Dow Chemical, BASF, Bayer, Monsanto, Dupont ... Ces géants de l'industrie chimique, à l'origine de nombreux cancers, fabriquent aussi les traitements pour ces mêmes maladies. Le documentaire « The Idiot Cycle » décortique ces liens. Rencontre avec la réalisatrice franco-hispano-canadienne Emmanuelle Schick-Garcia.

Le pire est à venir, craint la réalisatrice, alors que ces compagnies partent désormais à l'assaut des biotechnologies, nous rejouant le mythe du progrès déjà vendu avec le plastique...

Projeté dans de nombreux festivals, ce film autoproduit -et le site dédié- propose des actions en vue de limiter l'exposition aux produits cancérigènes. Rencontre avec une femme qui sait que chacun d'entre nous peut refuser de prendre part à ce cercle absurde.


Christelle Destombes : Qu'est-ce qui a déclenché ce travail ?

Emmanuelle Schick-Garcia : C'est le cancer de ma mère. Elle avait 49 ans, ne buvait pas, ne fumait pas, faisait du sport... A l'époque, j'étais à l'école de cinéma et ma sœur en médecine, elle est devenue docteure et j'ai fait ce film.

La moitié de mes amis ont perdu leurs parents d'un cancer et j'avais aussi dans mon entourage des amis atteints très jeunes : l'un est mort d'un cancer de la langue à 22 ans, l'autre d'un cancer à l'estomac... C'est ce qui a déclenché le film.

Pendant combien de temps avez-vous fait des recherches ?

Près de dix ans. Il y a sept ans, j'ai commencé à lire des études scientifiques, à vérifier qui les faisait et avec quel argent, qui finançait les associations et les universités... Les trois dernières années, j'ai vraiment plongé dans la préparation du film.

Au départ, je me suis préoccupée des causes du cancer, je n'ai pas commencé l'enquête en me disant : « Les gens qui produisent des cancérigènes sont les mêmes que ceux qui font les traitements, et c'est la raison pour laquelle on ne nous parle pas des causes du cancer. »

On dit toujours qu'il y a d'énormes doutes sur les causes des cancers, alors que 15% seulement sont héréditaires. Et il y a une grande confusion chez les gens : « mutation génétique » ne signifie pas « héréditaire », elle peut être induite par le fait de respirer du benzène et transmise à un enfant sans que ce soit héréditaire. Idem pour les dioxines, qui passent la barrière du fœtus. Mais les docteurs sont là pour traiter la maladie, ils n'abordent pas les causes du cancer.

Vous pensez qu'il n'y a pas assez de recherches scientifiques ?

En 1998, on répertoriait 18 millions de produits chimiques, pas forcément commercialisés. Aujourd'hui, il y en a 50 millions dont 100 000 utilisés quotidiennement. Ne pas faire de tests sur ces produits carcinogènes n'a aucun sens. Faire de vraies études sur ces produits prend trois ans et coûte 2 millions de dollars...

Ce n'est rien comparé au coût payé par la société pour nettoyer, dépolluer et traiter les gens qui ont des cancers ! Mais ce n'est pas intéressant pour les hommes d'affaires.

En France, la compagnie qui a produit l'amiante est aussi celle qui dépollue : ils sont gagnants économiquement et, de plus, ils ressemblent à des héros parce qu'ils trouvent une solution à un problème qu'ils ont posé... Pour le film, on a rencontré la fondation Ramazzini, le seul laboratoire au monde à faire des tests extrêmement pointus.

Ils attendent la fin de vie du rat, contrairement à d'autres qui tuent les rats à l'âge de 3 ans. Ils regardent tous les organes, pas seulement le foie ou le cerveau. Et ils sont indépendants, financés par les citoyens. Les compagnies sont poussées par la compétition, elles veulent être les premières sur les marchés, les premières à breveter... D'où leur peu d'intérêt pour les études. Les gouvernements devraient imposer des tests de trois ans.

Vous dénoncez également le lobbying exercé par les industriels dans votre film...

En 1971, le ministère de la Justice américain a dit aux industriels qu'il fallait qu'ils agissent avant que l'opinion publique ne se tourne contre eux. Il y avait la guerre du Vietnam, la Corée et Dow Chemical fabriquait des armes pour le gouvernement américain, gérait l'extension d'une centrale nucléaire à Rocky Flat... Cet homme a indiqué quels leviers d'opinion utiliser : chercheurs, journalistes, académiciens.

