Hitler arrivait au pouvoir en Allemagne le 30 janvier 1933 très exactement. L'édition du Spiegel rappelait qu'aucun des grands diplomates en poste à Berlin n'avait su estimer à chaud l'ampleur de la révolution qui allait de nouveau engloutir le continent européen et mener encore une fois le monde en guerre.
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Le 3 février, le consul américain George S. Messersmith (surnommé 40-page George à cause de la longueur de ses rapports) envoie un câble rassurant à Washington pour décrire l'accession au poste de chancelier du chef nazi comme « une simple phase transitoire dans le développement de conditions politiques beaucoup plus stables ». Il ajoute que le gouvernement provisoire dirigé par Hitler allait être suivi par un autre « qui s'avérera beaucoup plus stable que tous les autres connus depuis des années par l'Allemagne ».

Le 27 février, le Reichtag brûle et le gouvernement suspend les libertés civiles. Le 5 mars, après deux mois de terreur et de propagande, le NSDAP remporte les élections avec près de 44 % des suffrages. Le 20, Hitler parle de l'avènement du Troisième Reich et Himmler inaugure le camp de concentration de Dachau. 40-page George crypte une nouvelle analyse beaucoup plus pessimiste :
« Il y a tout lieu de croire qu'une fois la consolidation réalisée, la Nouvelle Allemagne s'efforcera par tous les moyens d'imposer sa volonté au reste du monde. »
Les diplomates continueront d'envoyer leurs câbles en secret pour suivre l'enfermement totalitaire de l'ancienne république. Le peuple américain, lui, fera confiance à ses journalistes et surtout au reportage radio de William Shirer (1904-1993) pour suivre la montée de la menace jusqu'à son explosion létale.

« L'un des plus célèbres Américains à avoir séjourné dans l'Allemagne nazie a peut-être plus que quiconque aux États-Unis fait la lumière sur les événements qui ont conduit à l'ascension de Hitler au pouvoir et à l'implication allemande dans la Seconde Guerre mondiale », écrit Michael Luick-Thrams dans la préface au Journal de Berlin du correspondant. En plus d'être encensé dans son pays comme un des plus célèbres correspondants de presse du XXe siècle, William Shirer est l'auteur du best-seller Le Troisième Reich, des origines à la chute (1960).
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William L. Shirer, 1904-1993
Le journal personnel couvrant la période 1934-1941 est publié quelques mois après le retour au pays du journaliste. Le Québec propose sa version française dès 1943, il y a donc 70 ans. La traduction préparée par Albert Pascal paraît aux Éditions de la Revue Moderne, une publication de Madeleine, pseudonyme de la journaliste Anne-Marie Gleason (1875-1943). Les Presses de l'Université Laval ont réédité l'ouvrage récemment.

De Lindbergh à Gandhi

Né à Chicago et très tôt attiré par le journalisme, William Lawrence Shirer quitte l'Amérique pour l'Europe, à partir de Montréal, en 1925. Il paye son passage en soignant des animaux sur un bateau transportant du bétail. Après avoir bourlingué en Angleterre et en France, il trouve du travail dans le bureau parisien du Chicago Tribune. Il croise alors de célèbres compatriotes errants, dont Hemingway, Isadora Duncan et les Fitzgerald. Il couvre l'arrivée de Lindbergh à Paris (et il le revoit à Berlin en 1936). Il se rend en Inde interviewer Gandhi et en Afghanistan pour le couronnement de Nadir Shah.

La dépression lui fait perdre son poste au journal, mais l'agence de William Hearst, l'International News Service, le recrute et l'envoie à Berlin. From bad to Hearst, dit alors une blague de reporter. Il travaillera ensuite pour la radio de la CBS. La première entrée de son journal date du 25 août 1934. Sitôt descendu du train à la Friedrichstrasse Bahnhof, il est interpellé par deux agents de la police secrète.

La vitesse et la profondeur des mutations de la société allemande dans un pays qu'il a déjà visité auparavant le frappent immédiatement. Les rues appartiennent aux chemises brunes et noires qui défilent aux flambeaux jusque tard dans la nuit.

