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© AFP/Franck PerryUne jeune femme dépose des tracts « Rendez-nous Sophie » à Nantes, le 12 avril 2007, afin de sensibiliser l’opinion publique sur sa disparition.

Commentaire : Selon les chiffres du Ministère de l'Intérieur c'est en fait 10.000 disparitions chaque année.


Pour retrouver leur trace, une association, des avocats et des magistrats réclament un nouveau cadre législatif.

Le mercredi 18 septembre 2013 à 17h39, Hubert Boiron, un agriculteur retraité de 82 ans décrit comme « gentil, aimant, courageux », bon marcheur et vif d'esprit, laisse sur un écran de vidéosurveillance, rue Bonaparte, à Ajaccio, en Corse, l'ultime image qu'on ait de lui. Quelques instants plus tôt, vêtu d'un pull rouge et d'un pantalon gris, il marche tranquillement avec son épouse Arlette et un groupe de 46 autres touristes. Ils viennent d'achever un parcours de visites devant la maison natale de Napoléon et doivent rejoindre leur car garé sur le port pour regagner l'hôtel du Golfe, à moins de 500 m de là.

Boulevard du Roi-Jérôme, la petite troupe se scinde en deux pour éviter un chantier. Arrivée devant le car, Arlette Boiron se retourne et ne voit plus son mari. Sur le coup, elle ne s'inquiète pas. « Il a dû décider de regagner l'hôtel à pied », se dit-elle. Elle ne le reverra plus jamais. Trois personnes travaillant dans la zone portuaire ont déclaré ensuite avoir parlé à un vieil homme ressemblant à Hubert, peu après 20 heures, et l'avoir orienté vers le centre-ville. « Il allait bien, ne semblait pas inquiet », a précisé un vigile.

Le « deuil blanc », cette torture indicible

Hubert Boiron s’est volatilisé à Ajaccio, le 18 septembre 2013.
© Api/Gamma-Rapho
Est-il tombé à la mer ? Malgré de nombreuses plongées, son corps n'a pas été retrouvé. Un juge a tenté, en vain, une opération de recherche de traces génétiques infinitésimales dans l'eau. A-t-il chuté mortellement dans un endroit caché ? Serait-il retenu quelque part ? Une question folle a même germé dans l'esprit de ses proches : pourrait-il avoir été victime d'un hypothétique tueur en série, d'autres touristes ayant disparu ensuite en Corse ? Véronique Boiron, la fille d'Hubert, ressasse ces hypothèses. « J'ai appris qu'il y avait un terme pour définir mon sentiment de mal-être, le deuil blanc, nous a-t-elle écrit. Cette torture indicible est d'autant plus destructrice qu'elle est constamment attisée par les questions de l'entourage. »

Le mystère devient un jeu, suscite les fantasmes, attire une nuée de charlatans et d'affabulateurs, comme celui qui a annoncé à Véronique que son père était « séquestré par une femme corse qui le faisait travailler ». Ce deuil impossible, qui peut mener au seuil de la folie, hante des milliers de familles françaises. Il peut durer toute la vie.

« La plupart des faits ne sont pas criminels »

Teddy Vrignault, Les Frères ennemis
© AGIP/Rue des ArchivesTeddy Vrignault (à dr.), du duo comique « Les Frères ennemis », s’est volatilisé en 1984.
Parmi ces disparus, certains étaient célèbres. Teddy Vrignault, qui formait avec André Gaillard le duo comique à succès Les Frères ennemis, a ainsi disparu mystérieusement à 55 ans, le 1er novembre 1984. Il est parti, comme tous les matins, au volant de sa Peugeot 504 et personne ne l'a jamais revu. Le footballeur professionnel Pierre Bianconi, ancien du PSG et de Bastia, s'est volatilisé le 29 décembre 1993. Il avait 31 ans. Il n'est jamais rentré chez lui. « A tout à l'heure », avait-il pourtant lancé à sa sœur en partant. Alain Kan, 45 ans, chanteur populaire entre les années 1960 et les années 1980, s'est évaporé le 14 avril 1990. Il a été vu pour la dernière fois alors qu'il prenait le métro, station Rue-de-la-Pompe, à Paris (16e arrondissement).

Mais le phénomène compte surtout une cohorte d'anonymes, dont le sort est souvent réduit à quelques lignes dans un journal local et, désormais, sur des sites Internet spécialisés, tel celui de l' Assistance et recherche de personnes disparues (ARPD), qui informe sobrement sur certaines de ces milliers de vies désormais inscrites en pointillé. Alice Beuzelin, 21 ans, n'a plus donné de nouvelles depuis le 21 janvier 2012 à 12h30, quand elle a envoyé un dernier SMS à sa sortie de l'IUT de Caucriauville, au Havre. Julie Ceretto, 36 ans, n'a plus été revue depuis le 15 janvier 2019, quand elle a quitté un hébergement à Perpignan. Eric Foray, 46 ans, est parti en voiture le 16 septembre 2016 de son domicile isérois pour faire des courses. Il n'est jamais revenu.

