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En France, vice-championne du monde en étalement urbain, 26 mètres carrés de terres fertiles disparaissent chaque seconde. Et les terres cultivées sont pour la plupart dégradées par le mariage de la mécanique et du chimique de l'agriculture moderne. Mais de plus en plus d'agriculteurs retrouvent le respect des sols et sortent du carcan idéologique de l'agriculture intensive.

Cela fait près de quatre-vingts ans qu'aux États-Unis l'alerte a été donnée, et à peu près comprise : les sols, trop travaillés, finissent en général par s'en aller. Dans les années trente, celles de la Crise, des millions de fermiers américains et canadiens durent abandonner leurs parcelles transformées en désert.

La terre si fertile s'était transformée en nuages de poussières, délogeant les buissons qui, soumis au vent, roulaient comme des boules. Ce Dust bowl, image argentique (John Ford, Dorothea Lange) et littéraire (Steinbeck, Sprinsgteen) de la Grande Dépression, fut un désastre humain et économique : les États-Unis durent acheter du blé à Staline.

Encore présenté comme la conséquence d'une renverse climatique, d'un assèchement brutal du climat des Grandes plaines, le Dust Bowl fut en réalité le résultat du labourage trop profond et trop fréquent d'une terre qui ne pouvait le supporter. Les Indiens se contentaient de fouir durant leur camp d'été, les blancs labourèrent.

Depuis, les fermiers US font attention. Ils enfoncent le soc moins que chez nous. Les Brésiliens aussi : le soja OGM est « sans labour » et même « semis sous couvert ». L'agroécologie est parfois facétieuse.


Commentaire : Pour le moins... Surtout en parlant d'agroécologie et d'OGM.


L'oublié de l'agriculture moderne

Chez nous, justement, il a fallu attendre un peu plus longtemps, le début des années 1990, pour qu'enfin l'on parle des sols, par la voix des époux Bourguignon, en rupture d'Inra.

Depuis la fin de la Guerre, la hausse phénoménale des rendements permis par le mariage de la mécanique et du chimique a aveuglé le monde agricole tout en le sortant de la misère et de la marginalisation sociale. Résumée à quelques nutriments que l'industrie sait fabriquer plus vite que l'écosystème-sol, la nutrition des plantes a pu se passer de celui-ci.

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Considéré comme un simple crumble tenant droit les tiges, le sol a pu être maltraité sans que peu ne s'en émeuvent. Labours profonds, sols nus entre les récoltes, engrais en perfusion : non seulement les terres sont parties à vau-l'eau, s'érodant et se ravinant sous la pluie et le soleil, mais elles ont aussi perdu beaucoup de leur matière organique.

Parce que les lombrics et les champignons symbiotiques des plantes, maîtres (avec les bactéries) du réseau de décomposeurs et de transformateurs de la matière organique en éléments minéraux fondamentaux, ont été court-circuités et abîmés.

La redécouverte de son importance fondamentale

Aujourd'hui, la recherche française redécouvre l'eau tiède en se penchant à nouveau sur les sols. La publication en 2005 du Millenium Assessment l'avait il est vrai beaucoup perturbé : mais oui, sans les sols, il n'y a pas d'alimentation possible... et un sol maltraité finit sur la route, ne filtre plus la pollution, ne retient pas l'eau, ne capte plus de carbone, ne peut plus nourrir plantes et arbres. La perte des multiples services qu'il nous offre se chiffre en dizaine de milliards chaque année.

Et l'on en a perdu ! Le taux de matière organique moyen des sols français a été divisé par deux ou trois selon les régions. Les sols picards et bretons sont dans un état alarmant : la vie qui s'y trouve souffre plus qu'ailleurs. Les lombrics y sont dix à vingt fois moins nombreux que dans une prairie, les champignons sont trop discrets.