Le journaliste voit Hitler pour la première fois le 4 septembre, à Nuremberg, haut lieu des rassemblements propagandistes. Le führer se montre au balcon de son hôtel et la foule rassemblée entre en transe. L'Américain ose un parallèle avec la secte pentecôtiste des Holy Rollers qu'il a observée en Arkansas. Sauf que « la même expression de folie sur le visage » concerne un « Autrichien vulgaire, ignorant, d'une bigoterie fanatique ».

Le correspondant passe les années suivantes à se rapprocher des hauts dirigeants nazis. Il les interviewe tous, Rosenberg, Hess, Ribbentrop, Himmler, Göring, toujours heureux qu'une personne importante lui prête de l'attention, et surtout Goebbels, ministre de la Propagande qu'il décrit comme « un nabot noiraud, l'Allemand le moins nordique de toute la Rhénanie, avec un pied bot, un esprit alerte, et une personnalité névrosée ».

Méfiance et intrigues

La censure est omniprésente. Elle permet au régime de contrôler les esprits. Elle tente de baliser le travail des journalistes étrangers. « Pendant toutes les années que j'ai passées à Berlin, j'avais conscience de marcher le long d'une ligne invisible, quoique bien réelle, écrit Shirer. En s'en écartant trop, on risquait l'expulsion. On apprenait vite. »

En septembre 1939, sitôt l'invasion de la Pologne commencée, lui et d'autres correspondants sont promenés au front sous haute surveillance. Il doit faire approuver les textes de ses déclarations au micro. Après le « choc à l'Ouest », quand la Wehrmacht entre aux Pays-Bas et en Belgique en mai 1940, les censeurs refusent qu'il parle d'« invasion » dans son préambule. Il réussit parfois à contourner la censure en utilisant le slang américain dans ses reportages.

La Gestapo le visite régulièrement et le questionne sur ses informateurs. Shirer parle d'un jeune pasteur protestant « intrépide » qui le rencontre ouvertement à ses bureaux. Il présente « Fatty », ancien journaliste lui-même interdit d'emploi par Goebbels, qui pour survivre monnaye ses tuyaux à des correspondants qui les achètent tout en se méfiant de la possibilité d'être le jouet d'un désinformateur. Ce temps fou et dur mêlait l'espionnage, la méfiance, la trahison et les intrigues.

Il doit protéger ses sources qui risquent constamment la déportation au camp et la mort.
« X est venu me voir, écrit-il le 21 septembre 1940. Après que nous eûmes débranché mon téléphone et que nous nous fûmes assurés que personne ne nous écoutait par la fente de la porte, il m'a raconté une histoire fantastique. Il dit que la Gestapo a commencé à faire disparaître systématiquement les gens qui souffrent d'aliénation mentale dans le Reich. »
La vie quotidienne

Shirer va perdre deux de ses précieux et audacieux contacts. Après l'arrestation d'un de ses espions, il confie errer dans les rues de la capitale
« abasourdi et au désespoir, cherchant, en conscience et dans ma mémoire, si je n'avais pas fait quelque chose, un faux pas quelconque, qui aurait pu le faire découvrir ».
Le journal raconte aussi la vie quotidienne dans l'Allemagne totalitaire, y compris la persécution des juifs. Avec des collègues journalistes, il réussit à en aider quelques-uns à obtenir des visas. Il s'occupe personnellement de quelques juifs battus qu'il soigne avant de les retourner dans leurs familles. Il s'étonne d'en entendre minimiser la détermination des nazis, surtout des gens aisés et instruits qui refusent de voir l'évidence, qui croient que l'antisémitisme finira par passer.

William L. Shirer quitte Berlin après qu'une amie l'eut averti que la Gestapo songe à l'arrêter parce qu'elle le soupçonne d'espionnage. Cette femme est elle-même un personnage fabuleux d'un monde hallucinant. Amoureuse d'un juif exilé, elle poursuit ses activités contre le régime tout en s'affichant publiquement comme une féroce nazie.

William Shirer prend l'avion pour Madrid et Lisbonne le 5 décembre 1940. Il emporte son précieux journal au fond d'une malle métallique bourrée de dépêches inutiles, estampillées de l'approbation des censeurs, pour faire paravent. Il s'embarque sur l'Excambion le 13 décembre. La dernière entrée du journal est datée de minuit...