Des chercheurs viennent-ils de découvrir un remède contre les fake news ? Assurément, non. Mais une récente étude publiée dans la revue Judgment and Decision Making, s'insérant dans une littérature déjà bien fournie, suggère que les individus plus analytiques ou réfléchis parviennent à se protéger de la désinformation. Pour mieux comprendre ces résultats et leur portée, nous avons interrogé Cédric Batailler, doctorant en psychologie sociale à l'université de Grenoble au Laboratoire inter-universitaire de psychologie, travaillant sur ces questions.
Commentaire : La désinformation pouvant provenir des médias, des gouvernements ou toutes autres sources.
De quoi parlons-nous ?
Tout d'abord, il faut mettre au clair ce que les chercheurs entendent par la désinformation. Au tout début de leur article, ils définissent cela comme la propagation d'une information fausse, inexacte ou trompeuse. Par la suite, les scientifiques en viennent à distinguer deux types de désinformation : les fake news, des informations sans aucune base factuelle où tout est inventé du début à la fin, et les actualités hyperpartisanes, des informations factuelles mais analysées via un prisme politique bien particulier. Dans leur étude, ils projettent d'évaluer à quel point le mode de raisonnement analytique est corrélé avec un bon discernement de la fausseté d'une fake news et du biais politique d'une actualité hyperpartisane.
Un peu de méthode
Pour mesurer la capacité des individus à mobiliser leur raisonnement analytique, les investigateurs ont fait passer un test nommé « test de réflexion cognitive » (CRT pour cognitive reflection test). C'est une suite de trois questions que voici :
- Une batte et une balle coûtent au total 1,10 €. La batte coûte 1,00 € de plus que la balle. Combien coûte la balle ?
- Si créer cinq bidules prend cinq minutes à cinq machines, combien de temps faudrait-il à 100 machines pour créer 100 bidules ?
- Dans un lac, il y a une parcelle de nénuphars. Chaque jour, la parcelle double de taille. S'il faut 48 jours pour que la parcelle couvre tout le lac, combien de temps faudrait-il pour que la parcelle couvre la moitié du lac ?
Commentaire : Non seulement sur les réseaux sociaux mais aussi dans les journaux, à la télévision et autres.
Ensuite, il fallait aussi que les chercheurs sélectionnent les actualités qu'ils allaient présenter aux participants. Si les fausses et vraies nouvelles sont faciles à distinguer, il est plus compliqué de juger si un article est hyperpartisan ou non. Dans leur article, les scientifiques suggèrent qu'ils ont choisi les contenus qui avaient un objectif politique clair et explicite, sans vraiment expliquer à quoi fait référence ce « clair et explicite ». Cela ne sera pas sans nous rappeler les idées claires et distinctes de Descartes. « La manière dont les auteurs ont choisi de résoudre ce problème épineux est de déterminer si les news étaient hyperpartisanes en les récupérant sur des sites Internet d'experts. Il arrive aussi, mais ce n'est pas le cas dans cette étude, qu'on réalise des pré-tests. On demande à d'autres groupes de participants avant l'expérience, s'ils trouvent qu'une actualité donnée est politisée ou non. En somme, on pallie le manque d'objectivité en augmentant le jeu de données subjectives », détaille Cédric Batailler.
La suite est relativement simple à comprendre. Après avoir obtenu le score des participants au CRT, les scientifiques leur ont présenté plusieurs actualités de la façon dont elles apparaissent sur le réseau social Facebook en ôtant la source pour éviter l'effet de confiance ou de méfiance associé à une source particulière d'information. Les participants devaient alors dire sur une échelle de valeur numérique, si une actualité leur semblait vraie ou fausse et neutre ou partisane.
Une théorie influente
Selon les chercheurs, ce qui pousse les individus à être sensibles à la désinformation sur les réseaux sociaux est avant tout médié par notre capacité à raisonner. Depuis plusieurs années, plusieurs types de théories dominent le champ de la recherche en psychologie du raisonnement : les théories duelles. Ces dernières postulent que notre capacité de raisonner mobilise deux processus cognitifs distincts. L'un est rapide et intuitif (couramment nommé système 1) et l'autre est réflexif et analytique (couramment nommé système 2). « Les théories duelles sont très influentes en psychologie. Par ailleurs, l'un des chercheurs ayant grandement contribué à ce type de théorie, Daniel Kahneman, a reçu le prix Nobel d'économie pour ses travaux connexes. Elles sont fécondes dans beaucoup d'autres domaines comme l'étude de la mémoire ou de l'attitude. Ces théories ont généralement un grand pouvoir prédictif, mais ce qu'elles supposent au niveau ontologique, c'est-à-dire quant à la réalité même de notre cognition, est encore très discuté et fait débat », raconte Cédric Batailler.
Des résultats mitigés
Plus récemment, des équipes de chercheurs en psychologie ont suggéré qu'il existait un système particulier dans le système 2. Ils l'ont nommé le système de raisonnement 2 motivé (SR2M). « L'existence d'un tel système pourrait expliquer certains résultats empiriques où l'on a constaté que plus les personnes pensaient analytiquement, plus elles avaient tendance à accepter ce qui allait dans leur sens, et rejeter ce qui les contrariait. On a ainsi remarqué que certaines personnes se servaient de leurs aptitudes cognitives pour conforter leur point de vue. En ce sens, une plus grande tendance à la pensée analytique pourrait, contre-intuitivement, nous rendre plus susceptibles aux fake news, et en particulier aux fake news qui confortent notre idéologie », analyse Cédric Batailler.
