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© InconnuLe personnage de Jean-Jacques dans Cruising Bar, interprété par Michel Côté, représente un bon exemple de narcissisme pathologique.

Des millions de «narcissiques pathologiques» pourraient tous disparaître d'un seul coup en 2013. Pas parce qu'ils guériront ou qu'ils seront internés, ni même (malheureusement pour leurs proches) parce qu'ils deviendront plus faciles à vivre, mais plutôt parce que le narcissisme risque d'être exclu de la liste «officielle» des troubles de la personnalité. Ce qui crée d'ailleurs des remous dans le milieu de la psychologie.

Le narcissisme est, grosso modo, un trouble de la personnalité marqué par un ego démesuré et des idées de grandeur - en fantasmes ou dans les ambitions réelles -, un besoin d'être admiré et un manque d'empathie face aux autres. Typiquement, ce sont des personnalités flamboyantes, compétitives, très centrées sur elles-mêmes, et qui s'attendent à recevoir des traitements spéciaux sur la seule base de la valeur exceptionnelle qu'ils croient eux-mêmes avoir. Leur forte tendance à rechercher l'ascension sociale fait qu'on les retrouve souvent dans des postes de direction, parmi les artistes, les chefs politiques, etc.

«Dans un milieu de travail, ce sont souvent des gens très performants, [... mais] qui vont être très critiques des autres et qui peuvent avoir des remarques méprisantes dans des réunions d'équipe», illustre le psychologue de Québec Sébastien Bouchard, qui fait des troubles de la personnalité sa spécialité. Sur les écrans québécois, poursuit-il, le frère de Sophie Paquin, dans la télésérie du même nom, ainsi que le snob et superficiel Jean-Jacques dans Cruising Bar sont de bons exemples de narcissisme pathologique.

Bien que les estimations varient pour la peine, il s'agit d'un problème assez répandu, ajoute M. Bouchard, qui toucherait entre 1 et 6 % de la population, selon les études.

La «bible» de la maladie mentale

Or, une équipe de l'American Psychiatric Association chargée de réviser le Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders - la «bible» de la maladie mentale, en quelque sorte - propose maintenant d'abolir la moitié des 10 troubles de la personnalité actuellement reconnus, dont le narcissisme. Au lieu d'établir des diagnostics à l'aide de «catégories», il est maintenant proposé d'utiliser une série de «traits» de personnalité, au nombre de 37, qui seraient réunis sous cinq archétypes de personnalité pathologique. L'actuel «trouble narcissique» serait un amalgame de quatre de ces traits - soit le narcissisme, la manipulation, l'histrionisme et l'insensibilité (callousness).

Le travail de révision du DSM doit mener à la cinquième édition de ce manuel, le DSM-5 pour les intimes, prévue pour 2013.

Cette nouvelle façon de procéder, disent ses partisans, aurait ses avantages. «Fonctionner par trait permettrait sans doute des descriptions plus riches, plus raffinées, que des critères diagnostiques un peu statiques», prévoit Marc-Simon Drouin, chercheur en psychologie à l'UQAM. «[...] Le problème avec le DSM actuel, c'est qu'on ne peut que dire si quelqu'un a un trouble ou n'en a pas, et il n'y a que 10 troubles possibles. Alors, c'est assez restreint.»

Cependant, croit-il, ce serait une mauvaise idée que de retirer le narcissisme pathologique des grandes «catégories», car il s'agit d'une réalité indéniable. Et il n'est pas le seul de cet avis.

«Je suis passablement contre cette idée, et je la trouve un peu étrange parce que depuis une dizaine d'années, il y a un regain d'intérêt pour ces troubles-là. [...] Je pense qu'on en voit de plus en plus en clinique.»

Le narcissisme à la hausse

Une étude américaine parue en janvier dernier dans Social Psychology and Personality Science tend d'ailleurs à confirmer ses impressions. Depuis 1994, des chercheurs de l'Université South Alabama mesurent en continu les traits narcissiques d'étudiants du campus grâce à un test où l'on doit choisir parmi 40 paires d'affirmations contradictoires. Un score de 21 ou plus indique un narcissisme prononcé - mais pas nécessairement pathologique, notons-le. Et en 15 ans, la proportion d'étudiants ayant dépassé ce résultat s'est accru de 18 % à pas moins de 34 %.

«C'est de plus en plus fréquent parce que les enjeux narcissiques ont quelque chose à voir avec la réalité contemporaine, analyse M. Drouin. L'érosion du tissu social fait que les gens ont plus tendance à confondre les notions de droit et de désir.»

Même son de cloche du côté de M. Bouchard, qui croit lui aussi que l'approche par traits raffinera les diagnostics, mais pour qui l'abolition d'une catégorie aussi utile que le trouble narcissique doit être revue.

Non seulement est-ce une réalité, dit-il, mais le narcissisme vient souvent compliquer le traitement d'autres problèmes. Il est donc d'autant plus important de maintenir son «statut» de trouble de la personnalité à part entière.

Mais tout n'est pas encore joué, nuance M. Bouchard. L'American Psychiatric Association mène de vastes consultations auprès des cliniciens, et il est bien possible que devant un tollé, elle décide de faire marche arrière. S'ils sont menacés de disparition, les narcissiques n'ont donc pas encore dit leur dernier mot...

La lutte contre la honte

S'il est un problème de santé mentale qui n'attire pas la sympathie, c'est bien le narcissisme. Pas de solidarité, pas de pitié pour ces gros ego surreprésentés chez les batteurs de femmes et qui ne font même pas du bon matériel de film, contrairement aux psychopathes qui, eux, exercent une certaine fascination - voir «Lecter, Hannibal», «Myers, Michael», etc.

Mais bien qu'il existe des narcissiques purs et durs, qui ne sont mus que par un désir de domination et n'éprouvent pas le moindre sentiment pour autrui, beaucoup d'autres sont en fait des gens qui souffrent, rappelle Sébastien Bouchard, clinicien et chercheur en psychologie à la TELUQ. «Une autre vision plus empathique du narcissisme, c'est que c'est un mode de fonctionnement où l'on dépense énormément d'énergie pour lutter contre la honte. Ce sont des gens hypersensibles à tout ce qui ressemble à de la honte [...] qui ont souvent un vécu d'abus et d'humiliation dans leur jeunesse», explique-t-il. «Ce sont des gens généralement qui vieillissent mal et finissent seuls», chez qui l'alcoolisme et le suicide sont plus fréquents que la moyenne, ajoute-t-il.