Tout pouvoir politique, pour se préserver et conquérir l'adhésion des masses, utilise le langage comme une arme. Le fait n'est pas nouveau, et l'on peut en faire remonter les premières méthodes à la rhétorique des Grecs anciens. De nos jours, l'utilisation politique du langage englobe tout ce que nous appelons communément sous le terme vague de « communication ». Les buts sont multiples : convaincre, émouvoir, détourner l'attention, camoufler les intentions réelles, travestir la réalité, etc. Il s'agit généralement de gagner l'assentiment du public ou de le tromper par différents moyens.
Nous sommes en permanence traversés par le langage. Notre représentation de la réalité est entièrement conditionnée par lui, puisque notre pensée ne s'élabore et ne peut s'exprimer intelligiblement qu'à l'aide des mots. Nous voyons donc en quelque sorte toujours le monde à travers le filtre codé du langage. Il est l'outil furtif et omniprésent lové en nous qui nous permet de le traduire et le comprendre. Nous percevons, nous décodons, nous catégorisons constamment notre environnement à l'aide de notre langue, et sans nous en apercevoir nous façonnons ainsi notre propre récit subjectif, notre propre narration de ce qu'est à nos yeux la réalité [et la pseudo-réalité, voir en fin d'article - Note des éditeurs Sott].
S'il est si difficile de rompre le charme et l'emprise du pouvoir sur l'esprit des gens, c'est parce que celui-ci s'exerce principalement — et quasi exclusivement — par le langage. Et les mots ont toujours, lorsque l'on n'y regarde pas de trop près, quelque chose de bénin et d'inoffensif : après tout, tout le monde les utilise, chacun à sa façon, et sans même y penser. Mais c'est justement parce que la plupart d'entre nous ne pensons pas aux mots, et n'y faisons pas suffisamment attention, qu'ils sont au contraire si redoutables. Ils sont — du fait même qu'ils nous apparaissent anodins et sans importance — l'accès direct qu'a le pouvoir sur notre inconscient et notre représentation du monde.
Étant donné qu'il est possible de modifier la perception qu'ont les gens de la réalité en usant simplement du langage, celui-ci est devenu le lieu d'un combat psychologique permanent, un vaste champ de bataille où les armes ne sont rien d'autre que des techniques de manipulation par la parole. Si de tout temps le pouvoir politique s'est intéressé à ce sujet, le XXe siècle a vu naître, du fait des avancées des sciences cognitives, de la psychologie et de la sociologie, des méthodes d'une efficacité plus redoutables encore et plus difficiles à contrecarrer.
Pour résumer, nous pouvons dire que posséder le pouvoir sur les esprits consiste à être en capacité de choisir, déterminer (définir le sens) et diffuser (ou interdire) les mots dont se servent ceux que vous voulez dominer. Synthétisé à l'extrême : toute lutte pour le pouvoir commence et finit dans la sémantique.
L'euphémisme
Le choix des mots est la première étape de cette lutte. Et l'euphémisme est sans doute la manifestation la plus courante de cette technique de sélection préméditée. Pour voiler ses intentions réelles, ou obscurcir la perception que nous avons des faits, le pouvoir politique en use abondamment. L'euphémisme consiste à atténuer, à adoucir, à enrober d'un emballage lénifiant le langage pour en évacuer tout ressenti conflictuel. Le langage politique passe par lui pour détourner l'attention d'une réalité plus dérangeante. Il s'agit de recouvrir cette réalité d'une nouvelle aura, plus agréable, pour en faire disparaître la brutalité. Les exemples abondent : flexibilité pour précarité, plan social pour licenciement de masse, mouvement social pour grève, incivilités pour violences ou émeutes.
L'euphémisation peut prendre des caractéristiques très diverses, et Monserrat Lopez Diaz en a fait dans un article[1] une liste assez exhaustive que nous reprenons ici :
Un des atouts, et non des moindres, de l'euphémisme, est qu'il finit souvent par rentrer dans le langage courant, à force d'être employé comme « élément de langage » par le pouvoir politique et d'être repris benoîtement en chœur par les médias. Plus personne aujourd'hui ne s'étonne par exemple d'entendre parler de quartiers sensibles, et pourtant, chacun hausserait les sourcils s'il entendait dire « quartiers émotifs » ou « quartiers à fleur de peau » qui sont tout autant inconsistants et ridicules. Une fois passé dans le langage courant, la plupart des gens oublient que l'euphémisme en est un, et prennent pour tout à fait tangibles et précis des termes qui ne veulent pas réellement dire ce qu'ils disent.
- Sigles : SDF, MST, IVG... ;
- Emprunts à des langues étrangères : baby blues, escort-girl, seniors ;
- Périphrases : personnes de petite taille, technicien de surface ;
- Ellipses : quartiers, jeunes, cités ;
- Substitutions lexicales : dommages collatéraux (morts), frappes chirurgicales (bombardements), milieux défavorisés (pauvres) ;
- Néologisme : malentendant, travailleuse du sexe.