On voit ce que ça donne : les universités financées par ces compagnies, les chercheurs consultants dans les entreprises, les journalistes qui copient les communiqués de presse mot pour mot. C'est une telle corruption invisible, car tout le monde a l'impression de vivre dans une démocratie, mais il y a de réels conflits d'intérêt et il faut décoder l'information.

Le lobbying qui se fait à Bruxelles participe du même schéma ; avant, il y avait 27 Etats, c'était vraiment démocratique. Maintenant, une personne décide pour le continent. Les lobbyistes ne mettent la pression que sur une ou deux personnes, c'est beaucoup plus intéressant pour eux, y compris financièrement.

Vous avez essayé de rencontrer les industriels...

On a beaucoup parlé aux porte-parole d'associations dont les compagnies sont membres. Pour le reste, ils ont refusé les demandes d'interview... Ils ont leurs journalistes préférés, leurs émissions de télé préférées où ils savent qu'ils ne seront pas inquiétés.

Nous avons interviewé Chantal Jouanno, ministre du gouvernement Fillon, mais on ne l'a pas mise dans le film, car les politiciens disent toujours la même chose : « Si on voit un problème, on va agir. » Mais il fallait agir il y a vingt ans !

Et c'est difficile pour les élus : les hommes politiques de gauche comme de droite sont subventionnés par des hommes d'affaires. Surtout au Canada et aux Etats-Unis, où leur soutien est nécessaire pour faire une campagne électorale et être élus.

Vous êtes engagée personnellement ?

Depuis petite. Un des amis de mon père était le fondateur de Greenpeace, Bob Hunter, mort d'un cancer justement. J'ai grandi à Vancouver dans une ambiance très engagée : il y avait Greenpeace, Adbusters, SeaS hepherd. Même à l'école, les professeurs nous parlaient de pollution.

La première manif que j'ai faite, j'avais 11 ans, c'était contre McDonald qui utilisait des polystyrènes extrudés (styrofoam).

Ensuite, j'ai ramassé des feuilles chez mes voisins pour envoyer de l'argent contre la déforestation en Amazonie... Mais je me suis aperçue que les associations pouvaient prendre de l'argent sale ou se dévoyer en vendant des objets (WWF met son logo sur des casseroles ! ), alors j'ai préféré m'éloigner et rester indépendante. Et changer moi-même ma façon de vivre, mes amis et focaliser mes moyens sur des films qui sont complètement indépendants.

Et au quotidien ?

Je n'ai plus de voiture depuis six ans, je n'ai plus de télé, je mange bio, je ne porte pas de maquillage, je ne bois pas de café... On pense que ce sont de grands changements, mais en fait c'est juste une modification des habitudes inculquées par la publicité. Consommer tous ces trucs ne nous rend pas plus heureux. C'est plus important de réfléchir à ses choix, chacun à son niveau : est-ce que j'ai vraiment besoin d'une grande maison à deux heures de distance de mon travail ?

Vous êtes pessimiste après ce documentaire ?

Un peu, les choses sont pires que ce que je pensais. En même temps, je suis optimiste : j'ai fait des changements, je veux faire des choses pour l'avenir, pour que d'autres personnes n'aient pas le cancer à 22 ans. Après tout, perdre une voiture, on ne s'en rend plus compte au bout d'une semaine. Alors que les personnes qu'on aime et qu'on a perdues, on y pense tous les jours. Il faut rétablir le sens des priorités.

Depuis que le film est sorti, je rencontre beaucoup de gens exceptionnels, qui font des choses dans leur village, qui dépensent leur temps et leur énergie, et ça me rassure. Ils n'ont pas besoin d'être applaudis comme Bill Gates, d'avoir leur photo dans le journal, ils le font pour les gens qu'ils aiment, leurs voisins, leur famille. C'est de ces gens-là dont on devrait parler.

Un jour j'ai rencontré une grand-mère de 83 ans qui, après avoir vu un film sur les produits ménagers, était retournée à sa façon traditionnelle de faire : couper de la lavande, la mettre en sachets. Elle avait arrêté d'acheter des lessives au supermarché. A son âge, elle est encore curieuse, intéressée et elle agit. Franchement, n'importe qui peut le faire, plutôt que de se préoccuper du shopping du jour.

En partenariat avec Minorités