Susan Palmer, sociologue canadienne professeur d'études religieuses à Montréal. Voici la traduction française de la préface de son dernier livre "Les Nouveaux hérétiques de France", qui malheureusement n'est pour l'instant disponible qu'en anglais.

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PREFACE

Expérience de recherches dans une zone de guerre


En 1995, beaucoup de mes collègues chercheurs en sociologie des nouveaux mouvements religieux ont commencé à exprimer leur inquiétude et leur fascination concernant le traitement des nouvelles religions en France. Un universitaire italien y faisait référence en parlant de « l'hystérie antisectes de la France » ; un sociologue américain présenta un papier sur « les guerres antisectes à la française ». Un journaliste du Figaro (Ivan Rioufol) écrivit « il y a de l'hystérie anti-sectes dans l'air... une absurde et inutile inquisition. » En 1996, une commission nommée par l'Assemblée Nationale publia le rapport Guyard sur les sectes en France, qui produisit une liste de 173 groupes - présumés dangereux. Je fus invitée à apporter ma contribution à un ouvrage critiquant ce rapport. Intitulé avec esprit « Pour en finir avec les sectes », il reprenait les critiques d'universitaires internationaux, qui soulignaient les nombreuses erreurs du rapport concernant les groupes spécifiques qu'ils avaient étudiés. L'objectif était de montrer la piètre qualité des recherches et l'approche alourdie de préjugés qui avaient réuni les informations de ce rapport.

Dès avril 1997 j'avais réuni un grand nombre d'articles de media français sur les dangers des sectes depuis mon domicile au Québec. Le matin de mon anniversaire, le 14 avril, je m'étais rendue dans une librairie francophone locale près de chez moi à Montréal, pour trouver quelque chose à lire avec mon café au lait du dimanche matin - et je vis la couverture de Paris Match. Elle montrait une assemblée des Douze Tribus, hommes barbus avec leurs bandeaux et leurs longues chemises ; femmes en robes modestes, leurs longs cheveux bibliquement « couverts » d'un foulard, entourés d'enfants aux yeux noircis. Je ressentis de l'inquiétude - et le sursaut de propriétaire de l'universitaire, car c'était mon groupe - le sujet de quatre chapitres de livres et de six articles encyclopédiques que j'avais rédigés. Il semblait qu'une tragédie venait de se produire dans leur communauté en France, nommée « Tabitha's Place ». Un bébé était mort d'une maladie cardiaque et les parents étaient en prison, dans l'attente d'un procès, accusés de l'avoir privé de soins médicaux. Plus tard dans la journée, je reçus un appel téléphonique de l'avocat des Tribus en France, me demandant de venir à Paris témoigner au procès en tant qu'expert. J'acceptai et je plongeai dans une aventure qui était à la fois très perturbante sur le plan émotionnel et passionnante intellectuellement. La triste énigme de la mort de ce bébé, ma journée déconcertante à la Cour d'assises de Pau où les parents furent condamnés à six ans de prison, et mes tentatives ensuite pour effectuer des recherches sur les religions les plus méprisées de France ... toutes ces expériences m'ont donné envie d'esquisser un projet de recherches. Je créai un questionnaire de 28 questions et l'envoyai en français par « courrier escargot », tout d'abord à quatorze des groupes de la liste Guyard. Son objet était d'étudier les effets de l'étiquette « secte » sur les membres de ces groupes spirituels alternatifs. Je reçus quelques réponses enthousiastes contenant des informations intéressantes, mais je n'ai jamais complété ce projet de recherches car certains responsables se montraient soupçonneux par rapport à mes intentions et préféraient une rencontre face à face.

Mes recherches en France furent soutenues par deux bourses de recherche classiques du Conseil de Recherches en Sciences Sociales et en Humanités (SSHRC), une agence fédérale canadienne, pour les périodes 2000 - 2003 et 2005 - 2008. Mon premier voyage d'étude eut lieu en 2001 et je fis un tour de France, visitant quatorze des groupes qui se trouvaient sur la liste noire des 173 sectes de 1995. J'interviewai des responsables et des administrateurs de groupes spirituels à leur siège à Paris, puis je descendis vers le Sud, m'arrêtant dans des communes rurales, des fermes écologiques et des centres de méditation sur ma route vers la Cité sacrée du Mandarom. Mon champ de recherches demandait que je participe aux rituels, que j'assiste aux conférences et même que je sois présente lors des procédures de justice. Je parlais avec les avocats qui m'expliquaient les aspects légaux des affaires dont ils s'occupaient. Je réunissais des documents des nouveaux mouvements religieux (NRM), des bulletins antisectes et des comptes-rendus de médias. J'ai interviewé deux activistes antisectes et j'ai essayé à plusieurs reprises d'organiser une rencontre avec des représentants officiels antisectes de la MIVILUDES et de l'UNADFI - qui n'ont jamais répondu à mes appels téléphoniques.