Un phénomène mal appréhendé par la police

On estime que, chaque année, environ 1000 disparitions restent inexpliquées. Et ce phénomène massif est mal appréhendé par la police, la gendarmerie et la justice, parce qu'il est impossible de savoir d'emblée si l'on est en présence d'un accident de vie banal, d'une disparition volontaire ou d'une énigme. En 2018, 67 967 disparitions ont ainsi été signalées : 52 378 concernaient des mineurs et 15 589 des majeurs selon le ministère de l'Intérieur.

La quasi-totalité de ces faits sont résolus rapidement, ou dans un délai assez bref après enquête, car il s'agit de fugues, d'accidents, de fuites de personnes malades ou d'absences volontaires de courte durée. « Dans la masse, la plupart des faits ne sont pas criminels. Les autorités ne peuvent donc pas systématiquement mettre des enquêteurs sur ces cas. Au départ, tout est placé au même niveau, le traitement est donc souvent hésitant », admet le procureur général de Grenoble, Jacques Dallest.

Le policier qui reçoit un signalement de disparition n'a pas de raison particulière de s'alarmer. Mais quand l'affaire se révèle finalement être un crime, ce comportement fait scandale. L'affaire de l'Yonne, qui concernait la disparition, dans les années 1970, de jeunes handicapées mentales hébergées dans des foyers près d'Auxerre, est, à cet égard, emblématique. Sceptique et négligent, le parquet avait refusé d'ouvrir une enquête pendant deux décennies. C'est grâce à l'obstination d'un gendarme, Christian Jambert, des membres de l'Association de défense des handicapés de l'Yonne, et d'avocats tenaces qu'un juge d'instruction fut saisi en 1997. Un tueur en série, Emile Louis, a finalement été arrêté en 2000 et les corps de plusieurs de ses victimes ont été exhumés.

Des dossiers rouverts après l'affaire Lelandais

Jean-Christophe Morin, Ahmed Hamadou
© DR/ARPD, DRJean-Christophe Morin (à dg.) et Ahmed Hamadou ont disparu à un an d’écart, au fort de Tamié, en Savoie.
Ce scénario catastrophe s'est peut-être reproduit dans les années 2010, en Savoie. Après l'arrestation à l'automne 2017 de l'ancien militaire Nordahl Lelandais - il a avoué l'assassinat de la petite Maëlys de Araujo, en août 2017, puis celui d' Arthur Noyer, un jeune homme vraisemblablement pris en stop, en avril 2017 -, une cellule de gendarmerie a rouvert des dizaines de dossiers de disparitions non résolues.

Adeline Morin, une autre victime du deuil blanc, a ainsi retrouvé un espoir ténu. Elle se souvient avec émotion de son frère Jean-Christophe Morin. « C'était un garçon qui se cherchait. Il était arrivé en Haute-Savoie en 2009, et ne trouvait pas de travail. Il s'est peu à peu marginalisé, vivant de petites missions en intérim. » Jean-Christophe, 22 ans, dormait dans un camion aménagé dans le village de Sallanches.

Le soir du 10 septembre 2011, il part avec des amis assister au festival de musique électronique Eléments, organisé tous les ans au fort de Tamié, un site isolé en montagne. Un témoin le voit une dernière fois vers 3 heures du matin, « l'air inquiet », expliquant que quelqu'un veut « lui faire du mal ». Son sac à dos est retrouvé près d'un container à ordures. L'enquête ouverte par le parquet d'Albertville pour « disparition inquiétante » semble s'être arrêtée là. Les deux téléphones de Jean-Christophe, laissés derrière lui, n'ont pas été saisis pour exploitation. La famille Morin a édité à ses frais un avis de recherche, mené des battues dans le secteur, et installé une tente pour recueillir des témoignages sur le site du festival, l'année suivante, en septembre 2012.

Au même moment, le 8 septembre 2012, un autre homme, Ahmed Hamadou, 45 ans, se volatilise dans des circonstances similaires. Refoulé à l'entrée du festival, Ahmed repart à pied avec l'intention apparente de faire du stop. Cinq jours plus tard, sa sœur Farida signale sa disparition au commissariat de Chambéry. Elle affirme avoir très vite parlé aux policiers du troublant précédent de Jean-Christophe Morin. On lui aurait répondu : « N'allez pas vous faire des films. » Il semble qu'il n'y ait pas eu de véritable enquête.