Pourtant, les résultats de cette étude semblent aller à l'encontre de l'influence du SR2M dans le processus de détection de désinformation.Il faut bien faire la distinction entre la détection de la désinformation et l'adhésion à cette dernière, précise Cédric Batailler. En effet, ce que montre cette étude, c'est que nos tendances au raisonnement motivé ne s'accompagnent pas d'une susceptibilité aux fake news partisanes. Au contraire, plus haute est notre tendance au raisonnement analytique, meilleure sera notre aptitude à distinguer le vrai du faux. Cela ne veut pas dire que nous ne sommes pas biaisés dans notre traitement de l'information, cela veut juste dire que nos biais ne semblent pas se développer à cause d'une utilisation stratégique et motivée de nos aptitudes cognitives », ajoute le chercheur.
Les auteurs de l'étude ont également voulu savoir si les individus avec un score élevé au CRT étaient plus ou moins disposés à partager de la désinformation. Ce que les résultats suggèrent, c'est que ces personnes ont tendance à partager beaucoup moins d'informations de ce genre que celles qui ont un score CRT bas. Généralement, elles partagent par exemple plus de contenus émanant d'organismes de fact-checking. Pourtant, comme nous l'explique Cédric Batailler, il est difficile de généraliser les résultats de l'expérience à ce qu'il se passe réellement sur les réseaux sociaux. « De fait, ces études sont généralement peu transposables à la vie réelle. Ici, on demande clairement aux participants si, oui ou non, ils seraient susceptibles de partager une information donnée. En réalité, sur les réseaux sociaux, nous ne sommes pas constamment en train d'évaluer la vérité de ce qui nous est présenté. Dès lors, ces résultats peuvent difficilement prédire ce qui va se passer dans un environnement plus complexe. » Aussi, une récente étude suggère que la polarisation partisane est la principale motivation psychologique derrière le partage de fausses informations politiques sur Twitter et que les individus qui s'adonnent à cela ne sont pas moins réfléchis ou alphabétisés.
La désinformation : une aiguille saillante dans une botte d'informations
Si les fake news ne sont pas majoritaires en nombre absolu sur les réseaux sociaux, elles se partagent aussi vite, si ce n'est plus vite, que les informations véridiques. Malgré tout, elles peuvent nous influencer durablement par le biais de simple exposition. « L'effet de vérité illusoire est un biais très puissant. Nous avons maintenant beaucoup de preuves empiriques qui soutiennent son existence. Les expériences qui mettent en évidence cet effet montrent que plus on est exposé à une nouvelle, plus on a tendance à la considérer comme vraie. Voilà pourquoi, juste en étant exposé à des gros titres, de manière répétée, on peut voir notre système de croyance altéré. Néanmoins, cela va dépendre des cas et des sujets. Il y a des études qui s'intéressent à l'encodage de l'information qui suggèrent que notre mémoire est conçue comme un réseau de connaissances maillées. Typiquement, si vous possédez beaucoup d'informations sur un même sujet, le "nœud" qu'elles vont former va être difficile à faire bouger. À l'inverse, si vous possédez très peu d'informations sur une problématique, l'effet de simple exposition pourra être d'autant plus fort », prévient Cédric Batailler.
L'éducation peut-elle nous venir en aide ?
Cette étude nous montre qu'en plus de nos biais cognitifs classiques, une carence dans la mobilisation des capacités analytiques peut être dangereuse pour ce qui est de discerner le vrai du faux et le partisan du neutre. L'éducation peut-elle agir ? Comment pourrait-on améliorer les capacités de discernement des individus ? Nous avons posé la question à Gabriel Pallarès, didacticien des sciences et chercheur à l'Institut interdisciplinaire de l'innovation (CNRS). « En sciences de l'éducation, on ne cherchera pas directement à améliorer le score à un test psychologique comme le CRT, on visera des compétences. Par exemple, en didactique des sciences, on travaillera sur des éléments plus fins, comme la compréhension de la nature des sciences ou la démarche d'investigation. De nombreuses recherches sont menées pour élaborer des séquences didactiques qui permettent de développer chez les élèves un recul critique sur les sciences, les informations scientifiques, etc. Dans le cas spécifique du test CRT, où les questions sont très orientées vers les mathématiques, des recherches en éducation qui pourraient être intéressantes se situeraient en didactique des mathématiques. On y discuterait de la structure des tâches demandées, d'éventuels obstacles dans la façon de poser l'énoncé... Il s'agirait ainsi de recontextualiser le test aux compétences mathématiques qui sont ciblées. Cela permettrait ainsi de mieux comprendre ce qu'est effectivement la capacité d'analyse, selon les contextes. »
Les réponses aux trois énigmes du test :
- 1re question : 5 centimes d'euros.
- 2e question : 5 minutes.
- 3e question : 47 jours.
Commentaire : Vous trouverez plus d'informations sur le système 1 / système 2 dans ces articles :
https://fr.sott.net/article/11099-Systeme-1-Systeme-2-les-deux-vitesses-de-la-pensee
https://fr.sott.net/article/7436-Pourquoi-nous-nous-trompons-autant-les-deux-modes-de-fonctionnement-de-notre-cerveau
https://fr.sott.net/article/7437-Pourquoi-mais-pourquoi-prenons-nous-des-decisions-si-peu-rationnelles
https://fr.sott.net/article/10672-Systeme-1-systeme-2-Les-deux-vitesses-de-la-pensee