Au cours de mes recherches, j'ai observé les multiples façons dont ces mouvements étaient ostracisés et soumis à un contrôle social. Les groupes subissaient des raids de la police et d'escadrons de gendarmerie, leurs bureaux étaient fouillés, leurs responsables arrêtés et on interdisait aux mouvements de participer à des festivals ou de louer des salles de conférence. Beaucoup de leurs membres, des citoyens français, ont perdu leur emploi ou se sont vu refuser une promotion une fois que leur affiliation à une secte eût été dévoilée. Quelques-unes des personnes que j'ai interrogées étaient au milieu d'un divorce et de disputes sur la garde des enfants et, à cause de leur affiliation à une secte avaient déjà perdu le droit de voir leurs enfants ou avaient un droit de visite réduit. De nombreux membres se plaignaient de vérifications fiscales subites, et de médiabolisation (diabolisation dans les media). Des articles de presse sur les sectes étranges, fanatiques, pratiquant le lavage de cerveau, qui menaçaient les valeurs laïques de la République, se multipliaient dans la presse, des grands journaux nationaux (Le Monde, Le Nouvel observateur, le Figaro) aux magazines populaires (Marianne et VSD) en passant par les vulgaires tabloïdes.

De nombreux responsables de ces mouvements furent horrifiés de découvrir le nom de leur association bien-aimée sur la liste noire, à côté du temple Solaire, et avaient tenté de remettre en cause la définition vague de secte du rapport Guyard et de prouver que leur groupe ne remplissait pas les critères sinistres d'une secte.

En 2003 je reçus une bourse

A ce point, j'étais prête à tester ma nouvelle hypothèse : que les nouvelles religions étaient entrées dans une ère de plus grande liberté religieuse et de tolérance publique depuis l'arrivée au pouvoir du nouveau gouvernement Chirac en 2002. Dans les journaux, les « dangers des sectes » avaient cédé la place à la « menace musulmane » post-11 septembre. L'inquiétude la plus pressante était de savoir comment intégrer les jeunes Musulmans dans la société française, en particulier depuis les attentats à la bombe contre des voitures au cours de l'été 2005. Mais était-ce une indication d'un environnement plus favorable en France pour les autres minorités religieuses ?

Pour mettre mon hypothèse à l'épreuve, j'ai interrogé beaucoup de dirigeants de nouveaux mouvements religieux : l'Eglise de Scientologie, le mouvement raélien en France, Invitation à la vie, Mahikari, Spiritual Human Yoga, Horus, Conscience de Krishna (ISKCON), Aumisme, Sahaja Yoga. J'ai aussi interrogé des universitaires, car il n'est pas facile pour une Nord-Américaine de saisir toutes les subtilités et les nuances de la politique sociale, du système judiciaire et des attitudes publiques qui font partie de la guerre anti-sectes en France.

Deux éminents spécialistes ont décrit des expériences qui illustrent la façon dont l'état refuse d'accepter les résultats de la recherche quand il s'agit des sectes. Ils m'ont donné des exemples typiques de la façon dont les chercheurs ont été exclus du processus de décision concernant la gestion des minorités religieuses en France. J'ai d'abord interrogé le Professeur émérite Antoine Faivre à la Sorbonne, historien distingué et spécialiste des mouvements ésotériques en Europe. Il m'a raconté comment il avait été arrêté et mis derrière les barreaux d'un commissariat de police pendant plusieurs heures, à cause d'un article académique qui critiquait les méthodes de recherche du rapport Guyard. Puis j'ai interrogé le Dr. Nathalie Luca, anthropologue et directeur de recherche du centre d'Etudes Interdisciplinaire des faits Religieux. Elle explique comment elle a pris part sur une base de volontariat à des réunions avec les ministres antisectes de l'Assemblée Nationale entre 1996 et 2005, travaillant avec deux présidents de la Miviludes, et comment elle a remis sa démission parce qu'elle avait trouvé que « l'attitude d'anti-sectisme » devenant plus militante, son point de vue de chercheur n'était pas respecté mais plutôt ignoré. Le président de la MIVILUDES répondit à sa lettre de démission en disant : « la MIVILUDES n'est pas un centre de recherches ».