Le choix des mots est donc très important pour le pouvoir. Échauffourée, émeute, manifestation, protestation, parade, rassemblement, marche... tous ces mots ne disent pas exactement la même chose et n'ont pas la même définition, cependant ils peuvent être utilisés pour parler d'un même événement. Il s'agit toujours d'éclairer la situation selon un angle particulier, de mettre en lumière ou non l'événement, de définir au préalable le regard que nous porterons sur lui, de biaiser d'emblée la représentation mentale que nous nous en ferons. Pour prendre un autre exemple, pendant la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement sous l'Occupation appelait « terroristes » ceux que nous appelons aujourd'hui « résistants ». Et lors de conflits politiques ou guerres civiles à l'étranger, il arrive fréquemment que nos journalistes qualifient de « partisans de la liberté », « dissidents », « opposants au régime », des personnes qui seront dans leur pays appelés par le pouvoir « fanatiques », « factieux », « terroristes », « radicaux ». Question de perspective, choix des mots...
De la mutation des mots ou l'art de la (re)définition
L'acception courante des mots change constamment avec le temps. Cela peut être le fait de nouveautés culturelles, de déviations lentes dans l'usage, de modifications sociales. La mutation du sens des mots est donc un phénomène naturel que nous connaissons bien : le mot énerver, par exemple, signifiait à l'origine « ôter le nerf, l'énergie, la vigueur de quelque chose, l'affaiblir, l'affadir », et quand on disait de quelqu'un qu'il était énervé, cela voulait dire qu'il était dans un état proche de la léthargie, qu'il était extenué, « sans nerfs », privé d'énergie et de volonté.
Il est cependant possible de faire muter le sens des mots artificiellement, par les mêmes moyens que pour l'instauration des euphémismes, c'est-à-dire par une communication active, un emploi méthodique et répété dans les éléments de langage du pouvoir et de ses chambres d'échos bénévoles que sont les médias de masse. Cette pratique est assez proche du néologisme, mais elle est peut-être plus pernicieuse encore, car à la différence du néologisme elle use d'un mot déjà existant dans le langage courant, dont le sens finit par être altéré lentement mais sûrement. Il s'agit donc stricto sensu plutôt d'un néologisme de sens ou d'une dérive sémantique que de l'invention pure d'un nouveau mot.
Le sens du mot est altéré généralement par une utilisation dans un contexte spécifique auquel il n'appartient pas à l'origine. C'est le cas par exemple d'austérité, qui est désormais rentré dans le champ lexical de l'économie. On peut aussi dévier le sens d'un mot par une technique appelée « amalgame cognitif », et qui consiste à changer l'opinion que les gens en ont en l'associant à d'autres éléments extérieurs — autres mots, personnes, images, symboles, événements passés — qui sont eux perçus négativement par le public. À titre d'exemple nous pouvons citer ici le mot populisme, dont l'emploi est aujourd'hui exclusivement péjoratif, après avoir été malicieusement associé à la démagogie, à la manipulation, à des personnalités politiques comme Poutine, Trump, Chavez, etc. Plus proches de nous, distanciation et confinement sont deux mots dont l'emploi — autrefois presque inexistant si l'on y réfléchit — et la signification ont changé, dès lors qu'ils sont rentrés dans le giron des politiques publiques. Ces deux derniers mots pourraient presque figurer au rang des néologismes, tant leur sens est devenu spécifique et consubstantiel au contexte actuel.
Le néologisme
Comme pour les dérives sémantiques, les néologismes apparaissent de manière naturelle ou artificielle, et il est parfois difficile de déterminer les raisons et la date de leur naissance. Ils sont innombrables, comme le sont les effets qu'ils produisent dans le champ social.
On ne sait jamais trop bien s'ils mettent en lumière une réalité nouvelle, ou s'ils ensevelissent une réalité ancienne sous un nouveau terme ; s'ils traduisent ou déforment, créent ou font disparaître, révèlent ou détruisent.
De manière synthétique, on peut leur donner quatre emplois principaux, qui ne sont pas exhaustifs :Ces différents emplois souvent se mêlent l'un à l'autre étant donné que nommer différemment une chose tend à en faire disparaître la représentation précédente : ainsi le plus consensuel vidéoprotection veut faire disparaître vidéosurveillance, et peut-être qu'un jour tous les gens en bonne santé ne seront plus appelés que des asymptomatiques. Qui sait si le télétravail ne doit pas supplanter définitivement le travail tout court ? La flexisécurité traduit-elle une réalité nouvelle, ou n'est-ce qu'un moyen de la créer ? On n'est parfois même pas bien sûr au juste du sens de ces nouveaux mots. Que veut réellement dire vivre-ensemble, pacte social ou enrichissement culturel au fond ? On ne sait pas bien, et c'est aussi souvent le but.
- Ils traduisent une réalité nouvelle ;
- Ils traduisent différemment une réalité déjà existante ;
- Ils font apparaître une réalité nouvelle ;
- Ils font disparaître une réalité ancienne.
