L'histoire commence sur un tableau de la campagne normande en plein hiver où grouillent des soldats en déroute et en guenilles, hagards, que la faim et la défaite annoncée, ainsi que l'invasion prussienne bien réelle poussent à errer sans but et sans chef.
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Fantassins, hussards, soldats de la Garde Mobile Nationale, ne se reconnaissent plus entre eux et en viennent parfois à se tirer dessus comme des lapins. Ce premier tableau est important dans la mesure où il situe à la fois l'action dans le temps, mais il nous dit aussi ce que Maupassant en pense : « Car la même sensation reparaît chaque fois que l'ordre établi des choses est renversé, que la sécurité n'existe plus, que tout ce que protégeaient les lois des hommes ou celles de la nature, se trouve à la merci d'une brutalité inconsciente et féroce ».
« Car la même sensation reparaît chaque fois que l'ordre établi des choses est renversé, que la sécurité n'existe plus, que tout ce que protégeaient les lois des hommes ou celles de la nature, se trouve à la merci d'une brutalité inconsciente et féroce ».
C'est dans ce contexte fébrile de la guerre de 1870 à Rouen, où l'occupation prussienne a dépassé l'invasion, que trois couples, deux religieuses, un démocrate et une prostituée vont se précipiter dans la première diligence pour Dieppe, laissant derrière eux commerce, château, monastère ou rentes confortables.

Dans la description détaillée, ciselée qu'il fait de ce microcosme représentatif de la société de l'époque (et que l'on pourrait aisément retranscrire aujourd'hui), il dit comment d'aucuns prennent de petits arrangements avec leur conscience pour mieux enfumer le chaland (le couple de commerçants), entretenir un blason toujours nanti (le couple de nobles) ou préserver le vernis doré et hypocrite d'une politique (le couple de politiciens-propriétaires) :

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« Les six personnes formaient le fond de la voiture, le côté de la société rentée, sereine et forte, des honnêtes gens autorisés qui ont de la Religion et des Principes ».

Viennent s'ajouter un personnage haut en couleurs, le « démoc », l'opposant au régime qui fait sa « résistance » personnelle pour se dédouaner un peu d'être un privilégié, les deux religieuses, confites dans leurs prières, les yeux baissés sur leur rosaire et dont une se révèlera aussi odieuse que les autres et bien sûr une femme,
« une de celles appelées galantes, à l'embonpoint précoce qui lui avait valu le surnom de Boule de Suif. »
Du début du voyage en calèche, en passant par les trois jours où ils restent confinés à l'hôtel occupé par les Prussiens, et dont la condition de repartir est que Boule de Suif accepte de coucher avec leur commandant (c'est dit comme ça dans le texte), jusqu'au départ de l'hôtel, Maupassant nous déploie toute la palette de sentiments et de réalisme qui colore ce périple.

Boule de Suif, méprisée et toisée au départ, retrouve un intérêt auprès des autres quand ils s'aperçoivent qu'ils n'ont pas prévu de provisions et que la calèche s'enlise dans la neige, les retardant dans leur voyage. Boule de Suif va partager son panier de deux jours avec tous et avec plaisir, elle sera leur (presque) égale dans la faim, tout au moins gagnera en respectabilité. Plus tard, à l'hôtel, quand le tavernier annonce la condition du départ, ce sont d'abord cris étouffés et offusqués des messieurs-dames, surtout des dames qui pensent que cela aurait pu tomber sur elles. Deux jours et deux nuits où la haine envers Boule de Suif va gonfler, pleine de rancœurs que l'on reproche aux prostituées, avec en plus, la colère de voir qu'elle ne cède pas, les mettant en danger, alors qu'après tout c'est son métier ! »
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Et aujourd'hui qu'il s'agit de nous tirer d'embarras, elle fait sa mijaurée cette morveuse !... Moi je trouve qu'il se conduit très bien cet officier « . Mais Boule de Suif est patriote, elle a déjà sauté à la gorge d' un Prussien (suscitant leur admiration au début du voyage) et ne veut pas se donner à l'ennemi. Elle finira par se rendre sous les oreilles attentives et comblées des couples restés en bas du couloir de l'auberge et qui apprécient sa reddition... Seront-ils reconnaissants envers elle de son sacrifice ? Que nenni, ils ne la mépriseront que plus, la renvoyant au cul de basse fosse dont elle vient, ignorant ses larmes et sa faim lorsqu'ils repartent avec un panier, eux, panier qu'ils ne penseront même pas à partager avec elle. Une putain s'est couchée pour la France alors qu'ils se couchaient devant l'ennemi, l'avarice des sentiments et la mesquinerie incrustée dans leurs âmes pleines de Principes et de Religion. Le « démoc », avec sa barbe rousse hirsute et ses longs cheveux gras, commencera à siffler la Marseillaise (qui n'était pas encore l'hymne national, mais subversive), essayant de les faire sursauter mais ils feront semblant de ne pas entendre, occupés à se gaver ni de voir les larmes qui roulent, piétinées sous les sabots des chevaux, sur le visage humilié de Boule de Suif... Comme si le courage, malgré sa dimension ici, ne pouvait jamais dépasser le statut social des plus humbles.
Quelques petites phrases bien senties :« Car la haine de l'Étranger arme toujours quelques Intrépides prêts à mourir pour une Idée ».

« Quand il y a des gens qui font tant de découvertes pour être utiles, faut-il que d'autres se donnent tant de mal pour être nuisibles ! ».

« Cornudet (le démocrate), indigné de l'entente cordiale établie entre les vainqueurs et les vaincus, se retira, (...). Loiseau eut un mot pour rire » « Ils repeuplent'. Monsieur Carré-Lamadon eut un mot grave : « Ils réparent ».

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SUR LA NOUVELLE ET MAUPASSANT :

La préface de Nicolas Millet est très intéressante : elle nous apprend que cette nouvelle paraît en 1880 pour la première fois alors qu'il a à peine 30 ans, avec le choix délibéré de l'auteur de la faire paraître dans le recueil Des Soirées de Médan, afin de revendiquer implicitement son appartenance au mouvement naturaliste.

« Méthode littéraire qui cherche à introduire, dans l'art, la méthode des sciences expérimentales. En suivant la méthode du scientifique, l'écrivain se fait à la fois observateur et expérimentateur ».

Un recueil collectif où il apparaît à côté de Zola et Huysmans. La nouvelle tirera des éloges dithyrambiques à Flaubert dont il est le disciple : « Il me tarde de vous dire que je considère Boule de Suif comme un chef-d'œuvre ! Oui, jeune homme ! Ni plus ni moins, cela est d'un maître (...) Ce petit conte restera, soyez-en sûr ! Quelles belles binettes que celles de vos bourgeois ! Pas un n'est raté ! », etc, etc. « Un mois plus tard, le 8 mai 1880, Gustave Flaubert, né à Rouen, mourut. »

Alors oui, Boule de Suif est restée et je la trouve particulièrement actuelle, comme le souligne également Nicolas Millet, le commerce fait avec le corps des femmes se poursuit, les guerres ne sont pas finies de par le monde et peuvent entraîner des dérives semblables à tout moment. Et avec lui, j'ajouterai : « Maupassant est donc à lire de toute urgence, à l'âge où le désir de changer le monde ne peut être accompli qu'après l'avoir appréhendé. (...) Or la littérature en général et la prose de Maupassant en particulier en constituent sans doute le meilleur moyen. »