Pour autant, ces sols ne sont pas « morts », comme le disent volontiers les apôtres du catastrophisme. Dans notre pays, aucun sol n'est exempt de formes de vie, pas même un sol gavé de métaux lourds ou une terre à blé. Mais beaucoup, déstructurés, auraient besoin de temps pour reconstituer leur matière organique, et se reconstituer tout court.

Les sols "morts" à jamais sont les sols bétonnés

Beaucoup aussi n'existent tout simplement plus, car la France, vice-championne du monde en étalement urbain, derrière les États-Unis, les a recouverts de béton, de macadam, de maison, de rocades, de ronds-points... de fermes ou de gazon-thuya ce qui, vis-à-vis de l'eau et de la biodiversité, revient à peu près au même.

Les sols morts, ce sont ceux-là, car autant la terre poussiéreuse de la Beauce pourrait redevenir bien vivante si on lui fichait un peu la paix durant une dizaine d'années, autant une terre sous un parking a peu de chances de redonner à nouveau des fleurs.

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© WikipediaAutoroute à Gonesse
Avec 26 m 2 de terres fertiles qui disparaissent chaque seconde, l'étalement urbain est, avec la systématisation du trio labour profond/sol nu/pulvérisations, la plus grande menace pesant sur la « Terre de France », comme on disait au service militaire.

Que faire ?

Les chercheurs cherchent et se rendent compte que la réponse, bien étayée par la théorie, se trouve entre les mains des agriculteurs. Or, et c'est formidable, des marginaux de plus en plus nombreux s'essaient à moins travailler leur sol. Non par conviction « bio », mais avant tout par un calcul économique : le tracteur, les pesticides et les engrais, ça coûte de plus en plus cher.

Le seul fait de moins labourer, moins profond, divise par deux la facture de gasoil et par trois la puissance demandée au tracteur. Mais sans labours, ou presque, la terre se couvre d'adventices.

Alors l'agriculteur pulvérise, tout en cultivant des plantes de couverture entre les rangs des cultures de vente, et en rotation entre celles-ci. Il pratique ainsi un « semis direct sous couvert » qui fait de l'ombre aux mauvaises herbes, favorise les champignons, entretient le sol et... apporte, après fauchage ou écrasement, la matière organique aux décomposeurs.

Préserver le sol : un atout écologique et économique

Pas militants, ces agriculteurs sont des productivistes assumés qui ont redécouvert le sol par un calcul économique, et se sont dit en le regardant qu'ils pouvaient peut-être faire autrement. Par exemple en replantant des arbres ou des haies, après avoir constaté que la parcelle était partie sur la départementale pendant l'orage.

Beaucoup de ces agriculteurs « différents » redécouvrent aussi... le fumier, engrais organique hors pair, qui, bien étalé en boudin (on dit en andain) et régulièrement retourné, donne un compost remarquable.

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© zdenet / CC0 Public Domain
Tous reconnaissent, comme les agronomes et les pédologues (spécialistes de l'étude des sols, ndlr), qu'on ne fait pas mieux qu'une prairie : le sol y est dans un état quasi-forestier, c'est-à-dire poche du Graal agronomique. Or, une prairie, ce sont des vaches, et les vaches, ce sont des éleveurs dont les revenus dépendent de nous. Acheter - mesurément - de la viande et du lait, c'est aussi soutenir une agriculture au sol.

Une révolution agricole est en gestation. Comme leurs pères et grands-pères des lendemains de la guerre qui avaient dû affronter la majorité immuable pour imposer l'agriculture « conventionnelle », les agriculteurs-au-sol d'aujourd'hui, peu nombreux, peu soutenus, mal formés, sont en train de se regrouper pour s'épauler et apprendre.

La nouvelle loi d'orientation agricole se promet de les aider. Les sols iront mieux. Si tant est que l'on mette un terme à l'étalement urbain. Mais sans une révolution foncière, en France, on n'y arrivera pas, or, cela suppose une réforme profonde du droit et de la notion même de propriété, héritée de la Révolution. Comment sortir de la pathologie française de la possession, c'est un autre billet...