions - y reste considéré comme supérieur à celui des faits eux-mêmes. « Parfois, poursuit Florence Lautrédou, la conséquence de nos évasions est qu'elles nous affranchissent de nos responsabilités. »

Elle cite l'exemple du père de famille divorcé qui, lorsqu'il a la garde de ses enfants, préfère flâner en terrasse avec ses amis pendant que les petits restent avec la nounou. Mais aussi les responsabilités à l'égard de soi-même : quand planifier les vacances, se perdre sur Internet, passer des heures sur les réseaux sociaux a pour but de nous éviter la confrontation avec nos difficultés profondes. « Alors, sous des airs de libération, l'évasion engendre une aliénation ; loin de nous apaiser, elle amplifie le mal-être », constate la psychanalyste. Car fuir ainsi, c'est s'estimer incapable de faire face à ses inquiétudes. Et c'est, bien sûr, laisser le problème de fond inchangé, donc renoncer à un besoin ou à un désir.

Fuite ou évasion ?

Mais comment savoir si nous sommes dans la fuite nuisible plutôt que dans l'évasion qui ressource ? Les questionnements d'un tiers, thérapeute, coach ou ami bienveillant, sont le plus efficace des soutiens, estime encore Florence Lautrédou. Sinon, elle propose un critère :
« Une bonne fuite est celle qui permet, ensuite, de mieux vivre sa réalité ; si l'on s'évade avec un plaisir sain et que l'on en revient plus heureux, peu importe, au fond, le rythme et le type de ces évasions : c'est la preuve qu'un équilibre a été trouvé. En revanche, si ces échappées ne sont pas si belles que cela et qu'elles nous épuisent, nous lassent ou nous écœurent un peu plus chaque fois du quotidien retrouvé, alors, il devient utile de s'interroger : qu'est-ce que je fuis ? Qu'est-ce que je ne veux pas voir ? »
L'exemple des surréalistes

Une belle évasion est celle qui, loin de mettre l'accent sur l'absurdité de notre existence et de faire gonfler nos frustrations, nous offre de meilleurs yeux, une meilleure bouche, de meilleures oreilles pour la savourer. C'est celle qui redonne du prix au quotidien. Qui l'enchante. Les surréalistes arpentaient les rues de Paris en quête de rencontres, d'objets et de coïncidences sublimes, non pas parce qu'exceptionnels mais parce que regardés comme pour la première fois et dans le souci d'y voir la beauté. C'est, sans doute, la tâche du poète, et de l'artiste en général :
« Nous montrer que la vie dite "commune" est tout sauf commune et de nous éveiller à sa féerie »...
... comme l'écrit Pascal Bruckner. Mais c'est aussi, n'en déplaise au philosophe, qui fustige le « devoir de bonheur », le « devoir d'émerveillement » de chacun de nous.