Après l'interpellation de Lelandais, un duo d'avocats parisiens spécialistes de ce type de dossiers, Didier Seban et Corinne Herrmann, a obtenu pour ces deux disparus l'ouverture d'informations judiciaires. Ils ont découvert un enregistrement vidéo pris par un témoin sur le site du festival, en 2012, qui montre un homme ressemblant à Lelandais. Il est apparu, en outre, que les deux disparus pouvaient connaître le tueur, qui habitait non loin de là et revendait habituellement des drogues, une activité courante sur le festival. Corinne Herrmann soupire : « C'est une histoire classique, avec deux entités administratives, Albertville et Chambéry, qui ne communiquent peut-être pas, des personnes dont on se soucie peu parce qu'elles sont liées à un festival où circulent des drogues et qu'on privilégie aussitôt l'hypothèse de l'accident, des enquêtes trop vite classées sans que des vérifications élémentaires soient réalisées... »

Créer un statut « disparu volontaire majeur »

Le choc du dossier Lelandais a remis en lumière les travers du système face aux disparitions. C'est pourquoi le procureur Dallest, l'une des autorités judiciaires en la matière, a entamé, en octobre, au ministère de la Justice, des discussions informelles avec policiers, gendarmes et avocats à propos des « crimes complexes » (dont font partie les disparitions), pour en améliorer le traitement. Aujourd'hui, la notion de disparition « inquiétante » n'est pas définie, et comme la procédure « recherche dans l'intérêt des familles » a été supprimée en 2013, beaucoup de « vraies » disparitions ne font parfois l'objet d'aucune diligence.

Le duo Seban-Herrmann, lui, plaide depuis longtemps pour des mesures pragmatiques : création d'un fichier des enfants ou des personnes disparues (elles sont pour l'instant listées dans le fichier des personnes recherchées, mêlées aux auteurs d'infraction), et prélèvement systématique de l'ADN des personnes enterrées sous X (les textes qui le prévoient ne sont pas effectifs).

Un ancien policier, Bernard Valézy, vice-président de l'ARPD, a fait, lui, 33 propositions sur le sujet. Il va plus loin et milite pour la création d'un « organisme interministériel chargé de coordonner l'action des services publics dans le domaine de la recherche des personnes disparues » et préconise d'assimiler de manière systématique tout « signalement » à une « disparition inquiétante », entraînant des investigations immédiates, notamment sur la téléphonie.

Aujourd'hui, ces données ne sont conservées par les opérateurs que durant un an. « Quand ces vérifications sont négligées, l'enquête est souvent définitivement compromise », souligne l'ex-policier. Plus original, l'ARPD propose la création d'une sorte de procédure de disparition et d'un statut de « disparu volontaire majeur ». Cela permettrait de faire savoir à ses proches qu'on est en vie, mais qu'on ne souhaite plus les voir. Car, c'est aussi la raison de l'insondable mystère du phénomène, si la disparition peut être un crime, « elle est aussi un droit », rappelle Jacques Dallest. Le droit de changer de vie, de quitter celui ou celle que l'on n'aime plus sans se retourner, d'abandonner son quotidien pour partir au bout du monde... ou dans la ville d'à côté.

Rupture, tensions familiales, dépression...

Une émission de TF1 diffusée entre 1990 et 1997, « Perdu de vue », se proposait de renouer des liens ainsi brisés. Patricia Fagué, qui fut enquêtrice pour le programme, a raconté dans un livre, « Disparus sans laisser d'adresse... » (Les Editions de l'Opportun, 2017) certaines histoires remarquables, comme celle de Jean-François, disparu en 1993 après avoir pris son café matinal, et le chemin de son travail. Retrouvé à Toulon 20 ans plus tard, il a accepté de revoir son fils, Alexandre. « Ils se sont embrassés de longues minutes et n'ont pas trop su quoi se dire », rapporte-t-elle. « Je mange de tout, sauf des légumes. Rien à faire, ça ne passe pas », a raconté Jean-François à son fils avant d'expliquer son acte. Sans emploi stable, il se sentait une charge pour sa famille, et avait préféré tout quitter et refaire sa vie ailleurs.

Patricia Fagué estime que les causes des disparitions volontaires sont souvent malheureuses : rupture, tensions familiales, dépression, endettement, sentiment de rejet... Ce peut être aussi parfois un rêve d'ailleurs et d'absolu. Comme celui qui poussa le poète Arthur Rimbaud à partir en Afrique, provisoirement, mais sans prévenir, à la fin du XIXe siècle. Il avait alors exprimé violemment ce rêve confus de l'ère moderne dans le recueil « Une saison en enfer ». « Ma journée est faite ; je quitte l'Europe. L'air marin brûlera mes poumons ; les climats perdus me tanneront. Nager, broyer l'herbe, chasser, fumer surtout ; boire des liqueurs fortes comme du métal bouillant [...] Je serai oisif et brutal. »