J'ai élargi le champ de ma recherche pour inclure des minorités religieuses considérées comme des « religions immigrantes », qui ne figuraient pas sur la liste Guyard. J'ai rencontré Maître Dominique Kounkou, avocat, sociologue et pasteur d'une Eglise africaine, qui travaille avec Initiatives africaines. J'ai interrogé des Musulmans, des Témoins de Jéhovah, et le directeur des Sikhs en France, qui fut directement concerné par les protestations contre la loi sur les signes religieux ostentatoires, qui remet en cause le droit des hommes et des garçons sikhs de porter le turban en public.

J'ai interviewé Guy Canonici, président de la Fédération chrétienne des Témoins de Jéhovah de France, au siège de l'Eglise, qui occupe plusieurs bâtiments dans le village de Louvier. Cette église, qui compte environ 250 000 membres, est l'une des plus grandes minorités religieuses de France. L'Eglise s'est épanouie dans les régions protestantes après la Première guerre mondiale et parmi les immigrants polonais du Nord de la France, et devint en 1947 une association cultuelle sous le Premier Ministre Léon Blum. Plusieurs milliers de Témoins de Jéhovah ont été envoyés en prison à cause de leur refus d'effectuer leur service militaire, mais cela a pris fin en 1994.

Canonici m'a expliqué comment, après la publication du rapport Guyard, le fisc décida de taxer 60% des donations des Témoins de Jéhovah. Les Témoins protestèrent et firent appel devant la Cour de Cassation, puis devant le Conseil d'Etat (la plus haute instance administrative) et finalement à la Cour Européenne des Droits de l'Homme de Strasbourg en 2005. Parce que les Témoins avaient refusé de payer cette taxe, le fisc leur imposa une pénalité de 120% de toutes les donations reçues entre 1992 et 1996, ce qui se montait à 43 millions d'euros. Canonici se plaignit également que le fisc ait saisi toutes les propriétés des Témoins de Jéhovah en France, gelé leurs comptes et leurs avoirs bancaires et mis des scellés sur tous les bâtiments : un millier de Salles du Royaume, six lieux d'Assemblée et un Bethel.

Recherchant la « triangulation », j'avais espéré visiter les bureaux de l'UNADFI, la puissante organisation antisectes française, et interroger les hauts fonctionnaires de la Miviludes - mais j'ai découvert qu'ils n'étaient pas du tout réceptifs. Au pire, ils ne répondaient pas à mes coups de fil, et au mieux ils repoussaient l'organisation d'une rencontre jusqu'à ce qu'il soit l'heure pour moi de reprendre l'avion. J'ai eu l'impression qu'ils me connaissaient déjà, « une défenseure des sectes américaine », un soi-disant expert (auto-proclamé). Ou parce que j'avais récemment publié un livre « favorable » aux Raéliens ?

Ma décision


Au cours de mes recherches, j'ai été fascinée par la créativité dont font preuve les nouveaux mouvements religieux français pour survivre et se défendre. En tant que sociologue, ma mission est de demeurer objective et de ne pas prendre parti, mais je confesse que j'ai été stupéfaite de la laïcité antireligieuse militante que j'ai vue en France et de la pensée dominante, qui encourage les convictions mal informées et les attitudes intolérantes et empêche le débat.

Je me rappelle une conversation au cours de laquelle j'essayais de convaincre un charmant Français (que l'on venait de me présenter dans un bar) que les « sectes » n'étaient pas nécessairement nuisibles, que chacun avait le droit de choisir ses propres convictions. Nous étions entourés de buveurs de bière qui tendaient l'oreille et je déployais des trésors d'éloquence, heureuse de parler et sentant que je prenais le dessus dans la discussion, quand il s'est soudain écrié : « Je ne veux pas entendre ! » et a mis ses mains sur ses oreilles. C'est alors que j'ai décidé d'écrire un livre - pour ceux qui veulent entendre.

L'une de mes sources (qui préfère rester anonyme) a résumé mes sentiments ambivalents concernant la France par ces mots : « Vous devez comprendre, Madame. La France est un état policier. Mais c'est l'état policier où l'on vit le mieux au monde ! »