Toutefois, l'on peut dire que là où la lutte sémantique est importante, c'est-à-dire là où la lutte pour le contrôle du langage paraît nécessaire au pouvoir, circulent et reviennent sans cesse quelques mots nouveaux dont vous ne savez pas exactement comment ils sont apparus. Créer ces mots — ou les capturer et les neutraliser s'ils sont apparus dans le camp adverse — est primordial pour le pouvoir. Ainsi l'heureux néologisme antivax est déjà en soi une victoire du pouvoir politique, car le mot est en lui-même empreint de négativité — anti — et tous les publicitaires savent très bien qu'un terme affirmatif est toujours accueilli plus positivement par le public.
Ainsi il arrive parfois qu'un néologisme puisse servir à circonscrire l'ennemi, à faire adopter aux masses un terme péjoratif et mystifiant pour désigner ceux que le pouvoir veut exclure du champ de bataille. Ce nouveau signe est comme la marque du diable, un symbole d'exclusion immédiat ; il est tabou. Cela peut donc aller jusqu'à donner à ce mot une sorte d'aura nauséabonde — comme diraient sans doute les plumitifs vertueux d'aujourd'hui — qui sent mauvais l'ignorance, la confusion, le danger, le Mal, qui sait...? Cette logique d'exclusion systématique par le simple emploi d'un mot-clé est sans doute la plus grande réussite de certains néologismes. Parmi eux, il en est un que chacun connaît ; on ne le présente plus ; indétrônable et invaincu, il remporterait, s'ils existaient, tous les concours néologiques : je veux parler bien sûr du très célèbre complotiste.
La langue de bois ou l'abstraction sans fin
Enfin, on ne peut parler de langage politique sans évoquer la langue de bois. La langue de bois désigne une espèce de verbiage à la fois vague et précis, obscur et technique, qui veut tout dire et... ne rien dire. C'est, en un mot, le jargon des technocrates. Depuis que la politique n'est plus une question de vision mais de gestion, plus une question de souveraineté mais de gouvernance, plus une question d'idées mais de « com' », il s'agit donc surtout de faire tourner à vide le moteur du langage pour endormir les gens ou acquérir leur vote.
C'est ainsi une sorte de ronron qu'on entend jaillir et remplir de paroles creuses tous les discours des hommes et femmes plus ou moins proches du pouvoir. C'est un flot continu et nébuleux, général et complexe, ampoulé et évasif. On pourrait mettre ces mots dans la bouche de n'importe qui ; ceux qui les disent sont d'ailleurs interchangeables, comme le sont leurs formulations éventées. Il y a dans cette rhétorique particulière une dimension abstraite évidente : il s'agit de tourner continuellement autour du pot en alignant des termes techniques qui n'ont ni aucune chair, ni aucune vérité. Rien n'est simple, rien ne respire la clarté. Il faut bâtir du fumeux avec des termes théoriques ou des clichés millénaires.
Lopez Diaz, dans l'article précédemment cité, distingue quelques incontournables traits de la langue de bois :Pour finir, nous dirons donc qu'il conviendrait, dans un certain nombre de cas non négligeables, mais quelquefois difficiles à saisir immédiatement et séparément, que quelques prédispositions nécessaires soient prises individuellement, en vue d'affronter et de contrecarrer les procédés rhétoriques dont les acteurs de la représentativité démocratique usent trop souvent. Cette prise de conscience collective irait, bien évidemment, dans le sens des valeurs promues par notre pays et notre histoire, et nous permettrait d'aller, ensemble, plus avant dans l'élaboration d'un projet lucide, un projet politique vigoureux, conciliant, attentif à tous, fondé sur la coopération sociale et la reconnaissance des besoins de chacune et de chacun.
- Elle emploie souvent le « nous » de solidarité, plus englobant ;
- Elle emploie souvent des clichés (« progrès », « valeurs ») ;
- Elle préfère les tournures impersonnelles (« il convient de, il faut ») ;
- Elle privilégie les tournures indéfinies (« un certain nombre de mesures ») ;
- Elle privilégie la voix passive (« doivent êtres prises ») ;
- Elle use d'un lexique technique obscur, parfois dénué de tout contenu véritable ;
- C'est un discours visant parfois uniquement « l'occupation de l'espace médiatique ».
Ou, dit plus simplement : faites gaffe à la langue de bois !
NoteSource de l'article publié le 9 septembre 2021 : Clément Gustin Substack
[1] « L'euphémisme, la langue de bois et le politiquement correct : changements linguistiques et stratégies énonciatives », Monserrat Lopez Diaz, de l'université de Santiago de Compostela
Commentaire : Nos lecteurs français apprécieront peut-être aussi la transcription de la vidéo réalisée par un de nos éditeurs sur le langage comme arme intitulée « Coronavirus - Le langage comme arme de destruction massive ».
Dans la même veine, voir aussi le paramoralisme — ou pseudo-moralisme — et la paralogie idéologique tels qu'ils sont décrits dans cet article majeur : « La psychopathie et les origines du totalitarisme » dans le cadre des pseudo-réalités.
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